Chez mon frère

Mon frère Charles a un an de moins que moi. Enfants, nous avons beaucoup joué ensemble. Nous avons construit des cabanes dans le bois, ou dans le sous-sol de la maison avec des couvertures et des coussins. L’hiver, nous glissions jusqu’à la noirceur dans la coulée à côté de chez nous: la côte des Mères, la côte des Pères et la côte de la Mort. Nous rentrions morveux et glacés, nos mitaines et nos tuques toutes croûtées de neige, juste à temps pour souper.

Nous avons joué à la famille avec ma soeur Paula, et Charles voulait toujours être un chien, alors qu’il nous fallait un père. Mais nous finissions toujours par consentir à avoir un chien, parce que c’était mieux que si Charles ne jouait pas avec nous.

Charles habite à Hébertville depuis au moins 30 ans avec Hélène, qui est née et a grandi ici.

Hébertville est l’un des plus jolis villages que je connaisse au Québec. Vallonné, rural, traversé par une aimable rivière qui serpente à travers les coteaux, il est pourvu d’une école secondaire, d’une épicerie très correcte, d’une maison pour les jeunes et d’une belle église de pierre qui sonne l’angélus à midi, comme quand j’étais petite.

C’est un lieu vivant. Ça me change des villages dévitalisés de la Gaspésie et de la Côte-Nord, que même les ex-caisses populaires Desjardins ont désertés (ce qui est à mon avis un scandale, mais c’est une autre histoire).

La maison d’Hélène et Charles se dresse sur un promontoire, tout à côté du cimetière. Inutile de dire que  les voisins sont tranquilles. De chez eux, on a vue sur les collines de l’autre côté de la rivière, où paissent des moutons. J’ai toujours aimé les moutons et les vaches. Je pense que je dois ça à mon père, qui, quand j’étais petite, essayait de me distraire du fait que je voulais rendre mon estomac et toutes mes tripes quand nous étions en auto.

«Regarde comme c’est beau, les montagnes! Oh! Des vaches! Oh! Des moutons!»

En tout cas.

Quand je vais chez mon frère, je fais exprès de passer par les rangs et les petites routes, pour voir les champs de blé, de canola ou d’orge entrecoupés de bois de résineux. Et je ne manque pas de m’arrêter à la fromagerie Lehmann pour faire une petite provision de Pikauba, de Valbert et de Kénogami.

Puis j’arrive chez Hélène et Charles. Généralement ça fait deux, trois ou quatre ans depuis la dernière fois, et on s’est parlé au téléphone peut-être deux ou trois fois (dont une pour m’annoncer), et ils m’accueillent toujours comme si c’était hier. Naturels, pas compliqués, gentils, présents.

C’est quand même chouette, la famille…

Escoumins 

Ça fait que j’ai quitté Portneuf-sur-Mer ce matin après une nuit peuplée de rêves felliniens et un petit-déjeuner sympa à placoter avec Sylvianne, la propriodu gîte La Marée, qui me fait penser à Clémence Desrochers, mais avec un parler du XVIIe siècle. Elle dit icitte, moé pis toé, exactement comme Louis XIV en personne, à ce qu’on dit. Je sais bien, des tas de gens parlent comme ça au Québec, mais il y a quelque chose de différent icitte. En fait, ce grand tour de mon pays me permet d’entendre et de différencier toutes sortes d’accents, c’est fascinant.

Toujours est-il que j’ai parcouru à une lenteur d’escargot les 44 malheureux kilomètres qui me séparaient de ma prochaine étape, Les Escoumins. Je ne sais combien de fois je me suis détournée de la route pour rouler dans des chemins cachés, humer le parfum des marais salés, écouter le chant des pluviers, marcher un peu sur les berges d’une rivière assoupie dans la marée basse.

Le village des Escoumins m’est apparu étonnamment joli. Selon le site de la Commission de toponymie du Québec, ce nom viendrait de l’innu ishko, qui veut dire «jusque-là» ou «jusqu’ici», et min, qui signifie «graines rouges» ou «petits fruits», donc: «jusqu’ici, il y a des graines», en raison de la présence d’une variété d’airelle nordique qui conserve sa couleur rouge jusqu’au printemps, même sous la neige, et qui ne pousse qu’à partir d’ici en montant vers le nord. Cela a du sens quand on sait que le nom Chicoutimi aurait pour racines le même mot, ishko, et timiw («profond»), ce qui voudrait dire: «Jusqu’ici, c’est profond.»

