Sécurité

Pour entrer dans mon (notre) nouveau logis, il y a quatre clés : une pour le portail qui donne sur la rue, une pour la porte d’acier du rez-de-chaussée, une pour celle (aussi en acier) du palier et une pour, enfin, pénétrer dans l’appartement.

C’est donc chaque fois un combat pour 1) trouver la bonne clé ; 2) l’insérer dans la serrure, dont le mécanisme est forcément grippé par l’humidité et le sable ; 3) lui faire accomplir le nombre approprié de révolutions ; 4) retirer la clé ; 5) répéter le processus en refermant la porte derrière soi. Car il faut aussi (et surtout) refermer tout cela à clé derrière soi, et de préférence à double tour.

Pour faire bonne mesure, les deux portes d’acier sont chacune munies, en plus de la serrure à pêne dormant, de deux énormes verrous dignes d’un cachot médiéval. Schlack, schlack ! Le bruit des pièces de métal rouillé qui s’entrechoquent résonne de haut en bas de mon escalier de céramique. Si je les ferme chaque fois, la rue au complet saura à quelle heure je rentre !

Me voici donc en sécurité dans ma forteresse, croyez-vous ? Que nenni ! Oxfam m’oblige à engager (à ses frais) un veilleur de nuit ! Bon, je ne l’ai pas encore fait. Je m’apprête donc à risquer ma vie en cette première nuit dans notre nouveau chez-nous, laquelle sera écourtée par l’Arrivée Très Attendue de MonChéri, qui débarque à 5h du matin en provenance de Casablanca.

Je ne pourrai pas, hélas, lui sauter au cou sur le pas de la porte dans une tenue affriolante garnie de marabout, une bouteille de champagne à la main. Quand Hilarion m’appellera pour me dire qu’ils sont à la porte, je devrai m’habiller (décemment de préférence), traverser notre immense terrasse, trouver, à travers les brumes du sommeil, la bonne clé pour déverrouiller la porte du palier, descendre l’escalier, trouver la bonne clé pour déverrouiller la porte du rez-de-chaussée, traverser le stationnement, déverrouiller le portail (seule clé clairement identifiable – oui, oui, je marquerai les autres, mais laissez-moi le temps!), faire entrer la voiture, fermer le portail. Puis, une fois les valises montées, raccompagner Hilarion jusqu’en bas, lui ouvrir le portail, le refermer, et remonter sans oublier de tout bien reverrouiller derrière moi comme si les Huns étaient aux portes de la ville. 

Enfin, c’est ce qu’on nous exhorte à faire. Je me demande combien de temps MonChéri et moi-même allons observer toutes et chacune de ces règles. Il y a en bas Mémé Koundé, 86 ans, la mère de ma propriétaire, qui semble régner sur la rue comme l’impératrice de toutes les Russies et qui me dit qu’il ne peut rien m’arriver tant qu’elle est là. 

Je la crois.

L’état des lieux

Aujourd’hui, grand moment dans ma nouvelle vie béninoise : avec Hilarion, chargé de la logistique au bureau d’Oxfam, nous avons procédé à l’«état des lieux» du logis que j’habiterai avec MonChéri (qui arrive vendredi, YAYYY!).

Cela consiste essentiellement, en compagnie du propriétaire ou de son représentant, à examiner minutieusement l’appartement et tout ce qui s’y trouve, de sorte que, si quelque chose manque ou est brisé à mon départ, on retiendra sur la caution de deux mois de loyer que j’ai versée (l’équivalent de 1200$) ce qu’il faudra pour payer le remplacement ou la réparation nécessaires.

Mais quand je dis minutieusement : on a compté les fourchettes, les petites cuillers, les contenants de plastique et leurs couvercles (OUI!); inventorié TOUS les interrupteurs de la maison (comme si j’allais m’enfuir avec les interrupteurs) ainsi que les prises de courant, de téléphone et de câble; essayé TOUTES les clés de TOUTES les armoires et de TOUTES les portes (trois clés par serrure, et même le frigo a une serrure, sans blague); noté jusqu’au nombre de brosses à cuvettes (trois, pour le même nombre de cuvettes, dont nous n’avons pas manqué d’essayer la chasse), sans oublier les dévidoirs à papier-cul en plastique jauni et même l’éponge qui achevait de moisir près de l’évier, dans la cuisine.

Il m’a fallu un certain temps pour admettre l’absurdité du processus. Comme cela a duré trois bonnes heures, j’ai pu le faire tout à loisir.

