Crevée comme j’étais en arrivant à Gaspé, je n’ai pas voulu me casser le bicycle, comme on dit. J’ai brièvement arpenté la rue principale (baptisée rue de la Reine et ne me demandez pas pourquoi), et j’ai fini par me résoudre à entrer au Brise-bise, dont la terrasse débordait jusque sur le trottoir. Une quinzaine de personnes attendaient une place. Personnellement, c’est contre ma religion de faire la queue pour entrer dans un resto. C’est là que la personne seule a un avantage: elle est seule! La jeune hôtesse m’a expédiée au bar, où j’ai réussi à m’insérer entre un couple de locaux qui connaissaient la barmaid par son petit nom et deux chums qui se racontaient la dernière fois qu’ils avaient été arrêtés par la police alors qu’ils avaient bu.
J’ai demandé une bière du Naufrageur, une bavette à point et le mot de passe du wi-fi.
Le couple parti, un monsieur qui ressemblait à Victor Lévy Beaulieu s’est installé en laissant, comme il se doit, une place vide entre lui et moi. Il a demandé la carte des bières. Il y a 16 pompes, dont je ne sais combien de brasseries locales. Il a commandé une pinte de Coors Light.
Ben coudon.
La jeune serveuse était tellement efficace qu’elle m’étourdissait.
Ma bavette était bonne – cuite juste ce qu’il fallait -, les frites aussi, la salade fraîche. Pas le repas du siècle, mébon, vraiment pas le pire non plus.
Le tour de l’île
Aujourd’hui, avec William, on a fait le tour de l’île Bonaventure, d’abord en bateau, puis à pied. Ma légendaire prévoyance et moi, nous avions apporté anorak et lainage en nous disant qu’il ferait peut-être froid et pluie, vu les prévisions de la météo. Mais comme le ciel et la température défiaient une fois de plus cette science inexacte, j’ai dit merci quand même à ma prévoyance et laissé tout ça au bureau d’accueil. J’ai eu si chaud pendant la première moitié du trajet que j’ai vraiment remis en question, pendant un moment, l’idée de retourner au Bénin, fût-ce pour deux mois. (Quoi? Je ne vous l’ai pas dit? Ben oui, en septembre. Mais c’est une autre histoire.) Au retour, on a attrapé un orage qui nous est arrivé dessus sans prévenir, si bien que j’ai fait l’aller et le retour trempée, mais pas pour les mêmes raisons. Heureusement, le soleil est vite revenu et, grâce à ces fabuleux textiles qui sèchent en un rien de temps, je ne suis pas morte de froid dans le bateau du retour. Et de toute façon, eussé-je eu mon imper, j’aurais tellement sué dedans que j’aurais fini par l’enlever. CQFD.
Les fous de Bassan
Ils plongent en piqué à une vitesse supersonique et ressortent de l’eau sans jamais rien dans le bec. C’est qu’ils assomment les poissons par la dureté du choc qu’ils produisent, puis ils les avalent sous l’eau. Wikipédia nous affirme que c’est en raison de cette pêche apparemment vaine que les marins les ont traités de fous. Mais au vu de leurs comportements sur terre, qui ont toutes les apparences d’un paquet de désordres mentaux bien documentés, je pense que Wiki a fait un peu court.
D’abord, ils se marient pour la vie et reviennent année après année dans le même nid, qui n’est rien de plus qu’une vague saillie dans le sol nu, probablement créée par des années d’accumulation de guano. D’ailleurs, l’odeur, je ne vous dis pas. On s’approche de la dépendance affective.
Ils n’ont qu’un petit par an. Si ce dernier a le malheur de «tomber» du nid (juste une petite dégringolade de quelques centimètres), il est kaput, ses parents ne s’en occupent plus et il crève là, à portée de bec de ces deux imbéciles. Compte tenu de la maladresse extrême avec laquelle les fous de Bassan se posent (on dirait mieux «s’écrasent») sur le sol, on s’étonne que de telles dégringolades de bébés ne surviennent pas plus souvent. Négligence parentale, trouble de l’attachement, déficit d’attention, troubles psychomoteurs.
Les deux parents se relaient pour aller quérir la pitance de leur rejeton, qui est si laid à la naissance que, finalement, on peut les comprendre de le laisser tomber à la première occasion. Là, je n’ai pas de diagnostic clair.
Quand le mâle rentre au nid, il a l’amabilité de signaler son retour par une violente attaque de la femelle, un peu comme un mari ivrogne et soupçonneux qui lui reprocherait d’être allée avec tous les voisins (qui sont nombreux). Il lui mord le cou par derrière, ce à quoi elle répond par des gestes de soumission que je préfère ne pas décrire.
À noter que le fou de Bassan est un oiseau extrêmement territorial, ce qui ne l’empêche pas de nicher dans l’équivalent du camping de Sainte-Madeleine. Si ça ne frise pas la schizophrénie, je veux bien qu’on me dise ce que c’est. Tsé, si t’es pas capable d’endurer tes voisins, t’es pas obligé de vivre dans un condo.
J’dis ça, j’dis rien, hein.
En tout cas.
William
Nous nous sommes laissés, mon très cher William et moi, dans le stationnement de la compagnie de bateaux. Nous avions tous les deux le coeur gros. Une grosse accolade, pas beaucoup de mots.
On a passé une maudite belle semaine. On a ri, on a regardé la mer sans rien dire, on a dit des conneries, on a parlé de choses sérieuses et pas sérieuses, on a cuisiné, on s’est régalés, on a marché, on s’est foutu la paix ou on l’a savourée ensemble.
Il nourrit une affection immodérée pour ses trois chattes pas de poil (des rex de Cornouailles). L’une d’elles, P’tite fille, fait pipi partout. Je pense qu’elle a pissé sur mes sandales. Ou sur quelque chose. Bref, ça sent le pipi de chat dans ma chambre.
En tout cas.
Sur la route vers Gaspé, je me suis arrêtée saluer Gérard et Catherine, de Gaspésie sauvage, ces deux extraordinaires personnes sur qui j’ai écrit ce reportage il y a deux ans. Ils ont été d’une gentillesse extrême, m’ont montré leurs projets (ils n’arrêtent pas), je les admire et je les aime. J’en reparlerai.
Gaspé
Là, j’écris d’un motel tellement anonyme qu’il en est reconnaissable. La connexion internet est si aléatoire que je pense que j’ai plus de chances de gagner le gros lot à la 6-49 (même si je n’achète jamais de billet) que d’envoyer ce texte sans encombre, mais bon, mon optimisme m’a bien servie jusqu’ici, soyons fous.
Le motel est au bord de la 132, à 4 km du centre-ville de Gaspé. Comme La Malbaie, Rimouski, Alma ou de dis-le-nom-d’-une-ville, Gaspé est une ville laide. Un centre commercial hideux donne sur le bassin du Sud-Ouest, au bord duquel la route 132 a été construite à grands renforts de remblayage, si bien que les habitants n’ont plus accès à l’eau que par une étroite promenade en contrebas, avec en fond sonore le bruit des voitures et des camions qui y circulent en permanence.
On l’a-tu, l’affaire.<