Comme un épilogue

J’ai atterri hier matin à Montréal après un vol qui, fût-il en classe affaires, m’a paru interminable. J’étais accompagnée d’un jeune infirmier qui a consciencieusement pris mes signes vitaux aux trois heures. Il n’a pas eu à utiliser le compresseur dont il était muni, mes poumons ont bien fait leur travail. Pour un peu, je serais fière de moi!

Je suis chez mon fils et sa douce, bien en sécurité dans leur grande maison à Saint-Eustache, en attendant que mon appartement se libère. Je suis si heureuse de les voir chaque jour, ça m’enlève tout sentiment d’urgence ou d’impatience.

Bien sûr, j’ai hâte de faire mes boîtes à fleurs, de marcher dans les rues toutes fleuries de mon quartier, mais ça viendra quand ça viendra.

Je renoue avec les petits plaisirs sur lesquels je me concentrais pour me donner du courage quand j’étais sous respirateur: un café au lait bien mousseux. Un bagel au fromage à la crème et à la confiture dégoulinant de beurre fondu. Des toasts aux cretons. Un verre de vin blanc très frais. Ces petites choses-là, auxquelles on ne pense pas d’ordinaire, tant elles sont ordinaires, justement.

Je viens d’aller marcher un peu dans le grand dehors. Derrière la maison, il y a un petit réseau d’étangs avec des jets d’eau, c’est très joli. J’ai écouté avec délice le cri des carouges, observé les acrobaties d’une hirondelle, respiré le parfum du trèfle, senti la douceur du vent sur ma peau. J’ai en tête cette vieille chanson de Ferrat, vous savez?

Sincèrement, je crois que je ne serai plus jamais la même.

De retour parmi les vivants

Jamais je n’avais vu les glaciers aussi étincelants, aussi écrasants de puissance et de lumière. Ils faisaient miroiter leurs arêtes coupantes dans ce ciel d’un bleu surréaliste, altiers, austères et indifférents comme des officiers en grand uniforme. C’est le dernier souvenir que j’emporte d’eux.

De ce minuscule avion qui m’emmenait enfin à Lima, j’ai regardé se dérouler en bas les plis veloutés de la Cordillera Negra, avec un pincement au coeur pour tout ce que je n’aurai pas vu et fait au Pérou. Et un immense, un insondable épuisement.

L’ambulance a mis une bonne heure pour nous rejoindre à l’aéroport, puis une autre encore, toutes sirènes dehors, pour rallier l’hôpital. Typique du chaos perpétuel qui caractérise la circulation à Lima. Malgré la sirène et les gyrophares, les gens ne font même pas mine d’essayer de céder le passage, alors le chauffeur doit gueuler dans des haut-parleurs pour les exhorter à le faire. Paraît que plein de gens meurent comme ça en ambulance à cause de l’indifférence des automobilistes liméniens. Une chance que je n’étais pas à l’article de la mort…

À l’hôpital, on m’a mise aux soins intensifs. Électrodes, perfusion, oxygène, tensiomètre, oxymètre (pour mesurer le taux d’oxygène dans le sang), on m’a fait des prises de sang, on m’a posé mille fois les mêmes questions. J’étais plus ou moins consciente de ce qui m’arrivait, je pense.

Heureusement.

Devant l’incapacité de mes poumons à absorber ne fût-ce qu’un peu des je ne sais combien de litres d’oxygène à la minute qu’on leur envoyait (10? 15?), on a décidé de me mettre sous respirateur, ultime tentative pour m’aider à «prendre mon gaz égal» avant la solution extrême qu’est l’intubation.

Pour ça, on te strappe l’équivalent en polycarbonate du masque d’Hannibal Lecter bien serré dans la figure, mais bien serré comme dans hermétiquement, et tout à coup c’est plus toi qui décides quand et comment tu vas respirer. C’est la machine.

Quand j’ai eu compris que le pneumologue, après avoir réglé l’appareil à sa satisfaction, allait vraiment me laisser comme ça, comme une truite hors de l’eau, sans air, sans défense, sans recours, j’ai vraiment cru mourir.

