Une obsession

Ça m’arrive tout le temps quand je rentre de voyage: je ne pense qu’à reproduire ce que j’ai mangé, une manière comme une autre de prolonger le bonheur d’avoir été ailleurs, de ralentir l’atterrissage, de continuer de rêver.

Mais on dirait que c’est plus grave et incurable dans le cas de l’Italie.

Je suis donc allée vendredi à la Baia dei formaggi, puis à la boucherie Capitol (au marché Jean-Talon). J’ai acheté de la guanciale aux deux endroits (pour comparer, tsé), à un prix qui me fait presque pleurer quand je pense à ce qu’on m’a confisqué à la douane.

Et je pleure carrément quand je pense que ça a fini aux poubelles.

Parce que non, les douaniers canadiens ne gardent pas ça peur eux, hein, franchement. On n’est pas dans une république de bananes.

Ils doivent avoir souvent envie de pleurer eux aussi.

J’ai au moins réussi à faire rire celui qui m’a confisqué ma guanciale et mon prosciutto quand je lui ai dit que je reviendrais fouiller dans les poubelles pendant la nuit.

Il était presque aussi beau, gentil et poli que mon propre fils. Ça console.

Bref, je vous le dis et vous le répète, ne rapportez au Canada aucune sorte de viande, fût-elle salée, séchée et emballée sous vide, en pensant que c’est légal: ça ne l’est pas. Après, si vous avez une âme de gambler, vous pouvez toujours essayer de passer ça en douce, en espérant de ne pas faire l’objet d’un contrôle aléatoire. Si vous vous faites prendre, vous risquez une grosse amende, mais pire: vous serez fiché à la douane comme un trafiquant de cocaïne (j’exagère, mais pas tant que ça).

Vous ferez bien ce que vous voudrez, mais vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas.

Je peux en tout cas vous affirmer que nos tomates en conserve Aylmer ou autres n’arriveront jamais à égaler le goût et la qualité des tomates italiennes, c’est comme ça. La passata, pareil,

Et les pâtes, aaahhh, mon doux, les pâtes! Sont pas toutes égales devant Dieu et les Hommes, oh que non! J’ai acheté hier chez Milano un paquet de spaghettone qui m’a coûté trois fois un paquet de Barilla, mais qui m’a procuré au moins six fois plus de bonheur.

J’avais fait un ragù alla bolognese du feu de Dieu, un truc tout simple qu’on ne peut absolument pas rater.

J’ai dû être italienne dans une vie antérieure. Il me manque juste une famille nombreuse.

Buona notte a tutti.

Décalage

Je pense que je n’ai jamais eu autant de mal à me réadapter après un voyage en Europe.

Bon, c’est vrai, je ne suis rentrée que depuis trois jours. Mais quand même. Il fut un temps où je passais à travers ça comme l’eau des spaghettis à travers une passoire. Mais on ne rajeunit pas, hein?

Je me surprends à me lever dès 7h30 le matin avec une faim d’ogresse, j’ai envie de faire une sieste à 10h et de manger des pâtes à 5h de l’après-midi, je me retiens à deux mains pour ne pas me coucher à 7h du soir.

Il est vrai que la Sissi me réveille au beau milieu de la nuit en me léchant le visage, les mains, les épaules (tout ce qui dépasse de la couette, en fait) jusqu’à ce que je finisse par acheter la paix en lui donnant une avance sur ses croquettes du jour. Quand je vous dis que j’ai créé un monstre…

Mais qui suis-je pour la juger? Moi aussi, je ne pense qu’à manger. Des rigatoni all’amatriciana, des spaghetti alla bolognese, alla puttanesca, all’arrabiata ou alla carbonara…

J’ai trouvé un site italien où on donne les recettes de base de ces grands classiques. Allez voir ça. Même si c’est en italien, vous allez comprendre qu’on n’a rien compris quand on entasse une montagne de spaghettis dans une assiette et qu’on la couronne ensuite de sauce.

En tout cas.

Là, il est 20h, je m’accorde le droit de me coucher.

Buona notte a tutti!

La Garbatella

La Garbatella, c’est le quartier où je vais passer les trois prochains jours. Créé à la fin des années 20 selon un plan urbanistique précis, avec des immeubles à l’architecture incroyable, il est en dehors de tous les circuits. Pas de touristes ici, mais la Via Appia est à quelques minutes de marche, ainsi que les thermes de Caracalla. Et la vie romaine, la vraie, éclate à tous les coins de rue.

