Randonnée

Kapetaniana est un paradis pour randonneurs. Des sentiers partent dans tous les sens, plus ou moins difficiles, plus ou moins (mais plûtôt plus que moins) balisés. On a croisé un groupe d’Allemands dûment pourvus de tout l’équipement du parfait randonneur: bâtons de marche, chapeau Tilley, bottines de kevlar (OK, j’exagère), habits de lycra et de goretex, lunettes miroirs polarisées, sac à dos à poches multiples, gourde… ils se déplacent dans un cliquetis de bâtons qui nous fait toujours rire. 

En tout cas. 

Hier, nous avons fait une agréable balade dans une petite gorge. Un truc simple, en sandales, c’est vous dire. En chemin, nous avons rencontré cinq chevaux en pacage qui sont venus à nous tout bonnement après que je les ai sifflés, qui nous ont fait des saluts amicaux à grands coups de museau et qui sont repartis à leur petite affaire après avoir constaté qu’on voulait juste des àselfies. Au fond de la gorge coulait un filet d’eau dans lequel frétillaient des centaines (des milliers?) de têtards minuscules. La vue sur la mer et le petit village en bas là-bas était magnifique, le silence assourdissant, c’était superbe, pas trop fatigant, la madame était contente.

Enhardis par ce succès, nous avons formé le projet d’aller ce matin voir un ancien monastère creusé à même le roc dans une falaise près de la mer, puis, de là, de pousser jusqu’à une tombe minoenne, voire jusqu’au village suivant – une affaire de trois kilomètres, six aller-retour, a walk in the park, comme on dit. La carte que nous avait prêtée Iphigenia montrait bien un sentier, mais elle indiquait aussi que ce dernier n’était ni balisé ni facile à trouver. Nous sommes partis en amateurs, comme de raison: tard, avec pas de carte, en short. 

Je ne vous dis pas la route pour se rendre là. En terre battue, large comme un chemin de tracteur, avec d’un bord la montagne et de l’autre le précipice pas de garde-fou, l’accotement (quel accotement?) rongé par l’érosion et des virages à 180 degrés que t’as l’impression que l’auto ne peut pas tourner assez pour les prendre. 

En tout cas. 

On est arrivés sains et saufs à ce village d’une quinzaine de maisons.

Il était bien 10h quand nous avons visité le monastère, observé ses fresques naïves, exploré les cellules des moines creusées dans le roc. Puis on a cherché le sentier, qu’un écriteau discret désigne vaguement. Marche, marche, on arrive à ce qui ressemble à un sentier qui n’a pas été utilisé depuis des lustres, tout hérissé de buissons épineux. En short, impossible de passer là sans s’écorcher vif comme le fut saint Tite, dit-on, par les Turcs à Héraclion. La preuve: 

Nous avons donc renoncé et rebroussé chemin pour finir à la plage. 

Que voulez-vous.

Après, nous nous sommes arrêtés au seul magasin du village, que la dame a ouvert pour nous. Dans notre grec rudimentaire, nous avons demandé des olives, du fromage, du vin. Le vin est le sien, contenu dans une bouteille d’eau recyclée, 2,50€ pour un litre et demi. C’est un vin doré et doux comme un muscat. Elle nous a offert les olives (aussi les siennes), en nous recommandant de les mettre dans l’eau (sa fille a traduit). Et elle nous a coupé un bout de fromage de brebis qui est aussi probablement le sien. Avec une tomate et un paquet de biscottes, nous étions parés pour l’apéro. 

Encore a-t-il fallu remonter ce chemin vertigineux, qui m’arrache de petits cris de frayeur à chaque virage.

Arrivés à notre gîte, je me suis rendu compte que j’avais laissé mon maillot de bain et mon pagne préféré en bas là-bas. Ben, ils vont rester là.