J’aurais dû être linguiste, franchement. Ou ethnologue. Ou les deux.

En tout cas.

Aux Escoumins, j’ai fait de brèves provisions, juste de quoi me bricoler un sandwich (avec un providentiel pain Première Moisson, un vrai bonheur dans ces régions où la notion de bon pain, à moins que tu le fasses toi-même, n’existe plus). Puis j’ai filé au cap de Bon-Désir, un peu avant Bergeronnes.

T’arrives là, tu te poses sur les rochers et tu attends que les baleines viennent observer les drôles de mammifères terrestres qui s’exclament chaque fois qu’elles montrent un bout de nageoire. Pour vrai, il y a autant à voir sur terre que sur mer. Trois ou quatre fois, un petit rorqual nous a fait la grâce de s’approcher à peut-être 10 mètres de la berge. Chaque fois, on a entendu son souffle de géant, aperçu sa grosse tête préhistorique, sa nageoire dorsale, son dos luisant et noir dans l’eau indigo. Il fait ça à trois ou quatre reprises, puis puis il plonge en profondeur. Chaque fois dans la foule (car oui, il y a ici une véritable petite foule) éclataient des OH!, des AH! et des Ouiiiii!, comme si on était dans un manège de La Ronde.

De temps à autre, un vieux phoque gris montrait sa grosse tête chevaline tout étonnée («Mais que font-ils tous là?»). On pense qu’il est vieux parce que les phoques gris vivent habituellement en groupe, alors que celui-ci, sans doute découragé par les jeunes milléniaux, semble avoir choisi de s’isoler. Des marsouins marsouinaient (c’est-à-dire qu’ils émergent et plongent vivement), un cormoran gobait en série des sébastes tout grouillants, des sternes faisaient des plongeons de la mort pour pêcher leur pitance. Mais les mammifères terrestres n’en avaient que pour les grosses bêtes. On veut une baleine bleue, un cachalot, quelque chose d’important!

À un moment donné, j’ai compté au loin neuf Zodiac pleins de touristes qui se dirigeaient tous vers un point où un rorqual à bosse s’était signalé. Les règlements exigent que les capitaines coupent les moteurs dès qu’un cétacé s’approche de leur bateau. Ils doivent eux-mêmes maintenir une distance de 100 à 200 m (selon les espèces) avec les mammifères marins, et ils n’ont pas le droit de suivre le même individu pendant plus de 30 minutes.

Je peux vous dire que j’ai vu toutes ces règles allègrement bafouées pendant la dernière des quatre heures que j’ai passées là, cet après-midi, à observer mon prochain et le lointain. J’ai vu des bateaux littéralement cerner ce rorqual, lequel, évidemment, dans ces circonstances, ne peut que modifier son comportement. Il restera moins longtemps à la surface pour respirer, plongera de ce fait moins longtemps en profondeur pour s’alimenter… on sait tout ça. On resserre chaque année les règlements, pour dire qu’on fait quelque chose. Mais rien ne change vraiment.

Selon Gauthier, un animateur du parc à qui j’ai exprimé mes inquiétudes, il y a 54 permis de croisières aux baleines en ce moment, rien que dans la zone du parc marin Saguenay – Saint-Laurent. Cinquante-quatre!

C’est une manne pour bien des gens. Évidemment, interdire ce genre d’entreprise soulèverait un tollé. Mais si on a pu interdire la pêche à la morue, pourquoi pas les croisières aux baleines? Ou à tout le moins les restreindre? Il faut bien vivre, me direz-vous. Mais bon, je me demande si les gens natifs de Tadoussac sont si contents de ce que leur village est devenu…

Il reste àespérer que, à force d’éducation, les gens se rendront compte des conséquences de ce genre de tourisme et y renonceront – un peu comme on devrait renoncer à nager avec les dauphins dans un aquarium de marde en Floride ou à Cuba, ou à faire un tour à dos d’éléphant en Thaïlande.

J’dis ça, j’dis rien.

Côte-Nord

La vue du gîte La Marée, à marée haute.

