Huari

Ça fait que, mardi, je suis partie pour Huari avec mes collègues Pedro, Vanya et María Isabel. Au programme: réunion d’équipe le premier jour, match de foot amical en soirée et visite de la région le lendemain. Pour se rendre là, il faut une heure et demie en minibus jusqu’à Huaraz, puis quatre heures d’autocar sur une route vertigineuse, encaissée, étroite, qui fait des virages à 180° à tous les 500 m. Jamais on ne roule à plus de 45 km à l’heure et, même là, j’ai trouvé parfois que le chauffeur prenait des risques inouïs. Une chance, j’ai dormi.

En tout cas.

Huari se trouve à 3150 m d’altitude et compte environ 8000 habitants (selon mon collègue Edgar, mais je dirais moins). Fondée en 1572, la ville conserve de vénérables demeures coloniales en dépit du fameux tremblement de terre de 1970. Tout entourée de montagnes, traversée par une rivière écumante, quadrillée de rues étroites et pentues, c’est vraiment une jolie petite ville. C’est là que je devais travailler au départ, mais on s’est ravisé et on m’a affectée à Caraz, sans vraiment me dire pourquoi. Sur le coup, en voyant le charme unique de ce bled de montagne, je l’ai regretté un peu.

Au vu de la crève que j’ai attrapée là en regardant mes collègues jouer au foot pendant qu’il pleuvait des cordes et que le ciel se zébrait d’éclairs (le terrain est couvert, sinon on ne pourrait pas jouer souvent), je comprends maintenant qu’on ne voulait que mon bien. Juste pour vous dire, je n’ai pas de photos de Huari, il faisait trop mauvais.

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* * *

Le lendemain, on est partis aux aurores pour faire une tournée de la région. Edgar (l’un des fondateurs d’Allpa), María Isabel, Luisa et moi en pick-up; les autres (Pedro, Vanya, Nolway et Elmer) à moto.

Comme on est en saison des pluies, le chemin n’était qu’une piste de boue dans laquelle le pick-up patinait joyeusement. Edgar, fils de la région, est une personne incroyable à qui tu peux poser toutes les questions que tu voudras, il aura toujours la réponse, et plus que la réponse. C’est une encyclopédie! Il connaît tout le monde, envoie de sa voix un peu rauque des salutations à la volée, te fait un cours d’histoire ou de quechua ou de géographie tout en conduisant la camionnette dans ces chemins de fou, avec une bonne humeur inébranlable.

On a monté à des altitudes qui frôlaient les 4000 m pour visiter des bénéficiaires du programme Formagro administré par Allpa. Ces femmes faisaient auparavant un genre de caillé avec le lait de leurs vaches, un très long processus qui leur demandait trois bonnes journées de dur labeur pour obtenir, au final, un produit à la qualité inégale et qui se gâtait souvent avant même d’arriver au marché.

Avec Allpa, elles ont appris à faire en quelques heures, dans des conditions plus hygiéniques, un fromage qui se conserve beaucoup mieux et qui se vend comme des petits pains jusqu’à Lima. Toutes m’ont dit qu’elles avaient augmenté leurs revenus et amélioré leur qualité de vie. Bon, on peut penser qu’elles ont appris leur leçon et qu’elles savent quoi dire aux étrangers qui viennent les voir avec un calepin, un stylo et un appareil photo, mais vous savez quoi? J’y crois vraiment.

D’abord, au vu de leurs conditions de vie actuelles, on peut se dire que c’est pas dur à améliorer (il y a encore de la place, et c’est ce à quoi on s’emploie). Et je ne sais pas, mais j’ai trouvé ces femmes terriblement émouvantes dans leur simplicité, leur douceur, leur humour, leur fatigue manifeste, leur fierté.

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Alicia, son dernier-né et sa fille devant leur maison.

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Il est pas beau, ce bébé?

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Avec sa maman, une belle suisse brune..

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Edgar, Tío (22 ans), fils aîné d’Anicita et Mauricio, et Luisa, une collègue d’Allpa.

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Anicita avec son dernier-né. Je ne sais pas comment font les bébés pour dormir comme ça…

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Une des 10 enfants de Mauricio et Anicita.

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Les poids artisanaux en béton qui servent actuellement à presser le fromage seront bientôt remplacés par du matériel professionnel (et plus hygiénique).

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Les fromage d’Anicita.

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Fileuse de laine (je ne sais pas si elle est la mère de Mauricio ou d’Anicita)

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Alicia, 32 ans, a commencé à faire du fromage andin il y a 8 ans. Avant, elle ne faisait que du caillé. Elle a en ce moment trois vaches laitières qui lui donnent chacune 4 litres de lait par jour, et elle achète 26 litre de lait quotidiennement pour augmenter sa production.

Comme María Isabel et moi devions prendre le bus à 14h30 pour rentrer à Caraz, il a bien fallu se résigner, à un moment donné, à filer vers Huari  – filer non:  on ne file nulle part, ici, on s’y rend, et ça prend le temps que ça prend.

Sur le chemin du retour, on s’est arrêtés chez le collègue Antonio (ou était-ce Gaspar? Je m’y perds encore un peu), où tous les autres se trouvaient déjà. Nous étions tous invités pour l’almuerzo, ce que nous igniorions toutes les deux pour la bonne raison qu’on ne nous en avait rien dit (j’imagine que c’est un peu pour ça qu’on m’a embauchée, c’est vrai qu’il y a comme un problème de communication). Bref, il était déjà 13 h, impossible d’imaginer que nous pourrions manger là et arriver à temps pour sauter dans le bus. Après une brève concertation, María Isabel et moi avons résolu que nous ne pouvions pas rester. Gaspar (ou Antonio?) n’a fait ni une ni deux. Il s’est précipité dans la maison pour en ressortir avec un plat de pommes de terre bouillies et un autre de cuy (cochon d’Inde) grillé, que nous allions manger en route.