Entre ciel et terre et mer

Nous avons quitté Pitsidia ce matin sans nous presser, direction Kapetaniana, un village de montagne qui fait partie des recommandations de Chryssa (que nous ne remercierons jamais assez). C’est un village accroché aux flancs du mont Asteroussia, d’où l’on a une vue époustraordispectacuflante (je suis obligée d’inventer des superlatifs, s’cusez) sur la mer de Libye, tout en bas, dont la fin se confond avec le ciel dans un infini camaïeu de bleu.

La route pour monter ici fait des virages de fou, des tours sur elle-même, et nous donne à voir, d’un côté, la vallée fertile plantée d’oliviers, de vignes et d’orangers (ai-je parlé du parfum des fleurs d’oranger? Il vous happe, vous poursuit, vous ennivre, je crois que je vais m’asperger d’eau de fleur d’oranger pour le reste de mes jours, tous seront OBLIGÉS de m’aimer). D’un côté, donc, la vallée. De l’autre, la montagne constellée de thym sauvage, qui embaume aussi. Devant, cette route impossible. Partout, des brebis et des chèvres qui broutent le thym (imaginez un peu le goût de cette viande!). Quand on s’arrête pour admirer le paysage, on n’entend que le vent et les sonnailles des brebis. Ah, et le bourdonnement des abeilles. Des millions d’abeilles butinent les milliards de fleurs sauvages ou cultivées qui constellent la campagne et la ville et les villages. Je n’ai jamais vu autant de fleurs. Je me répète, je sais. En tout cas, si vous songez à aller un jour en Grèce, allez-y en avril.

Nous logeons dans un petit gîte de trois chambres ouvert par un couple d’Autrichiens, Gunnar et Louisa, que nous n’aurons pas le plaisir de rencontrer parce qu’ils sont justement en Autriche en ce moment. En leur absence, c’est leur belle-fille, Iphigenia, qui nous a accueillis. Elle est d’une beauté transcendante, comme beaucoup de jeunes femmes en Crète. Cheveux très noirs, nez de princesse minoenne, pommettes saillantes, yeux de vierge byzantine, sourire à faire fondre un iceberg, gentillesse constante. Elle parle un anglais charmant, avec cet accent roucoulant auquel nul ne peut résister.

De la terrasse où j’écris, nous assistons aux prouesses des hirondelles dans le jour déclinant. Une vieille femme passe dans la sente en contrebas, nous sourit de ses quatre dents et appelle ses brebis, qui accourent en bêlant et en sonnant de toutes leurs cloches. La retsina est fraîche, le ciel un peu voilé sur la mer.

Mon idée du bonheur.

Le bout du monde

C’est ce que Chryssa a écrit sur la carte où elle nous a signalé, entre autres endroits, celui où nous avons dormi avant-hier. Ça s’appelle Agio Ioannis (Saint-Jean). Il y a déja eu ici un village – plutôt un hameau -, mais il n’en reste plus que des ruines et des maisons abandonnées, hormis une poignée, six ou sept peut-être, où persistent à vivre quelques vieilles et moins vieilles personnes, qui espèrent garder l’endroit vivant. Il y a aussi bien sûr une petite église, soignée comme un joyau. Et puis il y a la pension Alonia, tenue par Antonis et Ana. Antonis est né ici, dans ce hameau qui, à l’époque, comptait une quarantaine d’âmes. 

Pour arriver ici à partir d’Héraklion, si on veut faire vite (ou presque), on prend l’autoroute le long de la côte nord de l’île, vers l’ouest. Comme les plus belles plages se trouvent de ce côté, le littoral est défiguré par les hôtels de luxe, de moins luxe ou de pas de luxe. Dans tous les cas, c’est triste et laid, on peut passer sans s’arrêter.

Et puis on quitte l’autoroute, on prend des chemins invraisemblables, à peine carrossables, qui traversent des terres de roches cultivées depuis l’Antiquité et même la préhistoire. On se demande si on aboutira enfin quelque part. Et oui. On arrive chez Antonis et Ana. Ils élèvent des moutons, font leur fromage et leur yaourt de brebis, récoltent un miel de thym à se damner, et ils ont sept ou huit chambres à louer.