Après Mont-Saint-Pierre, j’ai roulé jusqu’à Sainte-Félicité, qui se trouve à une petite quinzaine de kilomètres en aval de Matane. Il y a là une auberge absolument adorable, tenue et fréquentée par rien que du beau monde. J’y ai rencontré un ethnologue qui voyageait avec son vieux papa linguiste, sa femme originaire de Mongolie et leurs trois admirables enfants. Imaginez! Ethnologie et langue… j’étais au ciel.

L’auberge (immense, un peu funky, bien tenue, manifestement faite pour les familles) fait aussi crêperie le matin et le midi. Le soir, la salle à manger appartient aux pensionnaires, qui s’y installent au petit bonheur pour manger ce qu’ils ont préparé dans la cuisine commune, dans une ambiance tout à fait conviviale.

J’avais acheté des lasagnes aux fruits de mer à la poissonnerie Matanaise, très bonnes, en vérité. Mais une jeune femme a trouvé (avec raison) que ça manquait de verdure et m’a aimablement proposé un peu de la salade qu’elle venait de préparer pour sa famille. Sa fille m’a apporté ça avec un grand sourire et beaucoup de cérémonie («Voici votre salade, madame!»), c’était charmant et délicieux, au propre comme au figuré.

Il y avait là aussi trois amis Flamands, au Québec pour 10 jours, qui revenaient de Gaspésie et qui devaient rentrer à Montréal le lendemain; une jeune traductrice de Montréal en route pour la Nouvelle-Écosse et dont c’était le premier voyage solo; une famille du Saguenay avec quatre enfants, dont les deux garçons s’appellent Maurice et Henri. (Cette mode des vieux prénoms me fait toujours sourire.)

Le traversier partait de Matane à 15 h, j’ai flâné un max, me suis rendue à l’embarcadère bien trop d’avance, j’ai lu, observé les manoeuvres d’embarquement des poids lourds et des voitures avec roulotte, qui entrent à reculons dans le ventre du navire (je ne voudrais pas m’y voir). On a fini par larguer les amarres, à l’heure pile-poil. Durant toute la traversée, j’ai scruté la mer avec attention et mes jumelles dans l’espoir d’apercevoir une baleine, quelques bélugas, une compagnie de marsouins, mais rien.

* * *

Dès qu’on prend la 138 à Baie-Comeau, on voit qu’on n’est plus dans le même pays. On ne sent pas de ce côté-ci cette vieille culture maritime omniprésente de Saint-Jean-Port-Joli à Gaspé. On n’est plus dans un pays de pêcheurs et de navigateurs, on est dans un pays de bois, de mines, de chantiers démesurés.

On croise d’abord les installations de l’aluminerie d’Alcoa, un monstre à tentacules métalliques qui fait presque peur. Puis on traverse la rivière Manicouagan – ou plutôt ce qu’il en reste puisque, à la hauteur du Saint-Laurent, seuls des rochers dénudés et un filet d’eau rendent compte de ce qu’elle a dû être avant les multiples barrages qui l’ont asséchée. Pareil à Chute-aux-Outardes. Ça me fait me poser mille questions sur les conséquences de l’activité humaine. Le Québec se vante de produire une énergie «propre» et renouvelable… Certes, ça vaut mieux que le carnage qui s’opère en Alberta pour l’extraction des sables bitumineux, mais quand même. Tous ces paysages déviergés…

En tout cas.

J’ai avalé d’une traite les 117 km qui me séparaient de Portneuf-sur-Mer, où une chambre m’attendait dans un gîte qui s’est révélé aussi charmant qu’il en avait l’air. Quatre chambres impeccables, une proprio toute gentille qui, comme tout le monde ici, te tutoie d’emblée, une vue sur les marais salés juste là en bas, puis sur un banc de sable un peu plus loin et, encore plus loin, sur les collines bleues de la côte Sud.

Hier soir, un peu après mon arrivée, un monsieur s’est annoncé. Il avait en vain cherché une chambre à Forestville, à 15 km d’ici, et c’est la préposée de l’hôtel qui a téléphoné pour lui. Sylvianne, la propriétaire du gîte, était un peu inquiète parce que le monsieur était américain et qu’elle ne parle pas un mot d’anglais. Pas grave, j’ai dit, je vais traduire.