Ooohhh que j’aime ça!

Paola, chez qui je loge, est née ici, elle y a vécu toute sa vie. Rien que pour vous dire, le petit appartement qu’elle habite est celui que ses parents ont acheté quand ils se sont mariés. La cuisine est si minuscule qu’on n’y tient pas à deux, mais le coeur de Paola peut contenir le monde entier.

Dès après mon arrivée, elle m’a emmenée faire un tour dans ses coins préférés, et je comprends qu’elle soit amoureuse de cet endroit. Je le suis aussi désormais.

Si je reviens un jour à Rome (et je le souhaite plus que tout), ce sera ici et, si ça se peut, chez Paola précisément, qui est une formidable enseignante. Avec elle, je finirais sans doute par reparler un italien acceptable.

En attendant, je me sens toujours aussi handicapée, frustrée à l’excès de ne pas pouvoir formuler correctement ce que je veux dire, parce que j’adorerais avoir une véritable conversation avec Paola.

En tout cas.

À propos du saucisson

Je vous avais promis d’essayer le vrai saucisson de Bologne avant de partir, mais j’ai eu la flemme ce matin. Y avait pas de salumeria près de mon logement ni sur le chemin de la gare, il faisait un temps de chien, ça fait que j’ai juste acheté un panino alla mortadella à la stazione – un bon sandwich, pour vrai, avec un bon pain de qualité comparativement à la merde qu’on trouve dans nos gares, quand on en trouve –, et je peux vous dire que ce qu’on vend dans les épiceries italiennes de Montréal est fidèle à l’original. Ni plus, ni moins.

Donc, pas besoin d’écrire à sa mère pour ça. On a ça chez Adonis, tsé.

Demain, je me lève à 6h30, croyez-le ou non, parce que je dois faire le tampone molecolare (le test PCR exigé par les autorités canadiennes pour pouvoir rentrer au pays). Je dois être là à 7h.

Y en aura pas de facile.

Ça fait que buona notte a tutti.


Après Vérone, Bologne

Quand j’ai débarqué à Vérone, PAF! J’ai regretté de n’y avoir réservé qu’une nuit. Mais finalement, c’était très bien comme ça. Je deviens blasée, j’imagine: le moyen-âge, les églises, les toiles du Tintoret, pffff…

Il faisait un froid de la mort, et, comme je l’ai écrit hier, le pseudo-balcon de la Giulietta (photo ci-dessus) m’a laissée de glace. Ceci explique-t-il cela?

J’ai quand même visité le Castelvecchio avant de partir, très impressionnant parce que c’est un formidable exemple de restauration après les multiples destructions et reconstructions plus ou moins fantaisistes qu’on lui a fait subir. Des fresques partout, mais aussi d’audacieuses constructions qui font le pont entre le passé et le présent, comme cet escalier improbable qui t’oblige à mesurer chaque pas:

Et ces fresques si touchantes qui me font fondre, et tout le reste.

Et puis j’ai pris le train pour Bologne.

Bologne a été sévèrement bombardée en 1943, elle en garde des cicatrices graves. Ce sont les premières choses que l’on remarque en sortant de la gare: ces édifices austères construits probablement grâce au plan Marshall, et je me suis vraiment demandé ce que j’étais venue faire ici.
Mais Bologne est remarquable notamment pour les arcades qui bordent toutes ses rues, c’est assez fascinant, et quand on comprend ça, on voit que le pont entre l’ancien et le moderne est plutôt réussi.

Après avoir posé mon petit bagage dans ma chambrette, que pensez-vous que j’ai fait? J’étais morte de faim, je suis allée manger des tagliatelle al ragù à l’Osteria dell’orsa, un endroit qui m’avait été recommandé. C’est la recette mère des sauces à spag de nos propres mères, en fait. C’était bon, mais bon, comme celle de ma mère. Ou celle d’Yves Girard. Ni plus ni moins.

C’est cool, Bologne, une ville habitée, vivante, un peu croche comme j’aime.

Ferrare

J’ai pris le train aujourd’hui pour aller faire un tour à Ferrare, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. J’ai marché à n’en plus finir, tout est magnifique dès qu’on arrive al centro. Il y avait une expo fabuleuse dans la cour centrale de l’hôtel de ville.