Ils ont commencé tout doucement – enfin, c’est même le père d’Antonis qui a commencé ça, presque malgré lui, parce qu’un prof qui randonnait par là lui a demandé s’il ne pourrait pas recevoir une quinzaine d’élèves pour un week-end. Dans ce hameau agonisant, où il n’y a que des oliviers plusieurs fois centenaires et des moutons, c’était une façon d’améliorer l’ordinaire. Un dortoir dans une dépendance a fait l’affaire pendant quelque temps. Puis le mot s’est passé, les clients se sont faits de plus en plus nombreux. Antonis a donc construit un pavillon, puis un autre, et encore un autre, de petits bâtiments de pierre de deux chambres chacun, en harmonie avec le paysage et l’architecture traditionnelle. 

Antonis parle un peu anglais, assez pour que je lui pose mille questions auxquelles il a répondu avec une gentillesse infinie. son sourire, son regard, sa poignée de main parlent pour lui. Hier, j’ai assisté à la tonte des brebis, une tonte sommaire faite seulement pour dégager les pis en prévision de la traite. On fera une tonte intégrale plus tard, en juillet. De toute façon, on jette la laine au feu, parce que plus personne ne s’en sert. Il y avait là cinq ou six hommes, dont le père d’Antonis. Ils ont commencé par faire entrer les brebis dans la bergerie, puis ils les ont attrapées une à une par une patte, au petit bonheur la chance. D’un coup, ils les renversaient sur le dos et, avec des ciseaux, coupaient la laine crottée (littéralement), du derrière aux flancs. Ça sentait le fumier, les bêtes bêlaient et sautaient partout, la poussière volait et rendait la lumière opaque, c’était magnifique!

Deux ou trois boucs (oui, des boucs, et non pas des béliers) sont les gardiens du troupeau. Ils se tenaient à l’écart, impeccables et hautains comme des officiers en habit de parade, avec l’air de superviser l’opération. Plus tard, on leur a mis une cloche encore plus grosse que celle qu’ils portaient déjà, histoire, je suppose, de leur rappeler leurs responsabilités.

Je suis sortie au bout d’un moment, sans rien dire pour ne pas déranger. 

Les hommes ont pris leur repas de midi ensemble à une grande table sous la tonnelle, avec leurs gueules de métèques, de juifs errants, de pâtres grecs… 

OK, s’cusez.

Nous aurions adoré rester plus longtemps, mais un groupe scolaire avait mobilisé toutes les chambres pour la nuit suivante, alors nous avons repris la route. Nous sommes ce soir à Pitsidia, un village entre mer et montagne. Nous avons passé une ou deux heures à la plage de Kommos, d’où nous pouvions voir les sommets encore enneigés de je ne sais plus quelle chaîne de montagnes (il y en a cinq en Crête!). Le soleil s’est couché sur la mer de Libye dans un flamboiement qui s’éternise. Un mince croissant de lune sourit en rougeoyant dans le ciel indigo, on entend les sonnailles de quelque chèvre, les aboiements d’un chien. Les grives se sont tues. Nous allons manger.

En Crète

Nous sommes chez Chryssa, à Héraklion. Elle habite une maison ancienne dont elle loue le rez-de-chaussée (d’un côté la chambre, de l’autre la cuisine et la salle de bains, séparées par une courette intérieure et tellement de portes qu’on se trompe à tous les coups). Elle occupe l’étage avec ses deux enfants. Elle a une agence de voyages dont le bureau se trouve au rez-de-chaussée, à côté de notre chambre. 

Chryssa est une merveille en elle-même. Elle connaît la Crête de fond en comble, et c’est vraiment le cas de le dire: spéléologue amateure, elle a exploré des kilomètres de grottes magiques, avec des stalagmites qui ressemblent à des champignons, des stalagtites comme des draperies moirées. Elle a publié là-dessus plusieurs livres avec des photos ahurissantes. L’histoire et la géographie de son île l’habitent autant qu’elle les habite, et la connaître, c’est l’assurance de connaître un peu mieux la Crète, qui est un pays en soi.