Il se trouve que ce monsieur, qui vient du Maine, est un très, très vieux monsieur. À 85 ans, il marche courbé et avec une précautionneuse lenteur, mais je peux vous dire qu’il a toute sa tête. Il avait roulé jusqu’à Kegaska, là ou finit la route 138, bien après Natashquan, juste comme ça, parce qu’il rêvait de se rendre à Terre-Neuve mais que, manifestement, il n’avait pas consulté Google Maps. Quand il est arrivé au gîte, il était visiblement fatigué et n’avait pas encore mangé. Sylvianne l’a envoyé à l’unique cantine du village… d’où il est revenu dare-dare: elle était fermée.

Il me restait la moitié d’une baguette, des cretons, de la laitue, de la moutarde à l’ancienne… Je lui ai proposé de lui bricoler un sandwich, ce qu’il a accepté avec grâce. J’avais un peu peur qu’il se casse les dents sur ma baguette plus très fraîche, mais il a dévoré ça sans mal. Je me suis attablée avec lui et je l’ai bombardé de questions.

L’histoire de cet homme est un véritable roman, j’aurais dû prendre des notes. Hélas, il est parti tôt ce matin, je ne le reverrai jamais.

Ainsi va la vie.

 

Mont-Saint-Pierre

C’est la mecque des amateurs de parapente et de deltaplane. Mais avec le vent qu’il fait, apparence que ça n’a pas volé fort depuis trois jours, comme me l’a dit un jeune homme un peu simplet je crois, mais très aimable, qui m’a abordée tout gentiment pour faire un brin de causette.

Il semble qu’il y ait ici, grosso modo, deux familles: les Cloutier et les Bernatchez. Lui est un Cloutier. Moi, je loge chez Bernatchez, dans une vieille maison qui craque de partout, où le parquet de lattes est couvert de linoléum très ancien fixé avec des crampons. La dame m’appelle «chère» et «ma grande» à tour de bras.

Il y a ici deux restos où l’on égorge le client avec des prix stratosphériques pour une cuisine qui, je le devine, sera au mieux quelconque.

Tenez, mon plat à 23,95$ vient d’arriver. Morue meunière, patates en poudre, un avant-goût du CHSLD. Jugez-en:


On m’a aussi apporté un infâme petit pain emballé dans un sac Ziploc et réchauffé au micro-ondes, que je vais manger parce que mon assiette ne me rassasiera pas. C’est pire qu’en avion.

Chaque fois que je rencontre des Français, je leur demande s’ils n’ont pas trop de mal avec la nourriture. Je peux vous dire que les Français sont très polis. Il m’apparaît impossible qu’ils ne soient pas consternés par l’horrible tambouille qu’on sert partout à des prix absurdes, mais ils n’osent pas le dire.

En tout cas. Le coucher de soleil devant moi est somptueux. C’est toujours ça.

* * *

J’ai quitté Gaspé ce matin après avoir fait le plein dans une station «avec service», un truc en voie de disparition. Le petit pompiste (genre 16 ans) m’a dit, en me tutoyant comme de raison et avec cet accent que j’adore: «T’es chanceuse, on a pu d’ordinaire, fait que tu vas avoir du super, mais c’est le même prix, ben pareil.

– Wow, j’ai dit en rigolant, est-ce que je vais aller plus vite, avec ça?

– T’iras p’t’êt’ ben pas plus vite, mais tu vas p’t’êt’ ben aller plus loin.»

J’ai mis le compteur à zéro, juste pour voir. Normalement, je peux faire 500, parfois 600 km avec un plein. Je vous tiens au courant.

Après Gaspé, j’ai longuement flâné au parc de Forillon, toujours magnifique, mais qui me crève toujours le coeur quand je pense aux familles qu’on a sauvagement expropriées lors de sa création, en 1970. On a donné à ces gens des sommes dérisoires pour leurs terres et leurs maisons, qui sont restées tristement abandonnées, muets témoins d’une vie rude et souvent miséreuse, mais une vie, tout de même. Ces gens ont été relogés en ville, à Gaspé, ou ailleurs, dans des HLM sans âme et sans air. C’est une chose qui serait impensable de nos jours, et il y a eu des excuses officielles et tout, mais le mal est fait, maintenant.

Passé Rivière-au-Renard, la route devient sinueuse, montagneuse, presque dangereuse. La mer, qui était aujourd’hui d’un indigo profond et toute mouchetée d’écume, se déploie soudain comme un grand tissu moiré au détour du chemin, ça hypnotise presque, mais tu tiens le volant à deux mains et tu te concentres. Heureusement, j’ai eu la route pour moi seule, ou presque. Si une voiture me rattrapait, je me rangeais dès que possible pour la laisser passer, et me laisser ensuite absorber par le paysage.