Pendant qu’Edgar conduisait la camionnette à tombeau ouvert et nous secouait comme des dés dans un gobelet, je lui passais de temps en temps des morceaux de cuy et des pommes de terre, qu’il prenait sans quitter la route des yeux. (Oui oui, j’ai croqué les os, mangé la peau, sucé les pattes. Que voulez-vous? À la guerre comme à la guerre.)

Heureusement qu’on a décidé de ne pas s’attarder parce que, à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il était quand même 14 h et que Huari n’était pas encore vraiment à portée de vue. Il fallait récupérer notre petit bagage au bureau d’Allpa avant de nous rendre à la gare routière, faire un pipi préventif, tout ça. Quand Edgar s’est mis à fouiller compulsivement dans ses poches tout en conduisant, je lui ai demandé dans mon plus bel espagnol: « Es-tu en train de chercher la clé du bureau?
– Oui, je pense que je l’ai laissée à la maison. Je  vais passer la prendre, ça ne sera pas long.»

Il était genre 14h20 quand on s’est arrêtés devant chez lui. Huari a beau être une toute petite ville, comme les rues sont étroites, on ne sait jamais si on va pouvoir passer où on veut. Mais bon, nous sommes arrivées à la gare pile-poil à 14h30 et, grâce à l’heure péruvienne, tout était parfait.

Merci, Edgar.

Sur le chemin du retour, dans le bus, au bout de deux heures par monts et par vaux, le préposé a annoncé un arrêt pipi: «Baño!»

Trop contente, je me suis levée et, je ne sais par quelle inspiration (il ne faisait pas froid), j’ai pris avec moi mon cardigan.

Il se trouve qu’il n’y avait aucun baño: nous  étions en rase campagne, sans même un bosquet pour s’abriter. C’est là que je bénis mon expérience africaine: j’ai rejoint deux femmes qui faisaient pipi à l’abri fictif d’une vague butte, je leur ai lancé en rigolant: «Baño sín baño!», elles ont éclaté de rire, j’ai ceint mon cardigan autour de ma taille pour cacher mes fesses et j’ai pissé comme une bienheureuse avec mes compagnes d’infortune.

On s’est arrêtées à Huaraz, María Isabel et moi, pour manger une pizza avant de prendre le combi pour Caraz, dans lequel j’ai toussé, toussé et toussé.

Aujourd’hui, je suis malade comme un chien, j’ai fait de la fièvre et j’ai mal partout, je dois partir pour Lima lundi soir (un voyage de 10 heures, de nuit), pour deux jours de réunions Formagro.

Je ne sais pas comment je vais faire.

En tout cas. Je me suis réservé une place super-luxe, «ton propre salon VIP sur roues», comme l’affirme MóvilTours, avec des sièges inclinables «à 160°», pas de voisin et una comida deliciosa.

Pour les repas délicieux, j’ai mes doutes étant donné mes expériences passées, mais il est vrai que je n’étais pas en service super VIP machin. De toute façon, ce qui m’importe, pour l’instant, c’est de pouvoir le prendre, ce foutu bus, parce que mes poumons n’ont pas l’air de vouloir coopérer.

À suivre.

Huallanca

Nous avons quitté Caraz vers 6h30 vendredi matin, Maria-Isabel, Pedro, Vanessa (jeune vétérinaire stagiaire) et moi, direction Huaraz, où habite le collègue Andrés, que nous allions cueillir pour nous rendre tous ensemble à Huallanca, une petite ville nichée dans une vallée à 3540 m d’altitude, sur l’autre versant de la Cordillère. Ce n’est qu’à 190 km de Caraz, mais il faut quatre heures bien comptées pour s’y rendre. Ce n’est pas parce que la route n’est pas bonne, au contraire — c’est l’une des meilleures que j’aie vues jusqu’ici. Elle a été construite par Altamina, une société minière, qui a accepté de ne pas couper par le parc du Huascaran pour son tracé, si bien qu’on doit faire un assez long détour pour éviter de perturber ce milieu fragile.

Et on ne perd rien au change, je pense… Visibles de partout, les hauteurs des glaciers servent de toile de fond à des plaines herbues où paissent vaches et moutons en liberté. Plus loin, des pâturages émeraude ceinturés de murets de pierre probablement millénaires drapent le flanc des montagnes comme des courtepointes brodées, et des torrents diamantés creusent leur chemin en rugissant au creux des vallées ombreuses. Que voulez-vous que je vous dise? Ça pourrait prendre dix heures, je dormirais par bouts et, quand je me réveillerais, j’aurais ça dans les rétines. Si tu veux te plaindre, je sais pas, va-t-en à Chibougameau. Et non, même là. Si tu veux te plaindre, reste chez vous.

Nous sommes donc arrivés vers l’heure de l’almuerzo à Huallanca, où notre collègue Elmer nous attendait avec son bon sourire. Je ne le connais pas beaucoup, mais je lui voue une reconnaissance éternelle depuis que Yony l’a réquisitionné un jour de pluie apocalyptique pour déménager ma cuisinière et mon frigo, il y a de ça cent ans. Bref. Elmer nous a fait les honneurs du petit bureau d’Allpa, puis nous sommes allés manger, puis nous avons pris la route pour monter voir des queseros (fromagers) soutenus par le projet Formagro.