Elle remplit pour ses hôtes le frigo de la cuisine. De la feta fermière, du lait et des yaourts de chèvre, des oeufs, même des plats cuisinés qu’elle veut nous faire découvrir: une potée de lentilles, un plat d’herbes sauvages cuites, dont nous avons fait notre souper ce soir. Il y a encore des oranges et des olives du jardin de sa mère, du miel de thym, du pain frais, du beurre… 

Elle nous a dirigés aujourd’hui vers un village où Eva, une travailleuse sociale de sa connaissance, a réuni de vieilles femmes qui tissent, brodent et font de la dentelle, dans l’espoir de garder vivants et de transmettre ces savoirs en perdition. Nous ne serions jamais allés là-bas autrement. Comment expliquer ce que nous avons vécu là? 

Eva est une femme extraordinaire, d’une sensibilité inouïe, avec qui, malgré son anglais sommaire et notre grec inexistant, nous avons eu une communication hors du commun. J’aurais passé la journée avec ces femmes magnifiques. À un moment, Eva a encouragé une des vieilles dames à travailler au dévidoir, ce qu’elle a fait, et elles se sont mises à chanter une de ces chansons qui animent les tâches du quotidien dans le monde entier. Et Petra, la seule jeune femme de l’atelier, celle qu’Eva appelle «Espoir», parce qu’elle est la seule à recueillir ce savoir dans le village, Petra s’est mise à pleurer doucement. Je ne saurai jamais pourquoi.

Nous avons acheté deux petits tapis de laine filée, teinte et tissée par elles, je les ai embrassées toutes les quatre, les trois belles vieilles aux joues parcheminées, qui embrassent presque sur la bouche, et Petra, la jeune appreneuse, dont les larmes n’étaient pas encore sèches.

C’était magnifique, unique, magique.

Comment, sans Chryssa, aurions-nous pu vivre ça? Et comment, sans Eva, qui nous a dirigés vers des endroits perdus, aurions-nous pu deviner toute la beauté pastorale de ces paysages habités depuis toujours? 

Je regrette de ne pas pouvoir mettre maintenant les photos et les vidéos que nous avons pu faire, parce que je ne veux pas abuser de la connexion de Chryssa. Mais oh! Toute cette beauté est là, dans mon coeur.

Vieilles pierres

Nous sommes arrivés hier à Areopoli, après une journée grise et froide passée à explorer les vieilles pierres de Monemvasia, une cité fortifiée que se sont successivement disputée les Ottomans, les Byzantins, les Vénitiens et les Grecs jusqu’à ce que ces derniers obtiennent enfin leur indépendance, en 1830.

Monemvasia rappelle Carcassonne ou le Mont-Saint-Michel, en moins léché. Fort peu de personnes vivent encore dans la basse-ville, où la «rue» principale, praticable seulement à pied, est bordée comme il se doit de restaurants, de boutiques de souvenirs et d’hôtels. Le reste est un enchevêtrement de ruelles et d’escaliers parfois à peine assez larges pour qu’on y passe à deux de front, pavés de pierres devenues glissantes à force d’usure. De petites églises apparaissent parfois au détour d’une ruelle que traverse un chat furtif.  Des fleurs sauvages (il y en aurait quelque 200 espèces dans l’île) poussent partout, en massifs, en cascades, en bouillons, en gerbes, en plaques. Elles s’accrochent aux murailles, squattent les courettes abandonnées, escaladent les falaises. Et en bas, la Méditerranée, bleu acier en cette journée de temps gris, déploie ses plis moirés.

