Le sourire de Pélagie

Pélagie vient chez nous deux fois par semaine, le mercredi et le samedi. Chaque fois, elle brique les salles de bains, balaie partout avec son petit balai de roseau, lave les planchers, fait la vaisselle et se tape toute la lessive à la main. Il lui faut quatre bonnes heures. Je lui donne 30.000 francs par mois (environ 60$). C’est Mémé Koundé, la vieille dame qui habite au rez-de-chaussée, qui nous l’a recommandée en disant : «Elle est chrétienne, elle est honnête (ceci inférant cela), elle a quatre enfants et son mari n’a pas de travail.»

Quand elle arrive le matin, elle me fait une petite révérence, comme c’est la coutume ici. Puis elle se met à l’ouvrage en silence. J’ai à peine le temps de me retourner que les draps sont déjà changés, le lit impeccablement refait, la moustiquaire bien tendue. Elle travaille comme un bœuf, ne se plaint jamais, ne demande jamais rien, se fond en remerciements et en révérences à la moindre gentillesse.

Quand elle sourit, Pélagie ne desserre que rarement les lèvres, ou alors elle met sa main devant sa bouche. À 35 ou 40 ans (elle ne sait pas au juste), elle n’a plus de dents ou presque, et ce qu’il reste est gâté. Ça l’embarrasse manifestement.

Samedi dernier, elle est arrivée avec un gros mal de dents. Je lui ai donné quelques analgésiques ultrapuissants, j’ai voulu qu’elle rentre chez elle, mais elle a refusé. J’en ai profité pour lui demander si elle avait déjà vu un dentiste, tout ça. «Oui, il a fait l’analyse, a-t-elle répondu dans son joli français chantant. Il a dit que c’est gâté, il faut enlever tout pour mettre un placement.»

Drôle qu’un dentier s’appelle ici un «placement», non, quand on sait ce que ça coûte? En tout cas, comme pour tout placement, il faut de l’argent, et Pélagie n’en a pas, évidemment.

Il y avait un moment que je songeais à lui faire ce cadeau, et je n’osais aborder le sujet de crainte de l’embarrasser. Je lui ai donc dit de reprendre rendez-vous avec le dentiste, qu’on allait voir si on pouvait faire réparer son sourire.

Elle est revenue le surlendemain avec une ordonnance pour un tas de médicaments en prévision de l’extraction des mauvaises dents, et la facture des honoraires du dentiste. Une misère : 112 000 francs (225$). Pensez-y, c’est le prix d’une soirée ordinaire dans un resto péteux à Montréal. C’est ce que je dépense à la SAQ en un mois quand je suis raisonnable. C’est 0,62$ par jour pendant un an pour savoir que ma Pélagie ne sucera plus misérablement ses gencives quand elle parle, et qu’elle pourra sourire et manger à l’aise les rares fois où la vie le lui permet.

Bref, je lui ai fait un chèque. Elle s’est mise à pleurer, je l’ai prise dans mes bras pour l’empêcher de se mettre à genoux. J’ai ma fierté, quand même.

Elle viendra demain nous montrer sa nouvelle bouche. J’ai très, très hâte (et aussi un peu peur que ça ne soit pas aussi joli que je l’espère).

 

Dans ma rue

Dans ma rue, il y a la marchande de pain qui passe tous les matins, son lourd panier sur la tête, et qui lance à intervalles réguliers son long cri fatigué: «Pain chauuuuud!»

Il y a, le dimanche soir, d’énormes camions chargés de grands sacs de charbon de bois, qui viennent stationner dans ma rue parce que c’est la plus large du quartier. Leurs chauffeurs s’étendent dessous pour y passer la nuit, sur une natte posée à même le sable, en attendant d’écouler la marchandise.

Il y a notre voisin le colonel, qui fait ce qui semble une sieste continuelle sous le manguier chargé de mangues, dans un lit de camp à motif camouflage.

Il y a Mirabelle, la fille de Pélagie, qui accourt et se jette dans nos bras dès qu’elle nous aperçoit, quand nous descendons de moto au retour du travail. Mirabelle a 12 ans, peut-être 13. Elle ne parle que très peu et répond «Oui» à toutes les questions qu’on lui pose.

Il y a parfois Mémé qui prend le frais devant sa porte, assise sur un tronc d’arbre renversé, les mains dans son giron. Je ne manque jamais de m’informer de sa santé, et chaque fois elle remercie Dieu qu’elle soit bonne.

Il y a le minuscule atelier de couture où Philomène, toujours vêtue de tenues à falbalas, règne sur une nuée de petites apprenties en uniforme bleu qui toutes me saluent de la main chaque fois que je passe.

Il y a les cris, les rires et les conversations des clients de l’estaminet d’en face. Je m’en réjouis pour Janine, la propriétaire: ce soir, les affaires sont bonnes.

Il y a des chèvres, des enfants qui courent, des poules, des motos.

Il y a du bruit, du sable, de la poussière.

Il y a surtout de la vie.