Ce qui m’a aussi jetée par terre, c’était de voir tout le monde à vélo (mais vraiment tout le monde: les jeunes, les vieux, les punks, les chics, les pas chics) sur des bécanes sans âge. Une formidable réussite, franchement.

Statue du moine Savonarole le fou

J’ai visité encore un château, avec fresques pis toute, et puis j’ai piraté un bus (j’avais pas de billet) pour retourner à la gare (j’ai encore 19 ans, parfois).

Pour souper, je suis retournée manger à l’Osteria dell’Orsa parce que j’avais tellement aimé ça la veille, même si c’était à 1 km de mon logement et que je n’en pouvais plus, mais tsé, quand tu viens de marcher 10 ou 12 km, qu’est-ce qu’un de plus?

Alors j’ai pris mon courage à deux mains et mes pieds de l’autre, et j’y suis allée, pleine de confiance.

Pis ç’a été dégueulasse. On m’a fait asseoir au sous-sol, près des toilettes, d’où émanait une horrible odeur de désinfectant, où on ne recevait pas de réseau et où j’ai mangé un ragoût de veau infect plein de tiraille avec une triste salade de laitue iceberg. Comme quoi il ne faut jamais espérer répéter les amours d’un soir.

Demain, ou nous annonce un temps de merde, j’en profiterai pour aller dans un musée quelconque ou pour visiter l’université de Bologne avec son amphithéâtre, et pour classer mes photos.

Je repars ensuite pour Rome, où je passerai quatre jours, bien tranquille, à vivre une vie romaine dans un quartier résidentiel qui est peut-être l’équivalent de Rosemont, disons.

Buona notte a tutti!

Venise en vrac et en vrai

Je me rends bien compte que j’ai vu une Venise rarissima. Sérénissime pour vrai, depuis peu et pour on ne sait combien de temps: la piazza San Marco presque déserte (hormis une petite file pour voir la basilique), les rues marchandes «marchables», les canaux aux eaux calmes d’une incroyable couleur de jade, les venelles silencieuses… Pour une fois, je dois bénir la covid (même si l’apparition du nouveau variant me remplit d’anxiété): cette Venise-là n’est pas donnée à tout le monde.

Je reviendrai certainement, hors saison, comme maintenant, flâner dans les quartiers plus populaires où le tourisme de masse ne se rend peut-être pas encore. C’est la Venise que j’ai préférée, la moins lisse, celle qui m’a paru la plus vraie. Grazia a eu un petit rire incrédule quand je lui ai dit ça, au sortir du ghetto, ce minuscule bout d’île où les autorités vétiniennes avaient confiné les Juifs à partir de 1516 (vous saurez, mes amis, que le mot «ghetto» vient de là, une histoire fascinante à lire ici).

J’aurais bien aimé me perdre dans les petites ruelles cachées de ce vieux quartier, où les maisons sont plus hautes qu’ailleurs parce qu’il fallait loger beaucoup de monde dans un périmètre limité.

Manifestement, ce n’était pas du goût de Grazia, qui nous a emmenées là pour me faire plaisir. Ce n’est pas «sa» Venise, si j’ai bien compris – c’est comme si un étranger demandait à un Outremontais de l’emmener dans Hochelaga-Maisonneuve, disons.

J’ai compris que c’est le genre de chose que je ne peux faire que quand je suis seule. C’est bien pour ça que je me promets de revenir.

En tout cas, c’est grâce à Grazia que j’ai pu voir Burano, un bijou fabuleux que je n’aurais jamais pu imaginer et où je ne serais sans doute pas allée sans elle, parce qu’il faut vraiment vouloir. Tout est remarquablement compliqué, à Venise. Si on n’est pas bien préparé, ou si on n’a pas un guide aussi exceptionnel, on est condamné à rester dans les coins les plus fréquentés.

Bon, parmi les milliers de touristes que déversent habituellement les paquebots à Venise, plusieurs centaines réussissent sans doute à se rendre à Burano, moyennant supplément. Mais aucun d’eux n’aura pu contempler ce village de pêcheurs dans toute la beauté et la quiétude qu’il nous a offertes ce jour-là.