Assez ironiquement, j’ai perdu la radio à la hauteur de Pointe-à-la-Renommée, où Marconi a installé la première station de radiocommunication maritime nord-américaine. Au bout d’un bon moment, j’ai attrapé une radio country surréaliste où jouait une chanson intitulée «Cocu content». Je n’en suis pas revenue.

J’en ris encore.

Vendredi soir à Gaspé

Crevée comme j’étais en arrivant à Gaspé, je n’ai pas voulu me casser le bicycle, comme on dit. J’ai brièvement arpenté la rue principale (baptisée rue de la Reine et ne me demandez pas pourquoi), et j’ai fini par me résoudre à entrer au Brise-bise, dont la terrasse débordait jusque sur le trottoir. Une quinzaine de personnes attendaient une place. Personnellement, c’est contre ma religion de faire la queue pour entrer dans un resto. C’est là que la personne seule a un avantage: elle est seule! La jeune hôtesse m’a expédiée au bar, où j’ai réussi à m’insérer entre un couple de locaux qui connaissaient la barmaid par son petit nom et deux chums qui se racontaient la dernière fois qu’ils avaient été arrêtés par la police alors qu’ils avaient bu.
J’ai demandé une bière du Naufrageur, une bavette à point et le mot de passe du wi-fi.
Le couple parti, un monsieur qui ressemblait à Victor Lévy Beaulieu s’est installé en laissant, comme il se doit, une place vide entre lui et moi. Il a demandé la carte des bières. Il y a 16 pompes, dont je ne sais combien de brasseries locales. Il a commandé une pinte de Coors Light.
Ben coudon.
La jeune serveuse était tellement efficace qu’elle m’étourdissait.
Ma bavette était bonne – cuite juste ce qu’il fallait -, les frites aussi, la salade fraîche. Pas le repas du siècle, mébon, vraiment pas le pire non plus.

Le tour de l’île

Aujourd’hui, avec William, on a fait le tour de l’île Bonaventure, d’abord en bateau, puis à pied. Ma légendaire prévoyance et moi, nous avions apporté anorak et lainage en nous disant qu’il ferait peut-être froid et pluie, vu les prévisions de la météo. Mais comme le ciel et la température défiaient une fois de plus cette science inexacte, j’ai dit merci quand même à ma prévoyance et laissé tout ça au bureau d’accueil. J’ai eu si chaud pendant la première moitié du trajet que j’ai vraiment remis en question, pendant un moment, l’idée de retourner au Bénin, fût-ce pour deux mois. (Quoi? Je ne vous l’ai pas dit? Ben oui, en septembre. Mais c’est une autre histoire.) Au retour, on a attrapé un orage qui nous est arrivé dessus sans prévenir, si bien que j’ai fait l’aller et le retour trempée, mais pas pour les mêmes raisons. Heureusement, le soleil est vite revenu et, grâce à ces fabuleux textiles qui sèchent en un rien de temps, je ne suis pas morte de froid dans le bateau du retour. Et de toute façon, eussé-je eu mon imper, j’aurais tellement sué dedans que j’aurais fini par l’enlever. CQFD.