Si on monte dans la haute ville, complètement abandonnée, en ruine et immense, on parvient à une église toujours en usage dédiée à sainte Sophie. De pierre blonde, ornée de fresques byzantines à demi effacées, elle est magnifique dans sa simplicité. Tandis que Pierre montait explorer les ruines un peu plus haut, je me suis assise sur l’une des quelques chaises de paille disposées de chaque côté de la nef. Une quinzaine de jeunes gens sont entrés dans l’église à la suite du pope. Je commençais à me demander si je ne devrais pas sortir puisque j’étais la seule femme et la seule étrangère. Puis ils se sont mis à chanter, un de ces hymnes polyphoniques d’une beauté prenante, dont les échos se répercutaient sur les voûtes dorées.

Qu’on soit croyant ou athée, c’est le genre de moment parfait qui rassure un peu sur l’être humain, capable du pire, mais aussi du meilleur.

* * *

Aujourd’hui, donc, Areopoli, autre adorable village de pierre niché dans un paysage montagneux, rocailleux, planté d’oliviers, d’orangers et de citronniers.

J’écris du café en face de notre petit hôtel. Comme d’habitude, les bonshommes du village y boivent leur café grec, agitent leur komboloy et fument en observant les passants. On gèle, il fait 13 degrés, le ciel a des airs de fin du monde. On s’en va visiter une grotte qui est, paraît-il, l’une des plus belles au monde, dont on ne connaît pas la longueur exacte (à ce jour, on l’a explorée sur 6,5 km et certains disent qu’elle pourrait se rendre jusqu’à Spartes). Paraît aussi qu’on y a trouvé des traces d’occupation humaine datant de 6000 ans.

On n’en a pas fini avec les vieilles pierres!

κομπολοι (komboloy)

Littéralement, le mot komboloy, si j’en crois Google, se traduit par «souci». En anglais, on appelle cette espèce de petit chapelet worry beads. Les Grecs (les hommes, comme de raison, et surtout les vieux, mais quelques jeunes aussi) l’ont constamment à la main et l’agitent de temps à autre, comme pour conjurer le mauvais oeil, signaler leur présence ou simplement s’occuper au lieu de se préoccuper.

J’ai appris aujourd’hui, en visitant le petit musée du komboloy de Nauplie (eh oui, ça existe, et c’est fascinant!), que les premiers à utiliser les billes ont été les Chinois, pour les abaques – les fameux bouliers. Puis quelqu’un a eu l’idée d’enfiler les billes (je résume, hein), et c’est comme ça qu’on en aurait fait un instrument de prière. Il paraît que le concept du chapelet vient d’un maître spirituel hindou qui l’aurait importé de Chine (je ne cite pas mes sources, je n’en ai pas d’assez fiables). Le mala hindou comptait 108 grains, un pour chaque nom de Dieu. Le bouddhisme (branche de l’hindouisme) a repris l’idée, qui a ensuite essaimé dans l’islam. Chez les musulmans, le chapelet compte 99 grains, un pour chacun des attributs d’Allah. Les croisés ont ensuite importé le concept chez les chrétiens, d’où notre chapelet, lequel (si ma mémoire est bonne) compte cinq dizaines séparées par un grain unique.

Il paraît que les Grecs sont les seuls à avoir adopté l’objet sans lui prêter de connotation religieuse. Je veux bien. Il reste que la dame qui m’a vendu le mien (celui de la photo, en pierre de lune, excusez du peu, avec la petite boule de verre bleu et blanc censée conjurer le mauvais oeil) m’a expliqué la signification et les vertus de toutes les matières (pierres semi-précieuses, ambre, os, corail, nacre, bois de ceci et de cela, noyaux et graines). Il y a un petit quelque chose de superstitieux là-dedans. Mais ne vous y trompez pas: le mien n’a de valeur que sentimentale… et les 25€ qu’il m’a coûté.