Je suis maintenant à Vérone, pour une seule nuit. J’en rêvais depuis toujours à cause de Roméo et Juliette, vous pensez bien. Mais après Venise, bof bof bof…

Le balcon de la Giuletta? Outre le fait qu’il est une pure fiction? Ben j’en ai vu de bien plus beaux et de moins fréquentés, sans imbéciles qui se font prendre en photo avec la main sur un téton de la statue.

Ça fait que demain, je visiterai (peut-être) le musée du Castelvecchio, surtout parce que c’est, dit-on, un exemple fabuleux d’architecture «réparatrice» (mon expression).

Ce qui est certain, c’est que je prendrai un train pour Bologne, où je me ferai un devoir de manger les plus vrais spaghetti alla bolognese de la ville. Et les moins chers, bien entendu.

Buona notte a tutti.

Morte à Venise

Nous sommes arrivées à Venise jeudi soir, Grazia, son amie Enrica et moi, après un trajet de sept bonnes heures de route.


Grazia a conduit tout du long, n’a pas bu une goutte d’eau, n’a rien mangé du tout, n’a pas arrêté de parler, et elle a tenu, quand nous sommes enfin arrivées au Lido (l’île où elle a grandi), à nous la faire visiter de long en long (c’est vraiment pas large) dans la nuit noire, sans jamais arrêter de parler.

Je ne saurais vous dire avec quel délice je me suis étendue sur mon excellent sofa-lit, ni pendant combien de temps Grazia a continué de chiaccherare (jacasser) et Enrica de rire après l’extinction des feux et de mon cerveau (vers 22h).

Vendredi matin, hop, hop, hop! Debout! On s’enfile une couple de cafés et on part. Grazia ne mange pas, le matin. Heureusement, j’ai une alliée en la personne d’Enrica, qui est une humaine normale comme vous et moi. Nous avons donc pu exiger de manger avant de prendre le ferrryboooate pour Venise, et nous avons avalé chacune un tramezzino (la version italienne de nos sandwiches avec-pas-de-croûte, mais avec le raffinement italien) et un cappuccino avant de nous engager dans le marathon que Grazia nous préparait.

Cette femme est une machine, une extraterrestre. Elle est radioactive, hyperactive, tout ce que vous voudrez.

Elle nous a conduites tambour battant dans ce labyrinthe de ponts et de canaux qu’elle connaît comme la paume de sa main – les églises, les campi, les palazzi, les petits passages… J’ai pris des centaines de photos que je ne peux pas mettre ici parce que je vais épuiser mon forfait de données, mais ça viendra.

Bref, ç’a été aussi épuisant qu’enchanteur.

Et v’là-t-y pas que, hier soir, à la fin de cette journée de fou et après quelques verres de vin ou de bière, on se met à parler de la covid. Je vous passe les détails, mais Grazia a passé près de me lancer des assiettes parce que nous n’étions pas d’accord sur les risques de contagion. Je me suis couchée vraiment en tabarnak, et probablement elle aussi.

Mais ce matin, plus rien, tutto bene, on repart à zéro comme si de rien n’était. Sauf que je sais que Grazia se souvient de tout et qu’elle peut te remettre ça dans la face quand tu veux, et même quand tu veux pas.

En tout cas. On a encore vu des merveilles aujourd’hui grâce à elle, j’en suis tout étourdie.

Ce soir, nous étions toutes les trois invitées chez une amie de Grazia, mais j’ai préféré rester ici pour donner un break à mon cerveau, qui fume dangereusement parce que je continue à parler itagnol à des degrés divers, j’ai peur d’un court-circuit.

Je pense partir lundi pour Bologne et y passer quelques jours tranquillamente, puis je retournerai un jour ou deux à Rome sans me prendre la tête.

Buona notte a tutti!



Le courrier (une fois n’est pas coutume)

« Bonjour Fabienne,

C’est un grand plaisir de lire de nouveau vos récits de voyages. Vous n’avez rien perdu de votre verve. Au niveau pratique, pour les citoyens canadiens en voyage en Italie, comment cela se passe pour le passe sanitaire? Quel document de vaccination utilisez-vous pour accéder aux restaurants, aux musées, aux trains, etc… Utilisez-vous la preuve vaccinale québécoise ou fédérale? Reconnait-on à Rome ou à Venise le code QR canadien de vaccination? Ces renseignements seront très utiles à tous ceux qui planifient un voyage en Europe. Merci infiniment.
Max
Vancouver

——-
Cher Max,

Merci pour vos bons mots. Voici donc quelques réponses à vos questions.

