Tranche de vie

Photo tirée de la page Facebook «Les amoureux de la piste des Carrières»

Hier après-midi, pleine d’entrain et d’allant comme vous me connaissez (et tous ceux qui ont eu à se battre contre mon invincible force d’inertie ont le droit, ici, d’éclater de rire), j’ai décidé d’enfourcher ma fidèle vieille bécane et d’aller faire un tour dans le Mile-End. Objectif prétendu (il m’en faut un pour bouger): acheter des bagels. But réel (à plus forte raison): observer la faune locale, nommément les Juifs hassidiques, en cette veille de sabbat.

Ça me plonge toujours dans une perplexité sans bornes, de voir tous ces gens qui vivent dans un autre siècle, dans un autre monde, au beau milieu de la ville. Les petits vélos jetés pêle-mêle devant les maisons, les innombrables enfants uniformément pâles aux yeux uniformément cernés, les femmes sans âge habillées comme en 1940, les hommes tout de noir vêtus, affairés, sérieux, enfermés dans leur bulle…

Enfin. J’ai donc emprunté, sans me presser, la piste cyclable qui longe le chemin de fer. Il était 15h, il faisait beau, j’allais arriver juste à l’heure où tout le monde sort faire ses courses en prévision du sabbat. Je sentais déjà le doux parfum des bagels au sésame fraîchement sortis du four à bois, leur tendre chaleur à travers le sac de papier brun… je songeais au sandwich au saumon fumé qui se profilait à l’horizon de mon souper, je me laissais dépasser par tous ces excités en lycra qui pédalent comme s’ils étaient poursuivis par un troupeau de rhinocéros en furie, quand j’ai aperçu un corps.

Là, à droite, étendu tout de travers dans une espèce de caniveau de béton qui longe la piste. Il bougeait par soubresauts, comme pour essayer de se lever sans y parvenir, et personne ne semblait le voir.

Je me suis arrêtée, je l’ai observé quelques secondes. C’était un tout jeune homme. Un air de jazz émanait de son iPhone, ses écouteurs bluetooth étaient tombés de ses oreilles, deux bouteilles de bière vides (dont l’une venait manifestement de se renverser) gisaient près de lui.

Je l’ai interpellé.

«Ça va?»

Pas de réponse.

J’ai répété plus fort. «Hé! Ça va?»

Je lui ai touché le bras, je l’ai secoué doucement, il a ouvert les yeux et s’est redressé péniblement.

«Tu as besoin d’aide?» ai-je demandé.

Il a plissé les yeux pour me considérer gravement et m’a répondu que non.

On a entamé une sorte de conversation — je voulais voir jusqu’à quel point il était intoxiqué, pour savoir si je pouvais le laisser à lui-même. Il a répondu à mes questions avec une relative lucidité, bien que je sois certaine qu’il ne se souviendra d’absolument rien demain.

Je lui ai demandé où il habitait, s’il avait bu ou pris autre chose que les deux bières qui traînaient là (qui n’avaient assurément pas suffi à le mettre dans cet état) et comment il comptait rentrer chez lui.

J’ai songé à appeler une ambulance, mais il est étudiant, il n’aurait évidemment pas eu de quoi payer la facture, et il n’était pas en détresse à proprement parler. J’ai essayé d’appeler sa blonde avec son téléphone mourant, mais je n’ai pas obtenu de réponse.

Je lui ai donc proposé de l’accompagner vers un endroit plus confortable, un petit parc où il pourrait dessoûler à l’ombre, sur l’herbe, en attendant de pouvoir rentrer chez lui.

Je voulais quand même toujours aller acheter mes bagels, tsé.

Nous avons commencé à marcher. Il m’a raconté qu’il étudiait en philosophie, il m’a parlé de Dostoïevski, de Tolstoï, de Nietzsche, de l’anxiété qui le rongeait, de son père et de sa mère. Je le retenais d’une main tandis que je tenais mon vélo de l’autre, tant bien que mal.

Il titubait, saluait cérémonieusement tous les passants, m’échappait parfois parce qu’il avait hélé quelqu’un et que ce simple geste le déséquilibrait complètement, et alors je le rattrapais de justesse.

Finalement, le petit parc auquel je songeais se trouvait plus loin que je ne croyais, si bien que nous sommes arrivés, cahin-caha, à la rue De Lorimier, près de laquelle il habite, à quatre ou cinq coins de rue au sud de là où nous étions.

Il avait encore quatre bières dans son sac à dos, la pile de son téléphone était presque morte, le temps fraîchissait, je me suis dit que je n’allais pas le laisser là comme un chien: soûl comme il l’était, il se serait réveillé transi à Dieu sait quelle heure, incapable d’appeler un taxi, ou alors il se serait achevé avec les bières restantes, ou un mélange de tout ça.

J’ai pensé que, si j’étais sa mère, j’aurais été bien contente que quelqu’un se soit occupé de mon fils en de telles circonstances (même si, ou justement parce que, selon ce qu’il m’a dit, sa mère ne s’occupe guère de lui). J’ai donc résolu de le raccompagner jusque chez lui.