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Ici, les gens vivent loin de tout… mais proches de la nature, disons.

À 3500, 4000 m d’altitude, sans eau, sans électricité, sans un signal de cellulaire, ils vivent là, avec leurs bêtes, au milieu d’un paysage sans fin, dans un silence à rendre sourd, sous un ciel que rien ne vient troubler… sauf la pluie, qui tombe six mois par an, obstinée et féroce, qui transforme en boue épaisse tout ce qui n’est pas couvert d’herbe. Pour aller à l’école, les enfants sautent sur le petit cheval de la maisonnée, et hop! À six, sept ans, les voilà partis sur une trotte de je ne sais combien de kilomètres. Ça me rappelle les tout-petits de Sô-Ava, qui partaient tout seuls pour l’école en pirogue à l’âge de cinq ans.

Ça me rappelle Pieds nus dans l’Aube, ça me rappelle Ces enfants de ma vie. Googlez. Googlez!

Toujours est-il que, une fois montés jusque-là, à travers des pacages qui semblent déserts, nous sommes arrivés à un petit groupement de cahutes de brique crue. Trois, pour être exact: l’une, manifestement neuve, qui est la future fromagerie (et qui, celle-là, a un toit de tôle galvanisée). Une autre, nettement plus délabrée, à la porte de tôle ondulée et au toit de chaume, dans lequel sont piquées brosses à dents et tube de dentifrice. À l’intérieur, du désordre, quelques châlits, des paillasses, des vêtements un peu partout. Et surtout, dans un coin, un âtre. C’est là que tout se passe. Quand ce n’est pas dehors.

En tout cas.

Là, nous avons rencontré une dame qui est venue vers nous tranquillement, quand elle a entendu japper ses chiens, je pense. Elle avait à la main un tricot. Un tricot! Je lui ai demandé si c’était la laine de ses moutons. Oui. Si elle la filait elle-même. Re-oui. Si elle en avait à me vendre, moi qui en ai cherché partout. Re-re-oui. Elle est entrée dans sa hutte et en est ressortie avec une pelote de la grosseur d’un gros cantaloup, en s’excusant parce qu’il y avait un peu de terre dessus (le sol de la maison est en terre battue).

Avec ma tricoteuse et vendeuse de laine et Maria Isabel. Avez-vous vu la grosseur de la pelote?

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Elle avait aussi une belle paire de chaussettes toutes prêtes, qui montent jusqu’aux genoux, avec des rayures bleues. Elle met deux jours à les faire en gardant ses bêtes. Deux jours! Je me suis esclaffée.

Il me faudra bien trois mois pour en faire une petite paire à peine plus haute que la cheville, mais bon. Je lui ai dit que je viendrais lui montrer l’avancement des travaux.

Après, nous sommes allés voir monsieur Albino, encore plus haut dans la montagne. Un bel homme fier et droit, qui nous a montré ses fromages (oOoooHh! L’odeur de petit-lait qui régnait là!). Essayez un peu d’imaginer ces fromages-là, faits chaque jour du lait (évidemment non pasteurisé) de vaches qui ne mangent que de l’herbe et qui vivent au grand air…

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Elmer, Pedro et Albino, devant sa fromagerie.

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Le fier Albino.

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Les fromages, vendus très frais, ressemblent beaucoup à notre cheddar. Sentez-vous l’odeur de petit-lait?

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Comme vie de vache, y a pire…

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Ici, on laisse le boeuf avec les madames, parce que l’inséminateur, ben, on ne peut même pas lui téléphoner. Alors on se fie à la nature.

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Albino Santillan dans sa fromagerie. Il dit que le projet Formagro l’a aidé à améliorer à a fois la qualité de sa production et ses revenus.

Sur le chemin du retour, on a embarqué une grand-mère et sa petite-fille, qui faisaient du stop au milieu de nulle part. La petite s’appelle Nicol. Elle a, comme tous les enfants que je vois ici, ce petit regard sérieux, soucieux même, qui fait qu’ils ont tous l’air un peu vieux. Pour leur faire de la place, Vanessa, jeune stagiaire d’Allpa, et son camarade JeanPol se sont installés dans la boîte du pick-up. Ils n’avaient pas l’air trop malheureux…

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Le seul moyen de se déplacer, dans la région, si on n’a pas de véhicule, c’est à pied, à cheval ou… grâce aux bons samaritains motorisés.

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Ça fait que Vanessa et Jean-Pol ont pris place dans la boîte du pick-up pour permettre à la grand-maman et à sa petite-fille de monter dans la cabine.

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Nicol était bien timide, j’ai pris la photo en vitesse…

Comme Elmer voulait nous montrer sa terre, nous avons dû déposer Nicol et son abuela bien avant la ville, en leur disant que nous les reprendrions au passage si elles n’avaient trouvé personne pour les emmener. Elles ont repris la route à pied, petites fourmis laborieuses, vers je ne sais quelle destination, tandis que nous montions vers le domaine d’Elmer.

Nous ne les avons pas revues.

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Elles ont repris la route à pied parce que nous n’allions pas plus loin pour l’instant. Nous ne les avons pas revues.

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De retour de la visite à la terre d’Elmer avec Maria Isabel et les autres. Ça descend à pic. Et ça montait aussi!