Pour pouvoir prendre l’avion au départ du Canada à destination de n’importe quel pays, vous devez avoir la preuve canadienne de votre statut vaccinal et le résultat d’un test PCR ou antigénique, selon le pays de destination, réalisé dans les 72 heures précédant votre départ.

Le test antigénique est moins cher (magasinez, les prix varient beaucoup d’un labo à l’autre) et les résultats arrivent en 15 minutes, mais il est moins précis n’est pas accepté par tous les pays. J’ai pris le test PCR chez Curis, à 139$. Le résultat arrive en 24 heures sous la forme d’un code QR et d’un document PDF.

Pour entrer dans les pays de l’Union européenne, il faut aussi remplir en ligne une fiche de traçabilité, dont vous pouvez garder la preuve par code QR dans votre téléphone.

Quant au code QR du passeport sanitaire canadien, les lecteurs européens ne le reconnaissent pas, mais il suffit de montrer le document PDF qui l’accompagne ainsi que votre passeport pour accéder aux musées.

On ne m’a en revanche rien demandé dans les trains, et encore moins dans les cafés, bars ou restos, où l’on entre comme dans un moulin – bien qu’il soit indiqué partout qu’il faut montrer le Green Pass pour pouvoir s’asseoir.

La situation dans le centre de l’Italie est assez semblable à celle du Québec. Il en est autrement dans les régions du nord, où l’on observe plus de résistance face aux vaccins, de même qu’en Autriche (qui a décrété un confinement total à partir de lundi). Je sais aussi qu’on s’inquiète en France d’une cinquième vague «fulgurante».

J’avoue que, si je devais planifier un voyage à l’heure où l’on se parle, je ne suis pas du tout certaine que je partirais. Mais bon, je suis ici, autant en profiter… tout en jouant de prudence.

Elle m’abandonne

Après tout ce qu’on a vécu ensemble.

Elle s’en va. J’ai compris qu’elle s’en va en Italie. J’sais pas où c’est, mais elle a pas le droit de me faire ça.

Elle me dit que quelqu’une va venir vivre ici à sa place, dans MON château, pour s’occuper de moi.

Je veux bien, mais qui? Est-ce que je vais pouvoir la réveiller au milieu de la nuit pour avoir des croquettes?

Ben oui, c’est clair que je vais la réveiller. Mais est-ce qu’elle VA SE LEVER pour me donner des croquettes? Est-ce qu’elle va m’ouvrir la porte pour me laisser sortir, et m’appeler ensuite comme une perdue pour que je consente enfin à rentrer?

Rien n’est moins sûr.

La tatie arrête pas de dire que c’est fini, tout ça. Que l’hiver s’en vient et que ça va devenir ingérable, et que je ferais mieux de m’habituer à rester en dedans. Elle me rationne, me raisonne, me sermonne.

Ah ouais? Et ma nature profonde, alors? J’vais devoir rester devant la fenêtre à faire ekekekekeke comme une débutante?

VOYONS!

En tout cas, la tatie prend ça au sérieux. Je l’ai jamais vue s’activer autant. Elle arrête pas de s’agiter. Lave ci, lave ça, tous les tiroirs et toutes les armoires, c’est le bordel dans cabane.

Et c’est sans parler du cagibi. Aaaaahhh, le cagibi! J’ai mis les pattes là-dedans peut-être deux fois dans ma vie, pour inspecter, tsé ben, et j’en suis ressortie chaque fois à toute épouvante parce qu’il régnait là un estie de plus-que-bordel que tu peux même pas imaginer.

V’là-t-y pas qu’elle a vidé la chose de tout son contenu, pour ensuite l’aspirater de fond en comble et y remettre, d’après ce que j’ai observé, à peu près le tiers de ce qu’il y avait avant.

Demande-moi pas ce qu’elle a fait avec le reste. Ça m’intéresse pas.

Ce qui me révolte, c’est le coup de cochon qu’elle m’a fait après tout ça.

Elle y a installé ma litière.

MA LITIÈRE! Crisse! T’as pas le droit de changer ma litière de place, même si j’y vais jamais, OK?

