Le motivateur

Impeccable dans son complet-veston gris-bleu satiné, il s’est amené devant nous, a joint les mains devant son visage dans une attitude d’extrême concentration, puis, au bout de quelques secondes, il s’est lancé.

J’allais assister à la plus caricaturale des séances de motivation que j’eusse pu imaginer. Pensez aux preachers américains, pensez à Chose Brunet, au jovialiste André Moreau, aux séances de motivation Walmart, mais avec une touche de théâtre, parce que le Señor Ipanaqué est aussi acteur et Poeta de los Andes autoproclamé. Rien que ça.

Tour à tour drôle ou dramatique, il passait du ton susurrant de la confidence à des tirades lancées soudain d’une voix de tonnerre sans aucune raison autre que celle de faire faire une crise cardiaque à son auditoire. Ou de réveiller les endormis. Pis si tu éprouves le besoin de réveiller les endormis, Chose, pose-toi des questions sur la teneur de ton discours.

En tout cas.

Il a parlé de l’enfant qui sommeille en chacun de nous, de la confiance en soi, qui naît ou meurt en fonction de ce que nos parents nous ont dit et répété… Il a été jusqu’à se mettre à quatre pattes pour illustrer son propos.

Jusque-là, je l’ai trouvé divertissant, parfois même intéressant, bien que tellement caricatural que je me suis souvent retenue d’éclater de rire.

Mes collègues buvaient ses paroles.

C’est quand il nous a demandé de fermer les yeux et de nous dire à nous-mêmes que nous étions des gagnants, des triunfadorrrrres, et que nous pouvions, si nous le voulions vraiment, atteindre tous nos buts et vaincre tous les obstacles, que j’ai commencé à finir de décrocher.

Ce genre de discours m’a toujours hérissée. Il me semble que, si c’était aussi facile, ça se saurait.

Ça fait que je n’ai jamais été capable de fermer les yeux. La tête baissée et la main en visière sur le front comme quand je trichais aux examens de math du secondaire, j’observais mes collègues par en-dessous, tous dociles, attentifs, obéissants. J’ai été tentée de regarder le bonhomme en pleine face, mais qu’est-ce que ça aurait donné? Eurien. Alors j’ai continué de l’épier pendant qu’il pérorait, bien trop occupé par son discours pour se rendre compte de ma rébellion.

Quand il nous a tous fait lever et exhortés à hurler: YO PUEDO! (Je peux), SOY UN GAÑADOR! (Je suis un gagnant) en sautillant, le poing en l’air comme dans la pub de la famille Schiller, j’en ai profité pour m’éclipser.

J’ai fait ça chaque fois que ça commençait à chauffer: je filais en douce vers les toilettes (providentiellement situées au rez-de-chaussée alors que nous étions au troisième étage) en espérant que personne ne me remarque. Évidemment, tout le monde a très bien vu mon petit manège, d’autant plus que, chaque fois, je m’enfargeais dans une chaise ou j’échappais ma bouteille d’eau (je suis la reine de la discrétion). Mais personne n’a rien dit. Même Don Edwin.

Il m’a fait penser au personnage de l’auteur de radionovelas dans le roman de Vargas LLosa La_Tante_Julia_et_le_Scribouillard. Un acteur déchu empêtré dans ses vieux patterns, qui joue encore comme dans les films muets, avec des attitudes tellement énormes que, si on les appliquait au moment de parler en public comme il nous le conseille, on finirait vite fait à l’hôpital psychiatrique.

Mais. Maismaismais. Il nous a aussi fait faire quelques dinámicas, dont l’une où il fallait se mettre deux à deux et se donner l’accolade, corazón a corazón (coeur contre coeur), donc gauche contre gauche, ce qui va complètement à l’encontre des habitudes péruviennes, où on se fait la bise sur la joue droite. Avec ça, il fallait se dire mutuellement en se pointant du doigt (chose que ma mère m’a toujours interdit de faire parce que c’est pas poli): TÚ ERES UN GAÑADOR! UN TRIUNFADOR!

Ben oui, toi.

J’étais prise au piège, pognée en face de mon collègue Edgar, qui avait l’air aussi mal à l’aise que moi. On avait tous les deux le regard d’une souris au moment où elle réalise qu’elle n’aurait donc pas dû toucher à ce morceau de pain. Plus moyen de m’esquiver. J’ai pensé mourir, mais il faut croire que mon heure n’était pas venue.

J’ai fait un effort surhumain pour rester là, et j’ai commencé à dire à mon collègue non pas qu’il est un triunfador (ça, c’était nettement au-dessus de mes forces), mais juste les qualités que je lui trouvais.

Ce qui s’est passé, c’est que personne n’a prononcé ces paroles absurdes. On s’est juste mis à se dire tout le bien qu’on pensait les uns des autres. Hé. Ça et les gros câlins, ça a mis tout le monde dans un état d’émotivité qu’on observe rarement dans des réunions d’équipe, disons.

À la fin, le taux de personnes soudainement aux prises avec le rhume des foins a atteint un sommet.

Au souper, après cette journée de fous, on a bien rigolé au sujet de mes disparitions soudaines. Mes collègues ont voulu savoir ce qui me dérangeait du discours de Don Edwin, et, pour leur expliquer, je me suis mise à l’imiter comme je sais si bien faire. Tout le monde était mort de rire quand soudain Don Edwin s’est matérialisé derrière moi. Oui, oui, lui en personne.

J’ai dû rougir comme une ado prise en flagrant délit de tricher aux examens de math. Mes collègues étaient partagés entre le rire et le malaise. Arf, j’ai dit, on ne se reverra jamais, lui et moi. Et puis je l’ai si bien imité que, s’il a un peu d’humour, ça va faire plaisir à son gros ego.

De toute façon, il peut penser ce qu’il voudra, je m’en fiche complètement.

J’ai appris aujourd’hui qu’il est conseiller provincial (la structure politique et administrative du Pérou reste pour moi un mystère, mébon, c’est un élu), et qu’il est soupçonné de s’être approprié de l’argent de donaciones.

Ça ne m’étonne tellement pas. Dès que je l’ai vu, je lui ai trouvé un air pas net.

Il vient de m’inviter à devenir son amie sur Facebook.

Heu… non?

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