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Vanessa et Jean-Pol.

À la fin du jour, mes jambes ne m’obéissaient plus, je rêvais (dans l’ordre) d’une bière, de quelque chose de chaud à manger et d’un bon lit. Ça s’est produit à peu près. On a eu de la bière, on a mangé du poulet rôti sans presque dire un mot tellement tout le monde était lavé, puis et on est rentrés à l’hôtel. Il faisait autour de 10 degrés à Huallanca, avec pas de chauffage dans les chambres. J’ai enfilé en vitesse le pull de cachemire qui me protège du monde entier et un pantalon de pyjama en coton cheap (que je vais bientôt remplacer par les collants de laine que portent les femmes, ici, sous leurs innombrables jupes), et je me suis enfouie sous la montagne de couvertures posées sur mon lit, même si j’avais la conviction que les draps n’avaient pas été changés. À un moment donné, faut avoir le sens des priorités.

Voilà, je vous laisse avec quelques photos prises à Huallanca.

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Aphasique

Ma mère m’a toujours dit que j’avais commencé à parler avant de marcher. Je la crois. Encore aujourd’hui, même si je marche toujours trop vite au goût de bien du monde (ou si les gens marchent toujours trop lentement à mon goût), la parole, les mots — les gros, les petits, les doux, les forts, les longs, les courts –, les subordonnées relatives, les adjectifs rares, les conjonctions de coordination, les rimes, les rythmes, les zeugmes, les synonymes, les exceptions, tout ça m’enchante et me fascine. C’est mon fond de commerce, l’air que je respire, mon instrument de musique à moi et aussi la musique dont je me nourris depuis toujours avec ravissement.

Et me voici, au quotidien, aussi dépourvue et privée de parole que si j’étais muselée, que si on m’avait tranché la langue. Les mots se bousculent dans ma tête et s’arrêtent en cours de route, même quand je sais que je les sais. Il m’arrive de risquer une traduction littérale d’un mot français. Ça marche souvent en italien. Rarement en espagnol, qui a été fortement teintée par la langue arabe.

Pour comble, parfois, ça sort en anglais et je me maudis en français. Et je finis par dégobiller tout ça sur la table dans la même phrase, dans un magma compris de moi seule.

C’est du joli!

Mes collègues me regardent, médusés, impuissants, et m’aident comme ils peuvent, gentiment, sans impatience, mais avec une sorte d’étonnement dans le regard, comme s’ils se demandaient ce que diantre je suis venue foutre ici, moi la communicatrice, si je ne peux pas communiquer.

J’avoue que la question mérite d’être posée.

Je pense qu’il émane constamment de mon cerveau une légère odeur de surchauffe. Je me suis dit que, si je réussissais à assimiler cinq mots de vocabulaire par jour, ce serait déjà honorable. Au bout d’une semaine, ça fait 35 mots. Je dois en être à une vingtaine — disons trois par jour. J’espère m’améliorer, parce que j’arrive quand même à lire Vargas Llosa dans le texte sans regarder trop souvent le dictionnaire. Je ne retiens pas tout, loin de là, mais au moins je comprends ce que je lis, pis j’ai du fun, c’est vraiment pas un pensum.

Mais dans la conversation! Oh! Mon Dieu! S’il n’y avait que le vocabulaire… Non, il y a les verbes! Irréguliers! Avec la concordance des temps! L’imparfait du subjonctif est obligatoire dans une proposition relative si la principale est au passé simple, mais le subjonctif présent s’impose si la principale est au futur, à la condition que ce soit un futur prévisible. S’il l’est moins, on peut se contenter de l’indicatif. Le conditionnel appelle une subordonnée à l’imparfait, mais pas toujours. Et je ne vous parle pas du plus-que-parfait comparé à l’imparfait ou au passé composé. Essaye d’avoir une conversation en pensant à tout ça, toi.

Jesús María, ayudame!

Je me dis parfois que je devrais m’en câlicer (excusez, mes amis étrangers, ça veut juste dire «m’en taper», mais ça me fait du bien de sacrer par écrit). Ne pas m’en faire, donc, et parler comme ça vient. Les gens comprennent pareil. Mais, et de un: je ne m’améliorerais jamais; et de deux: je ne m’améliorerai jamais. Notez la nuance, s’il vous plaît.

Fait que je pédale. Je bafouille. J’implore du regard mes camarades, qui m’aident de leur mieux. Mais ça ne fait pas des conversations super fluides, disons. La communicatrice incomunicado. Une coureuse de fond avec pas de chaussures. Une myope sans lunettes. Une auto sans batterie.

Je pense à essayer de trouver quelqu’un qui viendrait habiter avec moi gratuitement en échange de sa conversation. Ça me ferait un cours intensif. Parce que, le soir, j’ai beau parler toute seule en espagnol, personne ne répond, sauf l’écho du passage. J’ai prévenu mes propriétaires, au cas où ils m’entendraient, parce que je ne voulais pas qu’ils déduisent que je suis fêlée. Néanmoins, je pense qu’ils me trouvent un peu bizarre.

En fait, j’ai l’impression que tout le monde me trouve un peu bizarre ou fêlée.

Sauf Violeta, aujourd’hui, au marché, à qui j’avais déjà acheté des tomates deux ou trois fois, qui m’a reconnue et s’est résolue à me demander d’où je viens, avec un sourire à faire fondre le glacier du Huascarán. On a parlé un peu, elle a été tellement trop fine… C’est là que je lui ai demandé son nom, pis ben voilà, ç’a été le soleil de cette journée un peu grise, parce que je me suis consolée en me disant que je suis quand même capable de converser légèrement, de choses légères.