Le Naples d’Orient

C’est comme ça que les Vénitiens appelaient Nauplie – notez la similitude des deux noms – en grec, Napflion ou Ναύπλιο. (Je commence à pouvoir déchiffrer les lettres, mais après il faut encore traduire ce qu’on a réussi à lire, et souvent on n’est guère plus avancé. Mais on s’amuse et on fait rigoler les gens. Hier soir au resto, nous essayions de nous rappeler comment demander l’addition. Ça se dit «logariasmos», d’où nous avons déduit qu’il y avait un rapport avec logarithme. Nous n’avions pas tout à fait tort, mais pas complètement raison non plus. À Poros, un garçon nous avait fait éclater de rire avec ce truc mnémotechnique: «Comme l’orgasmos!»)

En tout cas. 

Nauplie, donc. La vieille ville – magnifique – est couronnée d’une immense et austère forteresse, mélange d’architectures franque, vénitienne et byzantine, qu’on peut atteindre par un escalier de près de 1000 marches. Heureusement, on peut aussi s’y rendre en taxi, en bus, et je crois même en ascenseur. Ça me suffira! Il est près de 10h, Pierre s’est précipité à la gare routière pour attraper un bus qui le mènera à Mycène, à une vingtaine de kilomètres d’ici. Pour ma part, traitez-moi de ce que vous voudrez, l’Acropole et Delphes m’ont fourni ma ration de ruines. J’irai plutôt au musée des arts populaires et à celui du komboloi, qu’on appelle en anglais worry beads. Il paraît que la tradition est née ici.

On dit que le Péloponnèse est le coeur de la Grèce authentique et que Nauplie en est le joyau. Au vu des paysages que nous avons traversés depuis Poros, je n’ai pas de mal à le croire. La route monte à l’assaut de caps vertigineux qui plongent à pic dans l’eau turquoise, à des centaines de mètres plus bas. Côté terre, des milliers d’oliviers, d’orangers et de citronniers, parfois de très vieilles vignes aux ceps gros comme des arbres, ponctuent ce paysage domestiqué depuis des millénaires. De temps à autre, des cyprès en petits groupes semblent monter la garde.

À Nauplie, une longue promenade dallée de marbre longe la mer. Au détour d’un cap, des marches chaulées conduisent à une crypte tout ornée d’icônes et où des bougies éclairent faiblement un petit autel. Un peu plus loin, une chapelle elle aussi ouverte aux quatre vents expose ses icônes dorées, ses instruments de culte, ses broderies… des chants polyphoniques émanent des fenêtres de ce qui semble un tout petit monastère, c’est si parfait que, pour un peu, on se convertirait.

Les Grecs sont très pieux (ou superstitieux, ce qui, à mon avis, revient au même, mais bon). À tout moment, ils se signent en passant devant un cimetière, une église ou une de ces innombrables chapelles qui poussent dans les endroits les plus improbables.

En rentrant du resto, hier soir, nous nous sommes arrêtés devant la vitrine d’une boutique d’art africain, chose insolite ici. Le jeune homme qui la tient s’appelle George, les objets de la boutique sont rapportés par son père, tombé amoureux de l’Afrique alors qu’il enseignait dans une école grecque de Johannesbourg, et qui, à 71 ans, continue d’y voyager au moins trois fais l’an. Il en rapporte des trésors de tous les coins du continent, notamment de petits retables d’Éthiopie, peints à la manière byzantine – la majeure partie de la population d’Éthiopie est chrétienne, saviez-vous ça? George, qui n’est jamais allé en Afrique et rêve du Kenya, nous a appris ça et bien d’autres choses, avec une douceur et une intelligence pénétrantes. Belle rencontre.

Demain, Nauplie

Dernière journée à Poros, que nous avons exploré de fond en comble à vélo, à pied et en scooter (moi qui m’étais bien juré que nous ne ferions plus jamais ça après notre accident en Thaïlande, il faut bien admettre que c’est le moyen le plus pratique pour se déplacer en certains endroits). 