Mais bon, apparence que, tout impératrice que je sois, j’ai pas voix au chapitre.

Attends ben la nuit qu’elle va passer, la tatie.

Une reddition

C’est comme ça que ça s’appelle.

Bien obligée: c’était ça ou je ne sortais plus.

Je suis terriblement mortifiée. MOI! Impératrice de Rosemont et de tous les coeurs! Sortir avec cette collerette absurde, infamante, ridicule, mais POURQUOI?

Elle m’a mis ça après que je lui ai rapporté le fameux bruant à gorge blanche, qu’elle avait baptisé Aristide. Demande-moi pas pourquoi 1) elle me l’a confisqué et 2) elle lui a donné un nom, et celui-là en particulier, je comprends pas pantoute.

En tout cas.

Elle pense que j’ai rien vu, mais je sais très bien qu’elle l’a mis à l’abri dans une chambre à laquelle j’ai pratiquement jamais accès parce qu’elle-même n’y va que trèèès rarement.

Elle me prend vraiment pour une imbécile.

Un bon jour, pas longtemps après ce que je considérais comme une glorieuse capture, elle est sortie de la chambre avec le p’tit oiseau enfermé dans le machin qu’elle m’inflige pour m’emmener chez le vétérinaire.

HAHAHA! J’ai trop ri! Le p’tit oiseau était dans ma propre cage! Bien fait pour lui!

Parce que moi, pour vrai, j’m’en foutais: la veille encore, j’avais ramené à la maison un autre beau p’tit oiseau. Comme il était déjà très mort, j’pensais qu’elle serait contente, mais non. Elle est jamais contente.

Elle a dit que c’était un «junco ardoisé», mais pour vrai, elle dit souvent n’importe quoi juste pour que je me sente coupable. Donc, encore une fois, elle m’a fait une scène et me l’a confisqué, mais ça m’a pas fait grand-chose parce que je savais que je pourrais en attraper plein d’autres.

Je suis redoutable, tsé.

Sauf que quand elle est rentrée à la maison avec ma petite cage rose vif vide, elle avait un autre plan pour moi.

C’était cette absurde, infamante, ridicule collerette de clown qu’elle m’inflige désormais chaque fois que j’exige de sortir.

Parce que la tatie a apparemment emmené Monsieur Aristide dans un refuge où, peut-être, on pourrait lui sauver la vie. Et c’est là qu’elle a trouvé cet instrument du diable.

Comme ça, selon elle, les oiseaux, qui paraît-il ont des super pouvoirs visuels, pourront détecter ma présence malgré toutes mes terribles astuces de camouflage et s’échapper avant que je les pogne.

BEN VOYONS!

Qu’est-ce qu’elle a pas compris dans l’idée de CHASSER?

Je suis outrée. Outrefâchée. Outrefâchumiliée.

Mais y a toujours l’histoire des croquettes, tsé.

Ça fait que à partir de désormais, si je veux sortir, je dois pour ainsi dire poser ma tête sur le billot pour qu’elle me passe la corde au cou.

C’est la somme de toutes les exécutions.

À côté de ça, Marie-Antoinette peut bien aller se rhabiller. Y manque juste Jeanne d’Arc, pis comme c’est là, j’te dirais que c’est juste une question de temps.

AU SECOURS!

J’ai frôlé la dépression mais, heureusement, dans les derniers jours, il s’est produit quelque chose d’absolument extraordinaire: deux humains inconnus sont arrivés et ont occupé la chambre-dans-laquelle-on-ne-va-jamais.

Tout à coup, la tatie s’est mise à parler avec ces gens-là et je comprenais absolument rien de ce qu’ils se disaient tous les trois.

J’ai commencé par capoter, mais j’ai vite compris que les deux inconnus étaient des alliés: ils m’ont rendu les hommages dus à mon rang, et si je ne suis pas allée dormir dans leur lit, c’est bien seulement parce qu’ils fermaient la porte. Pis je sais vivre, tsé.

Mais ils m’ont parlé, m’ont fait des gouzis-gouzis, ont joué avec moi et m’ont trouvée aussi belle et irrésistible que je le suis.

C’était l’fun!

Là, ces deux-là sont partis, je pense, parce que la chambre est vide et que la maison est de nouveau sens dessus dessous: la tatie n’a absolument aucun talent pour l’ordre, sauf quand il s’agit de réglementer mon régime alimentaire ou, d’après ce que je déduis, quand il y a des étrangers à la maison.