Hilarion est très gentil mais, à la fin, je me mordais les joues pour ne pas éclater. Je crois vraiment qu’il fait exprès. Tsé, compter quatre fois les trois mêmes prises de courant? Devoir refaire le tour de l’appartement pour tester les interrupteurs et noter les ampoules grillées (quatre), parce qu’il y avait une coupure de courant quand nous avons commencé? Sans parler de monsieur Édouard, qui s’occupe des affaires de la proprio (laquelle habite en Californie), et qui craignait qu’on oublie quelque chose… Oh, qu’il m’a observée quand je comptais les ustensiles de plastique noir destinées à préserver le téflon des poêles à frire!

Rien ne m’aura été épargné.

J’avais chaud, j’avais encore pas mal de travail au bureau, il était 15h et on était encore là à ergoter sur une paire de taies d’oreiller jaunies laissées là par l’ancien locataire.

Enfin. On a fini par finir. En principe (hé, nous sommes en Afrique : ne JAMAIS présumer de rien), j’emménage demain en fin d’après-midi, juste à temps pour pouvoir accueillir MonChéri dans notre nouveau logis.

Je ne sais pas pourquoi, depuis, j’ai une chanson en tête :

« Une cuisinière, avec un four en verre
Des tas de couverts et des pelles à gâteau!
Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres…»

Jeudi soir sur la plage de Cotonou

C’est une plage, mais c’est presque un désert: de la rue à la mer, il y a bien un demi-kilomètre de sable jaune et nu. La mer s’y jette avec fureur et emporte régulièrement avec elle un baigneur trop téméraire.

Le côté rue est bordé de bouibouis où l’on peut manger ou prendre une bière sous une paillote, assis à des tables de plastique blanc que la serveuse essuie nonchalamment avant de prendre les commandes. Elle vous apporte ensuite les bouteilles de bière (je renoue avec les «quilles» de ma jeunesse!) qu’elle décapsule devant vous, et pose aussi sur la table des gobelets de métal pourvus d’un couvercle, semblables aux petites théières de nos restaurants. J’ai trouvé cela étrange jusqu’à ce que les mouches commencent à nous tourmenter. Hop, tu remets la capsule sur le goulot de ta bouteille, et tu poses le couvercle sur ton gobelet. Fini les mouches! (Pas vrai, pas fini, mais au moins ne peuvent-elles plus poser leurs sales pattes là où l’on doit poser les lèvres.)

De la musique (percussions surtout) nous parvient de l’autre côté de la rue; une odeur de feu de bois et de cuisson flotte dans l’air lourd que rafraîchit un peu le vent du large.

Des enfants jouent dans les balançoires, un bébé tout nu pleure avec constance près de sa mère, qui le console placidement.

À la table voisine, des femmes en boubou coloré parlent au cellulaire.

Deux ou trois chiennes errantes, langue et mamelles pendantes, traînent de notre côté, attirées par l’odeur des brochettes de mouton que nous avons achetées plus tôt d’un marchand touareg. Vers la mer, il y a un match de foot sérieux, les joueurs en vrai uniforme, les spectateurs en délire debout de chaque côté du terrain.

Un prêtre pentecôtiste en soutane blanche marche vers les toilettes publiques, s’arrête juste à côté, trousse tranquillement sa soutane pour pisser dehors pendant que ma collègue Cécilia le fusille du regard (bien en vain).

Un petit garçon va de table en table, un grand bol de plastique bleu sous le bras. Il vend des oeufs durs. Dans le bol, avec les oeufs, il y a aussi un petit pot de piment en poudre, du sel, des serviettes de papier. Il s’approche de notre table, muet, ses grands yeux sombres et purs comme un lac de montagne.

Je lui demande son nom, son âge. Il a 8 ans.
– Tu vas à l’école?
– Oui.
– Ça te plaît?
– Oui. (Ces «oui» ont toujours un ton un peu interrogatif, comme quand on n’est pas certain de donner la bonne réponse.)
– Et pour qui travailles-tu, mon petit?
– Pour maman.
– Ah, bien! Et où est-elle, ta maman?
– Là, derrière. (Il fait un signe de la tête, vers un point quelconque, par-dessus son épaule. Je ne vois que la foule des badauds indifférents. J’espère qu’il dit vrai.)
– Et tu as vendu beaucoup d’oeufs, aujourd’hui?
– Oui. (Rien n’est moins sûr.)
– Tu es bien courageux, tu sais.
– Merci.
– Allez, je te laisse travailler.

Plus tard, alors que la nuit tombait, il est revenu vers moi: «Donne-moi 100 francs pour acheter du pain.»

Comment refuser? Et comment donner 100 francs à tous ceux qui le demandent?

Nous sommes rentrées à pied doucement, Cécilia et moi, dans le bruit des motos et les vapeurs d’échappement, en contournant les flaques laissées dans les rues de sable par les pluies de la veille.