Les fous de Bassan

Ils plongent en piqué à une vitesse supersonique et ressortent de l’eau sans jamais rien dans le bec. C’est qu’ils assomment les poissons par la dureté du choc qu’ils produisent, puis ils les avalent sous l’eau. Wikipédia nous affirme que c’est en raison de cette pêche apparemment vaine que les marins les ont traités de fous. Mais au vu de leurs comportements sur terre, qui ont toutes les apparences d’un paquet de désordres mentaux bien documentés, je pense que Wiki a fait un peu court.
D’abord, ils se marient pour la vie et reviennent année après année dans le même nid, qui n’est rien de plus qu’une vague saillie dans le sol nu, probablement créée par des années d’accumulation de guano. D’ailleurs, l’odeur, je ne vous dis pas. On s’approche de la dépendance affective.
Ils n’ont qu’un petit par an. Si ce dernier a le malheur de «tomber» du nid (juste une petite dégringolade de quelques centimètres), il est kaput, ses parents ne s’en occupent plus et il crève là, à portée de bec de ces deux imbéciles. Compte tenu de la maladresse extrême avec laquelle les fous de Bassan se posent (on dirait mieux «s’écrasent») sur le sol, on s’étonne que de telles dégringolades de bébés ne surviennent pas plus souvent. Négligence parentale, trouble de l’attachement, déficit d’attention, troubles psychomoteurs.
Les deux parents se relaient pour aller quérir la pitance de leur rejeton, qui est si laid à la naissance que, finalement, on peut les comprendre de le laisser tomber à la première occasion. Là, je n’ai pas de diagnostic clair.
Quand le mâle rentre au nid, il a l’amabilité de signaler son retour par une violente attaque de la femelle, un peu comme un mari ivrogne et soupçonneux qui lui reprocherait d’être allée avec tous les voisins (qui sont nombreux). Il lui mord le cou par derrière, ce à quoi elle répond par des gestes de soumission que je préfère ne pas décrire.
À noter que le fou de Bassan est un oiseau extrêmement territorial, ce qui ne l’empêche pas de nicher dans l’équivalent du camping de Sainte-Madeleine. Si ça ne frise pas la schizophrénie, je veux bien qu’on me dise ce que c’est. Tsé, si t’es pas capable d’endurer tes voisins, t’es pas obligé de vivre dans un condo.
J’dis ça, j’dis rien, hein.
En tout cas.

William

Nous nous sommes laissés, mon très cher William et moi, dans le stationnement de la compagnie de bateaux. Nous avions tous les deux le coeur gros. Une grosse accolade, pas beaucoup de mots.
On a passé une maudite belle semaine. On a ri, on a regardé la mer sans rien dire, on a dit des conneries, on a parlé de choses sérieuses et pas sérieuses, on a cuisiné, on s’est régalés, on a marché, on s’est foutu la paix ou on l’a savourée ensemble.
Il nourrit une affection immodérée pour ses trois chattes pas de poil (des rex de Cornouailles). L’une d’elles, P’tite fille, fait pipi partout. Je pense qu’elle a pissé sur mes sandales. Ou sur quelque chose. Bref, ça sent le pipi de chat dans ma chambre.
En tout cas.
Sur la route vers Gaspé, je me suis arrêtée saluer Gérard et Catherine, de Gaspésie sauvage, ces deux extraordinaires personnes sur qui j’ai écrit ce reportage il y a deux ans. Ils ont été d’une gentillesse extrême, m’ont montré leurs projets (ils n’arrêtent pas), je les admire et je les aime. J’en reparlerai.

Gaspé

Là, j’écris d’un motel tellement anonyme qu’il en est reconnaissable. La connexion internet est si aléatoire que je pense que j’ai plus de chances de gagner le gros lot à la 6-49 (même si je n’achète jamais de billet) que d’envoyer ce texte sans encombre, mais bon, mon optimisme m’a bien servie jusqu’ici, soyons fous.
Le motel est au bord de la 132, à 4 km du centre-ville de Gaspé. Comme La Malbaie, Rimouski, Alma ou de dis-le-nom-d’-une-ville, Gaspé est une ville laide. Un centre commercial hideux donne sur le bassin du Sud-Ouest, au bord duquel la route 132 a été construite à grands renforts de remblayage, si bien que les habitants n’ont plus accès à l’eau que par une étroite promenade en contrebas, avec en fond sonore le bruit des voitures et des camions qui y circulent en permanence.
On l’a-tu, l’affaire.<

De choses et d’autres

Le ciel s'est couvert en après-midi; les nuages ont lâché quelques gouttes sans grande conviction et ont fini par y renoncer, par paresse sans doute. La mer a pris un gris métallique, elle soupire sous le ciel blanc comme si elle s'ennuyait.

Demain, William m'emmènera voir les fous de Bassan à l'île Bonaventure, après quoi il rentrera dans son royaume tandis que je poursuivrai ma route, avec étapes à Percé, Mont-Saint-Pierre, Sainte-Félicité (près de Matane, d'où je prendrai le traversier pour Baie-Comeau). Ensuite, dodo à Portneuf-sur-Mer, quelque part sur la Côte-Nord, que je n'ai jamais visitée. Si tout va comme prévu, mon itinéraire ressemblera à ceci:

https://goo.gl/maps/Q11RgSTCLJq

Ça me fait tout drôle de me trouver hors de chez moi pour aussi longtemps sans être à l'étranger. On devrait tous faire ça au moins une fois dans sa vie. Bon, on ne s'émerveillera pas de l'architecture ni de l'aménagement des villes (quel aménagement?), c'est un cas désespéré: au Québec, le clin de vinyle, le bardeau d'asphalte et l'aluminium émaillé on fait des ravages irrémédiables. Les centres commerciaux ont fait le reste. Il faut bien le dire, nos villes et nos villages sont laids. Heureusement, il reste les paysages. Et les gens.