Il y a à Galatas (la ville d’en face, qu’on atteint en cinq minutes par bateau) un grand verger planté de milliers de citronniers. C’est en plein la saison, les arbres sont chargés de fruits et de fleurs qui sentent le ciel. Nous avons marché doucement à travers ce paysage magnifique tout piqueté de fleurs sauvages, non sans cueillir quelques citrons pour parfumer le poisson que nous avions acheté le matin au marché en prévision du souper. On a fait rôtir le poisson au four avec des tas de tranches d’oignon et de citron et une bonne quantité d’origan tellement parfumé qu’on n’y croit pas, et on a fait sauter des courgettes grosses comme un doigt, encore pourvues de leur fleur. Régal absolu, simple et vrai.

Aujourd’hui, c’est jour de lessive et d’intendance puisque nous partons demain en bus pour Nauplie, dans le Péloponnèse. On a trouvé le moyen de faire le trajet en bus, tellement plus agréable que de louer une voiture. On va  encore voir de vieilles pierres, la mer turquoise, des montagnes austères, des oliveraies millénaires et des troupeaux de chèvres.

La vie est dure.

Je vous laisse quelques images, juste pour vous montrer à quel point.

Athènes

Hébin voilà. Après sept heures de vol Montréal-Paris, six heures d’attente à l’aéroport et encore quatre heures et demie de vol jusqu’à Athènes, nous y sommes. Nous logeons chez Constantina, une beauté solaire qui parle un français exquis appris par pur amour de la langue. Elle habite un appartement de deux étages construit par son père sur le toit de la maison d’origine, dans un quartier résidentiel de la ville. De la fenêtre de sa chambre (qu’elle nous a cédée avec une gentillesse qui semble n’avoir pas de bornes), on a une vue sur les collines et les immeubles sans caractère mais tout blancs qui s’y sont accrochés, puis au loin, les cultures en terrasses, une carrière de marbre, des montagnes pelées et puis le ciel infini.

Je ne me lasse pas de regarder les gens. Les hommes, jeunes ou vieux, sont fiers, on voit qu’ils se sentent beaux. Les plus âgés ont une cigarette, une moustache, parfois une casquette à la Zorba (cliché, je sais, mais que voulez-vous…). Certains agitent toujours un komboloi, un genre de petit chapelet qui ne sert pas à la prière, seulement à occuper la main, un peu comme nos vieux oncles agitaient leur petite monnaie dans leur poche. Ils boivent éternellement un café, un ouzo, ils fument, ils jouent au tric-trac. Ils occupent la place. Les femmes, les vieilles, ne sont nulle part. Elles n’existent pas. Le visage revêche, toutes vêtues de noir, de brun, de gris ou d’une combinaison de ces non-couleurs, elles ont toutes le même regard à la fois acéré et éteint, un cabas ou un sac à la main, un pas précautionneux, un air de ne pas vivre vraiment.

Les jeunes, garçons et filles, ressemblent aux jeunes du monde entier. Ils n’auront jamais l’air de leurs parents. Il y a ici un clash qui me paraît plus fort qu’ailleurs. C’est quand même incroyable, quand on y pense. La Grèce est un tout petit pays, personne ailleurs au monde ne parle ni n’écrit cette langue à l’alphabet mystérieux qui a pourtant fondé la moitié de notre vocabulaire. Et cela survit depuis des siècles, des millénaires même. Mais pour combien de temps encore? 

Hier, nous avons marché autour de l’Acropole, nous avons gravi jusqu’au Parthénon des marches de marbre polies par des centaines de millions de pas, glissantes comme de la glace. Le Parthénon, apparemment cerné pour l’éternité par un enchevêtrement de grues et d’échafaudages, brillait au soleil, aveuglant. Les travaux de restauration demandent un soin fou et de l’argent qui ne vient pas, et ils sont conditionnels, je suppose, aux grèves et aux budgets aléatoires. Il faut corriger les restaurations faites au début du XXe siècle, qui étaient des efforts de reconstitution plutôt que de conservation, et qui, à cause des méthodes  ou des matériaux utlilsés, ajoutés à la pollution et aux déprédations, ont accéléré la dégradation de tous ces monuments. 