***
Plus trivialement, une fois rentrée chez moi, en usant du fil dentaire avec peut-être un peu trop d’enthousiasme, je me suis descellé une couronne (il me semble que ça m’arrive constamment). Il a donc fallu, ce matin, que je trouve in extremis un dentiste à Cotonou susceptible de réparer la chose le jour même.
J’ai trouvé, ça m’a coûté 20 000 francs CFA, soit environ 40$. OK, j’ai eu l’impression qu’il me collait ça avec de l’epoxy et que j’aurais pu faire la même chose avec un peu d’audace, mais j’exagère sans doute. En tout cas, j’espère que ça tiendra: on reçoit ce week-end tous les représentants outremer d’Oxfam. Me voyez-vous, moi la nouvelle conseillère en communications, faire des risettes avec une incisive en moins à toutes ces personnes venues des quatre coins du monde? Hé. J’ai ma fierté.

Yovo! Yovo!

Marchez dans la rue, n’importe quelle rue, seul ou accompagné. Si vous êtes blanc, inévitablement, vous entendrez un enfant crier: «Yovo! Yovo!»

Yovo, c’est vous: «Le Blanc!» L’enfant qui vous interpelle agite joyeusement la main, tout content qu’il est de vous avoir repéré (!). Sa maman le tirera par le bras, l’air de dire: «Voyons, ça ne se fait pas!»

S’il sont plusieurs gamins, comme ça m’est arrivé à la plage samedi, ils vous suivront bientôt en procession dans l’espoir de vous soutirer quelques sous, des bonbons, que sais-je. J’en ai bientôt eu une douzaine comme ça à ma suite. «Yovo! Yovo!
– Je ne m’appelle pas Yovo. Mon nom, c’est Fabienne, j’ai dit en rigolant. Et vous? Vous ne vous appelez pas «Noir», n’est-ce pas?
– Donne-nous de l’argent.
– Mais non, je ne vous donnerai pas d’argent, voyons!»

Ils se pressaient autour de moi, les plus vieux avides, les plus petits curieux, fascinés par mon appareil photo, morts de rire quand ils se reconnaissaient les uns les autres sur l’écran. Ils ont fini par me dire leur nom, leur âge, par demander encore des photos.

À la fin, j’ai dû leur dire d’aller jouer. Ils sont partis un peu hésitants, en regardant parfois par-dessus leur épaule, dans l’espoir que je me ravise, peut-être, et que je leur fasse l’aumône de quelques pièces pour lesquelles ils se seraient battus.

Ça me tue.

Fragments

Jusqu’ici, prise dans le tourbillon des formalités à remplir, je n’ai vu que Cotonou – à peu près toujours les mêmes rues, entre l’appartement où je loge (chez un jeune collègue) et le commissariat (où il faut faire authentifier une photocopie de mon passeport) en passant par la banque ou la maison du chef de quartier. Ce dernier est censé délivrer une  attestation de résidence, c’est-à-dire qu’il signe une déclaration qui certifie qu’il vous a bien vu, vous-même en personne, et que vous habitez bien à telle adresse, ce qui remplace votre passeport dans la vie de tous les jours. Histoire de simplifier les formalités (!), au cas où il ne serait pas à la maison quand on a besoin de sa signature, il laisse des formulaires signés d’avance, si bien que c’est Hilarion, chauffeur et logisticien d’Oxfam, qui a rempli le papier et qui a apposé les tampons idoines.

Aujourd’hui, je suis allée avec Alexandre (mon jeune hôte) faire les courses pour une petite fête d’accueil (pour moi!) et d’au revoir (pour deux personnes qui partaient). Je me suis tellement amusée à négocier avec les marchands, il y a un tel pétillement dans le regard de tous, je sais déjà que j’aime ce pays. J’aime en tout cas ses gens, ses couleurs, ses contradictions, son âme.

***

J’ai visité deux appartements, j’en verrai un troisième lundi. Compte tenu des conditions de vie des gens du cru (et même de bien des gens de chez nous), j’ai le choix entre super-extra-luxe, extra-luxe ou super-luxe. C’est-à-dire: trois chambres à coucher assurément, parfois munies chacune de leur salle de bains; cuisine avec gazinière et frigo; salle à manger, salon, terrasse, télé à écran plat…

L’eau chaude? Aucune nécessité, la douche fraîche est infiniment bienvenue à la fin d’une journée. La différence réside dans d’infimes détails, comme la situation géographique (près de la mer? quartier d’expats? quartier populaire? près des bureaux d’Oxfam? rues inondées pendant la mousson?).