Les Gaspésiens me font mourir de rire. Ils ont une gouaille inimitable, un naturel désarmant, une familiarité bon enfant irrésistible.

Comme cela se faisait quand j'étais enfant, les gens débarquent les un chez les autres sans s'annoncer, juste pour dire bonjour en passant. Ils restent deux minutes ou deux heures, parlent de choses et d'autres, accepteront volontiers la bière ou le café qu'on ne manquera pas de leur offrir. J'ai toujours adoré ce genre de visite impromptue, dont l'habitude se perd dans les villes.

Hier, nous sommes allés manger chez Le Chialeux, un resto d'une quinzaine de places où le proprio, Jean-Pierre Duguay, fait tout tout seul: la cuisine, le service et… l'animation. C'est un personnage complètement extravagant, qui houspille ses clients s'ils arrivent en retard (les repas sont servis à heure fixe) ou si un égaré se présente sans avoir réservé. Il mitonne des plats généreux, simples mais bons et bien faits, à 30$ par convive (entrée, plat, dessert, café). Si vous passez par Chandler, allez-y. Mais n'oubliez surtout pas de réserver… et apportez votre vin.

Sociabilité

Il me dit, avec une pointe d'inquiétude: «Toi qui es si sociable, je t'emmène juste voir des chevaux et des bisons!»
Entre-temps, on est arrivés face à face avec son amie Céline, qui revenait de chez son neveu et qui a dû reculer le gros pick-up de son chum pour nous donner accès à la ferme du neveu. Nous sommes ressortis de là avec un bouquet de radis de la mort et une douzaines d'oeufs frais pondus. Juste avant, nous étions allés acheter des carottes pour gâter les chevaux du rond de course. Tous les chevaux connaissant William. William connaît tous les chevaux. Il connaît aussi (et surtout) toutes leurs propriétaires. Au Québec, les chevaux sont des histoires de femmes.
Je suis sociable, oui.
Mais j'aime tellement les chevaux!

Mer

IMG_0015Je la contemple inlassablement, j’observe ses couleurs changeantes – blanche ce matin, indigo ce soir, violette hier – je guette un éventuel souffle de baleine à l’horizon (sans succès jusqu’ici, mais ça viendra, m’assure William). Depuis jeudi, trois eiders à duvet et leur couvée se laissaient ballotter par les vagues juste devant la maison. Aujourd’hui, ils sont invisibles, j’interroge la mer sur leur disparition. Un chapelet de fous de bassan passe au ras des flots, un goéland marin fait l’important sur un rocher, deux becs-scies arpentent la rive couverte de varech. Un cormoran fait comiquement séher ses ailes au soleil. On a même eu la visite d’un couple de huards, qui s’interpellaient mélancoliquement tout près de la berge.

Aujourd’hui, je n’ai rien fait d’autre que lire et lever les yeux de temps à autre pour observer cette vie discrète. L’eau, en ce moment même, est en train de prendre une teinte turquoise dans la lumière dorée du soleil déclinant. Il fait frais, nous rentrerons bientôt pour bricoler un souper. On mange du homard tous les jours. Riz au homard, omelette au homard, pâtes au homard. Non, on ne se lasse pas (pas encore). William en a plein son congélateur, des bêtes énormes que lui ont données ses amis pêcheurs. Contre toutes les lois de la congélation raisonnée, il les a sommairement emballées dans un vieux sac de pain. «C’est pas comme s’ils allaient rester là ben longtemps», argue-t-il quand je m’en étonne.

Vu de même…

William

Je l’ai connu au cégep de Chicoutimi, où j’étudiais en lettres et où, avec quelques mauvais compagnons, il faisait des folies inimaginables et pas racontables (sauf par lui, et alors c’est toujours à mourir de rire). Je dis «connu», mais nous n’étions pas amis. Je l’ai connu comme tout le monde connaissait William, qui passait difficilement inaperçu avec ses longs cheveux roux frisés et les coups pendables qu’il commettait, de préférence devant public.