Là, elle continue de me parler dans cette langue bizarre que je ne comprends pas, mais quelques mots reviennent souvent: préciossa, beyyessa, immepératriss.

Je finirai bien par savoir ce qu’elle essaie de me dire.

* * *

DERNIÈRE HEURE

Sa collerette maudite marche même pas, lalalère! J’ai attrapé un autre oiseau ce matin, youpi! Elle était fâchée, la tatie, quand je lui ai rapporté la preuve de sa bêtise. Ça lui apprendra.

Au moins, mon honneur est (presque) sauf.

Paraît que c’est l’automne

C’est la tatie qui le dit. Moi, comme tu sais, peu me chaut. (PEU ME CHAUT! J’m’épate moi-même tellement j’ai des lettres!)

Ça veut juste dire que j’m’en fiche, au cas où tu saurais pas. Pis si tu sais pas, c’est parce que t’as pas assez lu dans ta vie.

Tu vas me demander comment une pauvre minette errante et abandonnée (ou vice-versa) peut avoir autant de vocabulaire; je te dirais: demande à Bouddha. J’pense que j’m’appelais Colette dans une vie antérieure, mais ch’pas sûre.

En tout cas.

Donc, c’est l’automne. La tatie dit qu’elle déteste l’automne. C’est pas à moi qu’elle le dit, c’est à un drôle de truc aussi ridiculement rose que sa chambre, qui émet des sons étranges au moment où on s’y attend le moins, auquel cas elle se précipite à sa recherche pour lui parler. Une chance, ça n’arrive pas très souvent, sinon j’penserais qu’elle a un grain.

Parfois, elle s’en empare elle-même pour zéro raison, sans qu’il ait rien demandé, et elle se met à lui parler.

Finalement, à bien y penser, elle a vraiment un grain.

En tout cas.

Bref, c’est l’automne, et la tatie aime pas trop ça — ni moi non plus, d’ailleurs: y a pu de cigales, pu tellement d’oiseaux, zéro papillon… Pis y pleut souvent, ça fait que j’ai les pattes pleines de bouette quand je reviens à la maison, et la tatie rouspète parce que je laisse des traces de mes adorables petits coussinets jusque sur ses draps quand je rentre à la nuit tombée pour exiger des croquettes.

Parce que ouais, elle est à ma merci: je la réveille à pas d’heure pour sortir, ou pour avoir des croquettes, ou quand je rentre avec mes petites pattes pleines de bouette, pis c’est un juste retour des choses puisqu’elle aussi me réveille sans cesse pour me faire des bisous et des caresses alors que je fais une sieste bien méritée.

En tout cas.

Là, elle me tanne parce qu’elle dit qu’elle pourra pas toujours laisser la porte ouverte pour que je circule à volonté.

COMMENT ÇA? WHAT? (Ouais, j’suis bilingue, au cas où t’aurais oublié.)

C’est vrai, j’ai remarqué: je dois maintenant lui faire plein de simagrées pour qu’elle finisse par comprendre que je veux sortir et m’ouvre enfin la porte. Et au moment même où je commence à m’amuser pour vrai, elle me rappelle comme une débile, pis moi, je rentre, parce que je veux des croquettes, et aussi un peu parce que je m’inquiète pour elle, et elle referme derrière moi comme si nos vies en dépendaient.

J’sais pas si je pourrai endurer ça longtemps.

En tout cas, ces temps-ci, elle est quand même de bonne humeur. Ça fait changement parce que je l’ai entendue dire qu’elle avait passé un été de marde. Ça veut dire qu’elle a pas aimé son été, j’pense. Ça ne l’a pas empêchée de m’abandonner TROIS FOIS (je sais pas mesurer le temps, mais j’sais compter, tu sauras). Heureusement, deux autres taties sont venues me donner des croquettes et même JOUER AVEC RATATOUILLE ET MOI en son absence.

Là, elle est bien tranquille sur le bout de canapé où elle s’assoit tout le temps, et je ronronne doucement juste assez pas proche pour qu’elle ait besoin de se déplacer pour me faire des gouzis-gouzis sous le menton, et ce sont les moments que je préfère.

Finalement, je l’aime bien, la tatie, malgré tous ses défauts.