Demain matin, avec des collègues, je retourne à Tsactsa pour la clôture du module de formation sur la culture de la kiwicha (plante parente du quinoa, je vous le rappelle). Je vais traverser la cordillère, ce sera beau et époustouflant et émouvant. On va jaser, je vais faire répéter tout à tout le monde, mais bon, c’est comme ça.

Hâte de voir où j’en serai dans un an.

Mondanités

Hier, mon amie Celia m’avait invitée à la fête donnée pour le 69e anniversaire du Club Union, qui réunit toute la bonne société de Caraz. J’y suis allée, bien sûr, et j’ai revu sensiblement les mêmes personnes qu’à la soirée du Nouvel An.

On avait décoré la salle de drapés rouge et blanc, avec des noeuds, des cocardes, des rosettes, des rubans et des falbalas; les chaises de plastique étaient houssées de satin, des roses rouges expiraient dans des coupes de cristal… C’était muy bonito. Le rendez-vous était fixé à 13 h, nous sommes arrivées pile mais, comme de bien entendu, rien n’a commencé avant une bonne heure.

Au Pérou, on aime les cérémonies. Alors on a entamé tout ça avec l’hymne national, un ode à la révolution qui a bouté les Espagnols hors du pays. Puis on a appelé un à un les dignitaires à la table d’honneur — applaudissements, accolades, bises, poignées de main –, et on a fait prêter serment (sur la Bible pis toute) au président nouvellement élu, puis aux membres du comité de direction, puis aux membres du comité des dames, puis aux nouveaux membres tout court (oui, eux aussi, ils ont juré sur la Bible). Discours de l’un, de l’autre et d’un autre encore, applaudissements, congratulations.

On a ensuite remis des certificats de mérite aux membres qui se sont illustrés au cours de l’année. Applaudissements, photos, sourires.

Le vin mousseux, servi depuis un moment déjà, achevait passivement de perdre son gaz dans les flûtes quand on nous a annoncé qu’on allait inaugurer la toute nouvelle galerie des présidents, où sont suspendus, comme son nom l’indique, les portraits des présidents du club depuis sa fondation. Ça se trouve dans une très ancienne (et magnifique) demeure coloniale adjacente. La compagnie s’est donc déplacée pour admirer le tout. Coupe de rubans, photos, discours, applaudissements.

Il était bien 15h quand le repas est arrivé. Jambon serrano en entrée, canard rôti avec riz ET patates (c’est une constante) et un émincé d’oignons crus (ça aussi). L’orchestre s’est mis à jouer, trop fort évidemment: je n’allais plus rien entendre de ce qui se dirait à table.

La danse a commencé avant même que le repas soit terminé. Les Péruviens adorent danser (y a-t-il des Sud-Américains qui n’aiment pas danser?). Ils me regardent tous d’un drôle d’air quand je dis que je ne danse pas. Comme si je disais: «Non, merci, je préfère ne pas respirer.»

La fête avait l’air de vouloir durer, mais je me suis excusée poliment vers 17h. Je n’ai hélas pas réussi à sortit discrètement: j’ai trouvé le moyen de m’enfarger dans la housse d’une chaise de plastique, beding-bedang!

Des fois, je me sens comme Mr. Bean.

Je me suis retrouvée dans la rue, un peu étourdie, tout étonnée qu’il fasse encore jour. Il avait plu, ça sentait bon, le ciel avait des airs de fin du monde, j’ai marché doucement jusque chez moi.

Un petit samedi tranquille.

Malade

Hier, comme tous les midis, mes collègues et moi sommes allés manger dans l’un des innombrables petits restos de Caraz qui offrent l’almuerzo à 8 soles. On a choisi le Chavin, où le patron fait tout lui-même: il prend les commandes, apporte les couverts et les plats, débarrasse… Invariablement calme, affable, il cuisine dans un réduit où il a à peine l’espace pour se retourner, de la largeur exacte de sa cuisinière au gaz. Je ne sais pas comment il fait.

Ce qu’il prépare est toujours très bon et copieux. Hier, soit ça l’était particulièrement, soit j’avais vraiment faim, j’ai tout avalé: le généreux potage de courge, jusqu’au dernier grain de riz de mon plat d’arroz chaufa (un genre de riz frit à la cantonaise qui fait partie intégrante de la cuisine péruvienne) et toutes les tranches de banane au sirop de tamarin du dessert. Miam.

Mais je ne sais pas, vers la fin de l’après-midi, j’ai commencé à me sentir un peu nauséeuse. Pas seulement ce vague sentiment d’avoir trop mangé, non: plutôt la sensation très précise que oooohhh… quelque chose ne va pas. Quand les sueurs froides se sont mises de la partie, j’ai ramassé mes affaires et expédié les salutations aux collègues (ici, on se fait la bise, tous et chacun, matin et soir).

J’ai pris le chemin de la maison sous une petite pluie, dans le crépuscule, en me disant que l’air me ferait du bien. Hélas, j’ai bientôt été partagée entre la perspective gênante de vomir en peine rue et le désir grandissant de me coucher sous un banc et de me laisser mourir là. Mais j’ai ma fierté. J’ai donc marché bravement comme une forçate jusque chez moi, les dents serrées et le regard fixe.