Nous nous sommes retrouvés par hasard, par un soir pluvieux d’avril, dans un bar de Montréal. Quand j’ai vu entrer ce monsieur chauve à barbichette blanche au Verre bouteille, j’ai surtout remarqué son compagnon, une sorte de géant avec une grosse tête patibulaire qui aurait pu lui faire décrocher un rôle dans un film d’horreur de série B.

Le bar, à cette heure tardive, était presque vide. Je sentais sur moi le regard de ce monsieur à barbichette, qui a fini par s’approcher et me demander poliment: «Pardon, madame, mais est-ce que par hasard vous venez de Chicoutimi?

– Heu… oui?

– Étiez-vous au cégep dans les années 76, 78?

– Heu… oui?, ai-je répondu, de plus en plus interloquée.

– Fabienne?

– Heu… oui? (Cette fois complètement mystifiée.)

– je suis William.

Je suis tombée sur le cul. WILLIAM! Je n’ai jamais compris pourquoi et comment il m’avait reconnue, ni pourquoi il se souvenait de moi. Mais nous sommes restés amis, et voici que je suis chez lui, et que ses amis viennent nous visiter, juste parce que je suis là.

William est ce genre d’ami irremplaçable, qui me dit que je peux rester tant que je veux mais que, disons à Noël, il va peut-être se tanner.

Bonne chance.

Fleuve

J’ai mis sept heures pour couvrir les 210 km qui séparent Québec de Rivière-du-Loup. Comptez là-dedans un (petit) bout d’autoroute à 120 à l’heure. Le reste, tout doucement, en passant par les villages, en me posant avec délice ici et là, au gré de mes envies.

Je me suis d’abord arrêtée à L’Islet-sur-Mer, lieu de naissance de Joseph-Elzéar Bernier, qui a commencé à naviguer sur le fleuve avec son père dès l’âge où il a pu marcher, et qui est devenu à 14 ans officier de marine, puis capitaine et explorateur. Une vie incroyable, racontée dans un musée dont j’ignorais complètement l’existence et où j’ai passé une bonne heure. 

Le fleuve, jusqu’à Kamouraska, garde toujours une couleur boueuse, boudeuse, je ne l’ai jamais vu autrement. Mais dès qu’on passe Saint-André ou Saint-Germain, il devient doux et bleu, il répand son parfum iodé jusqu’à la route. Sur l’autre rive, les montagnes violettes de Charlevoix dorment doucement sous un ciel qui ne m’a jamais semblé aussi infini qu’ici. 

J’ai dormi à l’Auberge internationale de Rivière-du-Loup, comme je me l’étais promis, et j’y ai comme prévu rencontré des personnes formidables. Parmi celles-là, Christophe, au Québec pour trois petites semaines, que j’ai embarqué jusqu’à Rimouski et à qui j’ai fait voir mes coins préférés: Cacouna, Saint-Fabien… Il s’est montré enthousiaste, curieux, intéressant, d’une confondante gentillesse. Il restera un ami. C’est la magie de Rivière-du-Loup!

Avec Christophe, sur la grève de Saint-Fabien.


Après, j’ai filé jusqu’à Chandler par la vallée de la Matapédia, toujours somptueusement belle. J’ai eu la route pour moi seule jusqu’à Carleton, que j’ai trouvée affreusement clinquante et criarde. Ce talent que nous avons de défigurer les lieux d’exception…

J’ai mis pied en fin d’après-midi à Pabos Mills, chez mon ami William, qui habite chez ses trois chats avec sa soeur Julie. Depuis que j’y suis, une vieille chanson de Michel Rivard me trotte sans arrêt dans la tête: «Moi j’ai un ami que je vois pas souvent mais que j’aime tout autant / C’est un drôle de gars qui vit dans une drôle de maison avec un drôle de chat…»

Sa maison, toute semée de plats de croquettes, de bacs de litière, de jouets à plumes et de coussins de chats, est plantée droit devant la baie des Chaleurs. La mer et le ciel y entrent à pleines fenêtres, on ne se lasse pas de ce spectacle. Hier soir, nous avons eu droit à un lever de lune surréaliste, à mes yeux du moins – William dit que c’est comme ça tous les soirs.