C’est probablement le kilomètre de marche le plus long de ma vie.

Il a fallu contourner les poubelles vides jetées n’importe où par les éboueurs, louvoyer à travers une interminable enfilade de cônes orange posés sur le trottoir, éviter deux énormes crottes de chien, toujours avec mon vélo d’un côté et lui de tous les autres.

Nous sommes enfin arrivés devant sa porte. Je l’ai retenu in extremis tandis que, penché sur son sac, il a failli tomber en tentant d’en extraire sa clé. Je l’ai aidé à monter l’escalier de terrazzo dans lequel il a trébuché deux fois. J’ai repoussé l’incroyable montagne de linge qui occupait son lit et il s’est couché en me remerciant sans fin.

Puis j’ai pris congé.

Et il s’est mis à crier: NOOOOON! Ne t’en va paaaaaaas! Fabieeeeeeennne! Fabieeeeeeeennne!

Je suis sortie quand même en lui intimant l’ordre de dormir.

Quand je suis arrivée sur le trottoir, le sacripant était sur son balcon, dangereusement penché sur la balustrade, et il beuglait mon nom comme un perdu tandis que je détachais mon vélo.

«Je t’aaaaiiiiiime!»

C’était à la fois hilarant et pathétique.

Je crois bien qu’il n’est rentré que quand j’ai eu disparu au loin.

Fait que je ne suis jamais allée acheter de bagels.

Je n’aurais peut-être pas dû…

Je n’aurais peut-être pas dû rentrer si vite. Il faisait beau à Portneuf-sur-Mer, rien ne me pressait. Mais on annonçait de la pluie aux Escoumins, où je voulais camper ce soir. J’avais aussi songé à un joli petit gîte au Cap-aux-Oies, dans Charlevoix, mais il n’existe plus. J’ai donc fait la route d’une traite jusqu’à l’Anse-au-Sac, près de Saint-Irénée, où m’attendaient une centaine de capelans congelés par les soins de la belle Julie Gauthier, qui a repris la petite affaire familiale de pêche à la fascine.

Vous dire la beauté de cet endroit! Le fleuve turquoise et moiré de l’ombre des nuages, les vallons tout brodés de fleurs sauvages, l’air doux comme un velours, le ciel de cristal… J’ai failli demander à Julie de m’adopter, mais j’ai l’âge d’être sa mère, et elle a déjà une maman.

En tout cas. Paraît qu’elle aura besoin de main-d’oeuvre au printemps prochain. J’dis ça, j’dis rien.

Bref, j’ai parcouru les kilomètres qui me séparaient de Montréal en me remplissant de beauté tant que j’ai pu, c’est-à-dire jusqu’à Baie-Saint-Paul. Après, je les ai avalés comme une médecine amère, en sacrant contre les conducteurs arrogants, les justiciers autoproclamés de la route, les @@#$&$** d’autocaravanes débilement énormes, ces plaies de nos routes.

Me voici donc à la maison, où il fait chaud, mais pas trop. Il pleut un peu, mes fines herbes ne sont pas mortes, j’ai du vin blanc et, pour souper, une portion de tourtière de Charlevoix (ou du Lac-Saint-Jean, c’est pareil) achetée à l’épicerie Dufour de La Malbaie avec du boudin salé.

J’ai aussi du fromage en grains de Saint-Fidèle et une demi-bouteille de gin Betchouan, le meilleur que j’aie jamais goûté.

J’ai surtout le coeur et les yeux remplis de bonheur et de beauté, le cerveau aéré… et l’auto encore chargée de mon équipement de camping, prête à repartir!

Les Cadets de la forêt

Enfant, je regardais passionnément cette émission, qui était probablement assez mauvaise et pleine de clichés, comme tout ce que nous avions à regarder en ce temps-là.

C’est, assez bizarrement, l’indicatif musical de cette série qui me trotte dans la tête depuis tantôt. J’imagine que c’est à cause des 24 heures de camping sauvage de luxe que je viens de vivre grâce à ma nouvelle amie Sylvie et à ses amis à elle, qui ont un campement pas tout à fait légal mais pas non plus complètement illégal dans l’une des îles auxquelles la ville de Sept-Îles doit son nom.

Vous dire le bonheur qui s’est improvisé là demanderait des heures.

On a mangé des homards monstrueux que les gars sont allés capturer en plongée sous-marine (moi, je veux un homme comme un de ceux-là, pour vrai, ils ont été trop parfaits, et pas seulement à cause du homard). On a joué au Scrabble (et comme j’avais décrété que la gagnante devrait se jeter à l’eau, je me suis baignée, oui mesdames et messieurs, et c’était délicieux). On a évidemment trop bu, fait un feu de fou sur la plage, déjeuné ce matin avec du boudin, du bacon, du café en abondance, des toasts sur le feu de bois… Je résume, hein.

Bref, nous étions des Robinson Crusoë en mieux puisque nous étions en gang.

Tous mes habits sentent le feu de bois, je porte les mêmes vêtements depuis trois jours, je n’ai pas été aussi outrageusement bronzée depuis des lustres. Je suis une sauvageonne aux pieds de vieux cuir, et je suis au comble de la joie.