Quand je me suis enfin écroulée sur mon lit, j’étais sûre que je ne m’en relèverais pas. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans le bon riz du monsieur, mais je peux vous dire que ça n’a pas passé. OooOooOohhh… que j’ai été malaaaaaaade… Je crois que j’ai déliré un peu. Roulée en boule, trempée de sueur, misérable comme les pierres du chemin, je ne me suis jamais sentie aussi loin de chez moi.

Quand la tempête s’est un peu calmée, j’ai fini par réussir à avaler une gorgée d’eau, deux comprimés de Pepto-Bismol et un cachet pour dormir. J’ai rêvé que je mangeais des trucs complètement décadents, des pains aux figues avec des viandes confites et des grilled cheese et des saucisses…. AAARRRKE!

J’ai dormi pratiquement toute la journée, bu de l’eau bouillie, mangé un oeuf à la coque dont mon estomac n’a pas encore décidé s’il en voulait vraiment.

Là, un marteau-piqueur me vrille les tempes, il est 19h25, je vais prendre deux Advil et me remettre au lit.

Demain est un autre jour.

Vie quotidienne

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Les nouveaux rideaux de mon salon. Joli, non?

Je vous l’ai dit, je ne peux passer un jour sans me rendre au marché. Toutes les raisons sont bonnes. Hier midi, je n’avais pas vraiment l’intention d’y aller quand je suis sortie. Je suis sortie pour sortir, en fait. Et aussi pour aller manger. Le midi, tous les jours sans exception, une pléthore de petits bouibouis offrent des menus à 5, 6 ou 7 soles (de 2 à 3$): soupe bien consistante qui ferait à elle seule un repas, plat de résistance (poisson frit ou viande braisée, souvent accompagnés d’un succulent ragoût de légumineuses), avec du riz ET du yuca ou des pommes de terre, quelques tranches de concombre, et puis un petit dessert à base de fruit, tout ça arrosé d’un refresco (une boisson, souvent une infusion servie tiède, que je n’arrive pas toujours à identifier mais toujours douce et bonne pour la santé, ou alors un fruit passé à la liquadora — au mélangeur — allongé d’eau).

Il est rare que je réussisse à finir tous les plats. À ce prix, je me demande bien pourquoi je me casserais le bicycle à cuisiner!

Sauf que…

Sauf qu’il y a le marché, où, comme j’avais commencé à le dire, je n’avais pas vraiment l’intention de me rendre hier. Mais, malheur! Ma sandale a choisi le moment précis où je me levais pour payer ma ridicule addition pour se briser. Le marché était à deux pas, je savais que j’y trouverais un cordonnier. Que vouliez-vous que je fisse? (En espagnol, on utilise beaucoup les imparfaits du subjonctif. À défaut de les maîtriser dans ma nouvelle langue, je vous les inflige, peut-être dans l’espoir que ça s’infuse dans mon propre cerveau.)

Je m’en fus donc trouver le cordonnier, qui m’a réparé ça en 30 secondes pour 1 sol. Quand tu sais pas combien ça va coûter, pas compliqué, généralement, ça coûte 1 sol, soit 0,40$. Rétrospectivement, je me dis que j’aurais dû lui donner le triple, le quintuple, parce que ces damnées sandales puent la mort. Oui, oui, je sais. Il faut du bicarbonate de soude. J’ai appris à le dire en espagnol, bicarbonato de soda, mais il semble que je sois la seule ici à avoir des sandales qui puent. Personne ne sait me dire où acheter ça. Prochaine étape, la pharmacie.

Mais je m’égare.

Après ma visite chez ce valeureux cordonnier, donc, une fois là, qu’eussiez-vous voulu que je fisse? (C’est vraiment comme ça que je devrais le dire en espagnol.)

Indépendamment des conjugaisons, j’ai donc fait comme toujours: je me suis promenée, et je n’ai pas pu résister. J’ai acheté trois avocats aussi moelleux que du beurre, six tomates italiennes luisantes, charnues et dodues à exploser, et aussi, tout au bout du marché, deux petits poissons argentés dont j’ai oublié le nom, que la poissonnière a éventrés d’un coup de couteau qui aurait pu être machinal, mais non. Elle m’a souri avec curiosité et gentillesse, m’a expliqué comment les apprêter, on a ri toutes les deux de mon ignorance, et je sais qu’elle me reconnaîtra la prochaine fois.

J’ai aussi, sur le chemin du retour, pris un beau gros concombre vert émeraude, une demi-douzaine de minuscules citrons verts dont la moitié d’un te donne plus de jus que deux de ces grosses limes sèches et insipides qu’on nous vend chez nous à prix d’or…

En rentrant, je me suis mitonné un genre de soupe de poisson, avec des pommes de terre qui demandent à cuire au moins deux heures, et des oignons rouges qui pleurent quand tu les coupes, et au moins une demi-bouteille de vin blanc (l’autre demie étant pour la cuisinière). Ça sentait le ciel, mais je n’y ai pas touché sauf pour goûter, parce que je n’avais pas faim, puisque j’avais si bien mangé à 14h… J’ai donc mis tout ça au frigo, avec tout le reste du reste.

Et aujourd’hui.

Aujourd’hui, je n’avais pas pantoute d’affaire au marché, j’avais déjà de la bouffe plein mon frigo, comme vous savez.