Bref, je pense que nous serons bien partout, Oxfam y veille. Ça pourrait être gênant, mais j’ai fini par comprendre que les candidats à la coopération volontaire, en fin de compte (et malgré tout ce que je croyais), ne se bousculent pas nécessairement au portillon et qu’il faut un minimum de confort si on veut les garder pendant un certain temps. Je pense sincèrement que je me serais contentée de bien moins, mais l’avenir le dira: 10 mois, ce n’est pas comme trois semaines…

J’ai rencontré la plupart de mes collègues, notamment la très belle Fidelia, qui m’a montré ce matin comment nouer le pagne qu’elle porte avec tant de royale élégance. Je l’ai bien fait rigoler quand je lui ai dit que j’étais certaine d’avoir l’air d’un balai en robe du soir et que j’aimais mieux ne pas me voir. On ne parlera même pas du turban. Je ne vais pas me déguiser en Africaine, j’ai dit, ce serait ridicule (je n’ai pas ajouté qu’on a déjà quelqu’un qui fait ça au Québec, merci beaucoup).

En tout cas, Fidelia (quel beau nom, non?) est mère d’une petite poupoune de 4 mois qui s’appelle Prunelle (j’adore!), et nous avons convenu que j’irais chez elle filmer le bain du bébé, parce que c’est tout un rituel, que c’est chouette et qu’on aime ça et que ça ne se passe pas comme ça chez nous. À suivre!

Bienvenue au Bénin

Quand l’avion s’est enfin posé sur le tarmac à Cotonou, tous les passagers n’avaient qu’une hâte après ces sept heures de vol (plus celles que tous avaient passé dans un autre avion en provenance de Dieu sait où, sans parler du temps d’attente entre les deux), tous, donc, n’avaient qu’une hâte: d’en sortir enfin.

Mais le pilote, au bout d’une dizaine (ou d’une vingtaine) de minutes, nous a annoncé qu’une grève paralysait l’aéroport, qu’on essayait de trouver une solution pour nous permettre de débarquer. C’est-à-dire de convaincre quelqu’un, quelque part, de faire en sorte qu’on amène un escalier, des bus, des chariots à bagages… Il y a eu à cette annonce un éclat de rire généralisé parmi les passagers, qui signifiait, en quelque sorte: «Bienvenue au Bénin!»

À part une Française qui est allée engueuler un agent de bord pour ce contretemps dont il n’était absolument pas responsable, chacun a pris son mal en patience, et tout a fini par s’arranger. Les chauffeurs des navettes, les douaniers, les préposés aux bagages, les porteurs, les médecins chargés de vérifier votre vaccination contre la fièvre jaune (on ne rigole pas avec ça, ici), tout le monde était au poste. Une grève? Où ça?

Ça s’était réglé comme par magie. Depuis deux jours que je suis ici, j’ai pu voir que c’est toujours le cas. Et toujours en parlant très bas. À part les marchandes ambulantes, qui, comme en Haïti, font tout un théâtre pour une mangue tombée dans le mauvais panier, les Béninois règlent toutes les affaires à mi-voix (pour la demi-sourde que je suis c’est une torture!). Hilarion, le chauffeur-logisticien chargé de m’aider à m’organiser, aplanit comme ça toutes les tracasseries: deux au trois mots dans le tuyau de l’oreille de qui-de-droit, un regard en coulisse, un sourire entendu, et l’affaire est dans le sac.

Et des tracasseries, il y en a. Rien que pour ouvrir un compte à la banque, il faut remplir neuf formulaires (dont cinq en duplicata, je les ai comptés), où on vous demande le nom de vos père et mère (comme si ça pouvait servir à quelque chose ici!), votre adresse (je n’en ai pas encore, alors je mets celle du coopérant qui m’accueille en attendant: carré 1730, quartier Machin, maison Adolphe Domingo), votre numéro de téléphone (à force de l’écrire, je l’ai appris, il y a ça de positif – notez: 97.14.79.77), votre actif immobilier, re-votre adresse (mais je viens de l’écrire, là!), et signez ici, et signez là, et encore là et là…

Après, la dame chargée de votre cas recopie tout… dans l’ordi!

Je vous passe les méandres administratifs qu’il m’a fallu traverser pour pouvoir enfin toucher mon premier chèque, mais je vous cite de mémoire le début du formulaire de demande d’ouverture de compte:

«Monsieur le Directeur de la Banque d’Afrique,

J’ai l’honneur de demander à votre très haute sollicitude de bien vouloir me permettre d’ouvrir un compte à la banque………»

(Votre très haute sollicitude!!!)

En tout cas.

Je n’ai fait hier et aujourd’hui que des allers-retours en jeep dans des rues complètement défoncées (excellent pour les abdos, mais soutien-gorge impératif), et je n’ai pas fini.

Les gens sont adorables, les costumes traditionnels absolument magnifiques, mes collègues tout à fait sympathiques. Il fait chaud mais pas trop, il y a des fruits et des légumes en abondance, et le soir, quand la ville se calme, j’entends les vagues se briser sur la plage (immense) à un petit kilomètre d’ici.

Bienvenue au Bénin.