Je viens de vous balancer une telle quantité de mots en «tion», j’pense que je suis en train de vous écrire en grec. En tout cas, tout ça pour dire que oui, c’est splendide, émouvant, troublant presque. En ce moment, c’est la basse saison, alors il régnait un calme relatif. Quelques groupes scolaires, d’inévitables grappes de Chinois ou de Japonais, des familles de Français plus ou moins râleurs… On n’ose imaginer la cohue qui se presse là en août.

Bon, on rit, mais c’est çest ça: malgré la crise économique qui n’en finit plus, la difficulté de vivre et de simplement gagner sa vie, les gens sont d’une gentillesse infinie. Nous baragouinons nos trois mots de grec, nous avons seulement l’air de nous poser des questions et ils sont là, affables, heureux de mettre en pratique leur anglais rocailleux, ou alors d’aller chercher quelqu’un qui le parle.

Nous prenons le petit-déjeuner dans un café d’habitués, sur la place du quartier où nous logeons. Spanakopitas maison, café digne de Naples, conversations animées, personnel adorable. 

Je vous mettai des photos dès que j’aurai compris comment brancher mon appareil sur le wi-fi pis toute.

Assise sur le pas de la porte…

… j’écoute les rumeurs du village. Un rideau de fer qu’on abaisse, les vaporetti (oui, comme à Venise) qui traversent en crachotant vers Galatas (le village d’en face, à 200m tout au plus), les pétards que les enfants font éclater — les garçons, en fait. Les petites filles, comme les femmes d’un certain âge, ne sont nulle part dans l’espace public, ou à peine visibles.

Jeudi, une bande de gamins a improvisé un match de foot dans la venelle où nous habitons — une toute petite rue qui monte des quais et se termine par une volée de marches blanchies à la chaux. La vieille dame qui habite en face, exaspérée par leurs cris, les a chassés avec son tuyau d’arrosage. Depuis, les chenapans s’amusent à faire éclater des pétards de plus en plus puissants sous ses fenêtres. Hier samedi, ils en étaient presque à la bombe H. J’ai fini par m’adresser à l’un d’eux, un beau garçon de 13 ans aux yeux de velours qui parlait un anglais plein de roulades appris dans la rue. Je lui ai demandé s’il a une grand-mère. «Nèh», il a dit. (Ça veut dite oui, et pour non, on dit «okhi», c’est assez confondant.) «Tu l’aimes bien, ta yaya?» — Nèh! — Tu imagines si des garçons comme toi venaient l’embêter avec des pétards?

Son regard a changé. «I will tranneslate», a-t-il dit en désignant ses copains du menton. Il leur a expliqué ce que je venais de dire, et eux qui rigolaient en douce se sont tus soudain. J’ai ajouté que je les trouvais tous très drôles et très mignons, que les pétards me faisaient rire, mais que la vieille dame là-haut avait peut-être besoin de se reposer. Ils sont partis en s’égaillant comme une volée de moineaux et sont allés faire éclater leurs pétards ailleurs.

Comme nous n’avons pas de balcon ni de terrasse et que notre joli studio en rez-de-chaussée est un peu sombre, nous avons pris l’habitude de sortir une petite table et deux chaises carrément dans la ruelle. Quelquefois des gens passent et nous saluent sans autrement s’étonner de nous voir là.

Ce matin, pendant que nous prenions notre petit-déjeuner, un vieux monsieur s’est arrêté pour nous souhaiter joyeuses Pâques, nous serrer la main et nous tapoter l’épaule, tout gentil et chaleureux, comme attendri de nous voir.

Là, nous squattons la terrasse d’un restaurant fermé pour Pâques, mais dont nous profitons de la connexion internet. Une bouteille de rosé à 2,50€, un sac de chips à l’origan, quelques olives, la vue sur la rade et la promenade où déambulent les familles sous le soleil déclinant…

Mon idée du bonheur.