Je suis juste allée faire un petit tour à la foire agrobiologique de Formagro (le projet pour lequel je travaille). Histoire de voir s’il y avait du monde, de dire bonjour aux producteurs, de prendre des notes, de confirmer certaines impressions. Évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher: j’ai acheté une laitue, des carottes (les carottes, ici, je ne sais pas ce qu’elles ont, mais… rien à voir avec les trucs coriaces et amers qu’on a chez nous: même énormes, elles sont tendres et sucrées, tu donnes pas ça aux cochons, non monsieur). J’ai placoté un bon moment avec l’une des plus assidues, fine comme une soie, qui vient de vraiment loin, comme ses collègues, par pur engagement, parce que, à 1 sol la laitue et les cinq carottes, pas vrai que mon petit producteur fait de l’argent.

Après, j’avais décidé de me faire couper les cheveux, ça fait que je me suis dirigée vers le marché, que voulez-vous. C’est par là qu’on trouve le plus de salons de coiffure. Je me suis encadrée dans la porte du premier que j’ai croisé, où la coiffeuse était providentiellement libre. J’ai réussi à expliquer ce que je voulais, elle m’a fait tout bien comme il fallait, en prenant son temps et en placotant, avec des coups de ciseaux très sûrs, clip, clip, clip, «Tu ne te teins pas les cheveux?», elle a remarqué. «Non, j’ai pas envie, c’est un esclavage», j’ai dit. (Heille! J’ai réussi à dire ça en espagnol!)

Elle a ri.

Ça a m’a coûté 5 soles. Deux dollars. J’ai pas la coupe que ma chère Mathilde m’aurait faite, loiiiiin de là. Seule Mathilde peut me faire une coupe qui va durer plus d’un an! Mais bon. Je suis au Pérou. Je vais peut-être finir avec deux tresses comme les Quechuas? (Encore faudrait-il que j’aie assez de cheveux pour ça, mais c’est une autre histoire.)

Toujours est-il que, après cette indispensable coupe de cheveux, j’étais au marché. Alors j’ai marché! Comme je caressais l’idée d’acheter une table de chevet d’un artisan qui n’est là que le dimanche, mes pas m’ont poussée jusque-là. Mais, en chemin, j’ai acheté pour 1 sol un sachet de cevichocho à une très, très vieille dame, qui m’a demandé avec un petit sourire entendu si je voulais de l’ají (du piment fort). J’ai dit un poquito, pour lui faire plaisir, et ça lui a fait plaisir. Je ne vous dis pas comme je me suis brûlé la gueule là-dessus!

J’ai aussi acheté des arachides grillées au feu de bois (carbonisées, en fait, mais c’est pour ça que c’est bon) à une autre vieille dame très âgée, et trois mandarines trop mûres à une troisième.

Toutes ces dames sont assises par terre, alors chaque fois, je m’agenouille devant elles, je m’assois même. Je compte mes sous comme une enfant parce que je ne sais pas encore bien identifier les pièces. Souvent, parce que c’est moins compliqué que mettre mes lunettes et essayer de compter, je leur tends une poignée de monnaie pour qu’elles prennent le nécessaire. Elles me regardent de leurs yeux plissés, souvent voilés par une cataracte, me sourient gentiment, choisissent les bonnes pièces, me rendent la monnaie au besoin en fouillant sous leurs innombrables jupes, ajoutent parfois une poignée d’arachides de plus, ou un fruit supplémentaire, à ce que je viens déjà de ne pas payer assez cher.

Elles sont humbles, royales, extraordinaires, magnifiques, adorables.

Je ne marchande jamais. Ce serait indécent.

Quand je suis arrivée devant mon artisan, évidemment, il m’a reconnue puisque je suis la seule gringa, je pense, à errer comme ça au marché tous les jours. Je lui ai demandé le prix de sa petite table de chevet, il me l’a dit sur le ton de «même chose que l’autre jour, chère». Quarante soles. Soit 16$. Avec un minuscule tiroir fait vraiment par coquetterie parce qu’on ne peut pratiquement rien y mettre. La preuve: dans le tiroir, les petites pinces avec lesquelles j’attache mes petits cheveux. Elle est bancale comme ça ne devrait pas être permis, mais disons que ça fait partie de son charme?

Je vous écris toujours de ma chambre parce que c’est la seule pièce où la connexion ait un tant soit peu de fiabilité. Vous avez vu les jolis rideaux très gais de mon salon.

Dans ma chambre aussi, j’ai de très jolis rideaux. Ils sont trop courts parce que je me suis emmêlé les pinceaux en prenant les mesures. Bien moi, ça.

 

Le fossé des générations

Quand j’étais jeune — disons quand j’avais 20, 25 ans –, la simple idée de passer une soirée avec une personne de l’âge de mes parents dans un contexte autre que familial ne me serait jamais venue à l’esprit. Qu’est-ce qu’on aurait pu avoir à se dire? De toute façon, comment cela aurait-il bien pu se produire?

Toutes les personnes de plus de 30 ans me paraissaient suspectes, et j’avais la certitude de détenir quelque chose que ces gens-là n’avaient pas. En un sens, c’était vrai: j’avais une certaine jeunesse qu’eux et elles n’auraient plus jamais. Réciproquement, mon vieux père, jusqu’à sa mort, m’a traitée comme une sorte d’incapable (malgré tout l’amour qu’il avait pour moi): jamais je n’aurais son expérience, et cela me disqualifiait dès le départ dans toute discussion.

J’ai vu ma nièce Clara lui tenir tête brillamment, avec la confiance que, je pense, les gens de ma génération avons su insuffler à nos enfants. Mon vieux papa adorait ces conversations, je le sais, je voyais briller ses yeux. J’ose croire que, avec mon fils adoré, j’ai réussi à créer de meilleurs rapports que mon père avec moi.