Je couche ce soir à Portneuf-sur-Mer, au gîte La Nichée, tenu par un couple absolument délicieux. Camille a 81 ans, Joachim, 83, ils s’aiment et se taquinent comme des jeunesses, tutoient tout le monde, ont mille histoires à raconter… pour un peu, je resterais collée ici comme je l’ai fait à Natashquan.

Je viens de prendre une bonne douche chaude et savonneuse (ne sous-estimons pas les avantages du monde moderne).

Je suis prête pour toutes les aventures.

Adieu, Natashquan

Je suis partie comme une voleuse. J’ai bien sûr fait mes adieux à Raymonde et à Jean-Louis, qui m’ont reçue avec tant de gentillesse et même d’amour que c’est à n’y pas croire. Je laisse aussi Gabriel, Hélène et leur petite Jeanne de cinq ans, qui venait me coller comme un chaton, chose qui me fait toujours fondre.

Je n’ai pas dit adieu à Clara et William, qui tenaient à bout de bras L’Échouerie, ce café où tout le monde qui vient à Natashquan finit par arriver, non plus qu’à Géraldine, qui m’a permis d’avoir une bicyclette pendant mon séjour, ni à combien d’autres jeunes et magnifiques personnes…

J’ai sérieusement pensé à m’installer là-bas pour une année, pour voir. L’hiver y est long, c’est vrai, mais il est blanc. Pas comme à Montréal, où on patauge dans la bouette et le brun pendant au moins trois mois.

Pour l’heure, j’ai repris la route, je dors au Havre-Saint-Pierre, où il pleut comme vache qui pisse. Moi qui voulais voir l’île aux Perroquets demain, j’en serai quitte pour revenir. Pas vrai que je vais prendre un bateau emmitouflée dans des vêtements de flottaison sous la pluie pour voir zéro rien.

Je rejoins demain à Sept-Îles une nouvelle amie, Sylvie, que j’ai connue grâce à Anne-Marie et Sylvain, nous jouerons au Scrabble en buvant du vin blanc, et la vie sera parfaite, comme elle l’est depuis que je suis partie.

Chicanes à Natashquan

Comme je l’avais subodoré, tout n’est pas aussi lisse qu’il y paraît au village, non plus que dans la maison de Raymonde et Jean-Louis (et c’est bien normal).

Mes hôtes sont tous les deux infirmiers de profession. Jean-Louis a été frère hospitalier avant d’obtenir un baccalauréat en nursing; Raymonde et lui se sont connus au travail il y a 40 et quelques années. Ensemble, ils ont tenu à bout de bras le dispensaire de Natashquan dans des conditions presque héroïques. Elle a été mairesse de Natashquan pendant plusieurs années. Ils ont des centaines d’anecdotes à raconter, mais chacun a sa version et ils s’asticotent constamment pour savoir qui a raison, si bien qu’il devient presque impossible de savoir le fin mot de l’histoire.

Avec tout ce qu’ils content, je pourrais écrire un téléroman qui n’aurait rien à envier aux sagas de Victor-Lévy Beaulieu.

Raymonde a eu la polio quand elle était enfant; elle s’est battue toute sa vie pour surmonter son handicap et a dû réapprendre à marcher quatre fois. Elle souffre maintenant du syndrome postpolio, qui lui cause des douleurs aux mains telles qu’elle ne peut parfois pas mettre les mains dans l’eau. J’imagine que cela explique son caractère quelque peu abrasif, ses affirmations à l’emporte-pièce, ses façons de rabrouer son mari qui me peinent un peu, car elle est par ailleurs d’une générosité sans bornes et son Jean-Louis, d’une douceur qui ne se dément pas.

Il s’affaire autour de la maison, bricole ceci, repeint cela, répare autre chose… Il travaille avec une constance tranquille, rentre à midi pour se reposer un peu, manger, prendre une bière, faire une sieste. Nous causons amicalement l’après-midi, vers 16h, quand il pose ses outils pour la journée.

Ce matin, Raymonde paraissait particulièrement à cran; je me suis esquivée cet après-midi pour venir écrire à L’Échouerie, où j’ai failli me battre avec un type de Havre-Saint-Pierre qui a traité William (le responsable du resto) de nègre. Bon, j’exagère, je n’ai pas failli me battre, mais je lui ai dit ma façon de penser. Je tremblais de rage.

* * *

C’est fête au village ce week-end: le Festival des Macacains bat son plein jusqu’à demain. Innus et Blancs se côtoient sur la plage, il y a des jeux pour enfants, des tournois de bubble soccer et de volleyball, et on est en train d’organiser un combat de mousse (je sens qu’on va rire). L’atmosphère est bon enfant, paisible, amicale, sauf pour ce sombre crétin qui a mis tout le monde du café à l’envers.

Mais bon, on ne va pas rester sur ces émotions-là, comme a dit William avec sa sagesse de vieille âme. Ces jeunes-là sont tous d’une intelligence, d’une ouverture et d’une gentillesse qui me renverse.