J’ai passé la première partie de la nuit à pleurer et à me débattre dans la panique la plus complète et dans une sorte de brouillard hallucinatoire rempli d’images cauchemardesques. J’ai fini par réussir à me calmer en imaginant le fleuve Saint-Laurent, des arbres qui frémissent dans le vent, un grand parc avec un banc, et en me parlant: «Tu te calmes, tu ne peux aller nulle part de toute façon, tu restes ici, tu ne vas pas mourir. Tu te calmes, tu ne peux aller nulle part de toute façon, tu restes ici, tu ne vas pas mourir.»

Au matin, quand on m’a enfin enlevé le masque, j’ai pleuré de soulagement, de fatigue, de détresse. On m’a servi un petit-déjeuner que j’ai mis un temps fou à manger, incapable que j’étais de manipuler les couverts, de déplier ma serviette, de porter le pain à ma bouche. Je me sentais complètement hébétée, décérébrée, j’étais convaincue qu’on m’avait droguée, mais non, c’était juste le résultat du premier round.

Le Dr Geng est venu me voir, un homme d’une bonté infinie, pour m’expliquer les tests qu’on allait faire, les diagnostics possibles, ce qui allait se passer, comment on procéderait. Je n’ai pas tout compris parce que mon cerveau était encore en mode redémarrage, mais je me souviens de lui avoir demandé: « Doctor, digame que no voy a morirme acá» (dites-moi que je ne vais pas mourir ici), et je me souviens de son bon regard et de sa main sur mon bras quand il m’a dit : «Non, mais non.»

C’était pas si convaincant, finalement, mais j’ai préféré le croire.

Pendant cinq jours on m’a lavée, retournée, crémée, peignée, changée comme un bébé, et je peux dire que, dans ce vaste apprentissage du lâcher-prise que tu dois faire quand ton corps t’abandonne, la première chose que tu apprends à laisser tomber, c’est ta pudeur.

J’ai passé plusieurs nuits avec Elephant Man (mon respirateur), avec lequel j’ai fini par me réconcilier quelque peu une fois que j’ai eu compris qu’il n’était pas là pour m’étouffer. Il m’arrivait parfois de tricher et de tirer un peu sur le masque pour faire entrer un peu plus d’air, juste un peu, mais sa petite trompette me dénonçait aussitôt — «Poueet poueet», un son complètement incongru dans cet univers réglé par les bip-bip sérieux et affairés des moniteurs.

Chaque matin, un médecin ou un autre (pneumologue, infectiologue, interniste) venait me voir, prendre de mes nouvelles, me donner les résultats des derniers examens, me dire ceux qu’on allait faire… On m’a soutiré une incroyable quantité de sang artériel et veineux, on a fait des tests de toutes sortes (jusqu’au VIH!) pour comprendre ce qui a bien pu jeter par terre comme ça toutes mes défenses immunitaires, et on ne sait toujours pas.

On ne saura peut-être jamais.

Hier, deux taupins en uniforme bleu sont entrés dans ma «chambre» (plutôt une alcôve, droit en face du poste, éclairée jour et nuit, fermée par un simple rideau au besoin, on ne peut pas vraiment appeler ça une chambre) et se sont mis à examiner les lieux. Je pensais qu’ils venaient prendre des mesures pour je ne sais quoi, je les ai observés un moment, puis ils ont dit quelque chose. «…… piso.

— ¿Perdón?

— Vamos a llevarla al piso.»

On te monte à l’étage.

Vous auriez dû me voir. C’était Noël, c’était toutes les cloches de tous les villages qui sonnent en même temps, c’était trop beau pour être vrai. J’ai une chambre incroyable au huitième étage avec une immense fenêtre qui s’ouvre sur Lima. J’ai une SALLE DE BAIN avec DOUCHE (pris ma première douche depuis deux semaines ce matin, un bonheur épuisant mais indicible — ne négligez jamais l’importance de ces petits plaisirs gratuits). J’ai une armada d’infirmières et d’infirmiers à mon service et on prend la peine chaque jour de me demander ce que je veux manger. J’ai banni de mon assiette tout ce qui peut ressembler à du poulet (je ne mangerai plus jamais de poulet de ma vie, j’en fais ici le serment) de même que le riz blanc, les patates douces et le plantain. À partir de là, madame, donne-moi ce que tu veux, avec ben des fruits pis des légumes, et je serai heureuse.

Dans ces conditions, je suis prête à envisager une convalescence un peu plus longue à Lima avant de rentrer enfin au Québec.

Vivante.