En tout cas.

Ce matin, dans mon courriel, par l’entremise de Couchsurfing, j’ai reçu un message d’un jeune homme de 22 ans qui se trouve à Caraz, qui est en voyage pour rejoindre son frère en Bolivie, qui ne parle pas espagnol et qui s’ennuie un peu. Couchsurfing est une plateforme qui met en contact des voyageurs avec des hôtes disposés à les recevoir gratuitement, ou à prendre un verre, comme ça, pour le simple plaisir de faire connaissance et de découvrir d’autres réalités. J’ai eu la chance de connaître ainsi des personnes extraordinaires avec lesquelles je suis restée (ou pas) en contact et qui toutes m’ont apporté quelque chose, m’ont permis, je crois, de devenir une personne meilleure.

Bref, j’ai trouvé ce matin dans mon courriel via Couchsurfing ce message de Denzil, qui s’ennuie un peu, avec qui je suis allée souper ce soir, dans ze best pizzeria de Caraz. On a placoté pendant deux bonnes heures — de lui, de moi, de ses projets, des miens, bref, de tout ce dont on peut parler en deux heures avec un pur étranger. Mais jamais, jamais je n’ai senti la moindre différence d’âge. Nous étions deux humains en terre inconnue, c’est tout.

À la fin, je lui ai quand même conseillé de ne pas louer une moto pour traverser le Chili, et je lui ai fait acheter un pot de manjar blanco pour la route jusqu’à Trujillo. On s’est fait la bise, je lui ai souhaité bon voyage et demandé de me donner des nouvelles.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, je trouve ça vraiment beau.

Feliz Año Nuevo!

Je mets des majuscules dans mon titre parce que, ici, on aime les majuscules.

Et pourquoi pas?

J’ai fini par me faire adopter non pas par une famille de Chimbote (qui n’avait du reste jamais entendu parler de moi), mais bien par la propriétaire de mon appartement, Chela, laquelle vit à Lima. Je vous passe les détails, mais bon, je me suis retrouvée avec elle au club social de Caraz, vêtue aussi chic que je pouvais (c’est-à-dire pas très, mais c’était absolument pas grave).

Le billet d’entrée coûtait 60 soles (24$) et comprenait brindis (toast de pisco sour), repas, mousseux, cotillónes (sifflets, ballons, crécelles), orchestre, en tout cas, un paquet de trucs, le tout dans une salle beaucoup trop grande, éclairée au néon, où j’ai cru que je ne me réchaufferais jamais.

Nous, les Québécois, on se trouve bien braves de vivre dans des 20 degrés en-dessous de zéro. Hahaha! Ici, pas de chauffage dans les maisons. S’il fait 10 degrés la nuit, tu t’arranges avec des vêtements et des couvertures. Prendre sa douche, dans ces circonstances, demande une certaine préparation psychologique parce que, même si tu peux espérer de l’eau chaude, tu sais que tu vas quand même grelotter dès qu’un bout de beau échappera au jet (et jusqu’à ce que tu te sois rhabillé).

J’dis ça, j’dis rien. En tout cas.

Donc, dans cette salle immense ouverte à tous les vents, nous sommes arrivées, Chela et moi, à l’heure de l’ouverture des portes, à 20h. Rien n’était commencé, il n’y avait presque personne, les tables n’étaient pas mises, quelques jeunes femmes posaient des bouquets de fleurs jaunes un peu au hasard, puis des serviettes, des couverts… Au fur et à mesure, quand des gens arrivaient, Chela me présentait comme una amiga. Ici, tout le monde se fait une bise sur la joue droite, alors j’ai embrassé une incroyable quantité de joues droites en disant buenas noches, qué tal, mucho gusto, gracias. Quand le repas est enfin arrivé, il était bien passé 22h, je mourais de faim et de froid. Heureusement, c’était sorprendientemente très bon. Dinde, riz, pommes de terre, légumes. Avec bien sûr un petit plat de sauce muy picante qui a disparu le temps de le dire. Même moi, j’en ai manqué.

Chela a été adorable de gentillesse. Je l’avais prévenue que je ne danserais pas (j’ai ma fierté), mais, à un moment donné, ç’a été plus fort que moi (j’aime quand même ça) et j’ai fini par céder. Au bout de cinq minutes, à bout de souffle, je me suis dit que je vieillissais décidément plus vite que je ne croyais et je me suis maudite de haïr l’exercice… jusqu’à ce que je réalise que ce n’était pas ma faute, mais celle de l’altitude. Fiou!

Chela a expliqué ça à notre tablée, où j’ai été reçue comme une soeur, une cousine, une amie, et où le vin, les voeux et les sourires ont circulé comme le sang dans le coeur. À minuit moins quelque, comme il se doit, le compte à rebours a commencé. Les néons se sont éteints, chacun s’est emparé de sa crécelle et de son sifflet pour accueillir en fanfare le Nouvel An. La tradition veut aussi que l’on mange 12 raisins verts, un pour chaque mois de l’année qui vient, en faisant un vœu à chacun. Joli, non?

Après, j’ai observé sans me lasser ces femmes vêtues de robes hyper moulantes, souvent des modèles de Botero, en talons vertigineux, qui dansaient d’un air un peu absent, l’ai de ne pas y penser… Mon Dieu, combien de fois me serais-je rétamée sur le terrazzo, chaussée comme ça?