Adieu ma chambrette

Je ne peux pas croire que je vais enfin sortir d’ici.

Comme une enfant, je compte les heures qui me séparent du moment où l’ambulance viendra me chercher pour m’emmener à Lima. Il est 5h. On m’a dit qu’elle serait là à 8. Je n’ai pratiquement pas fermé l’oeil de la nuit parce que l’infirmière qui est de garde me fait craindre pour ma vie.

J’ai peur que mon masque à oxygène s’arrête sans qu’elle s’en rende compte. Ce vieux machin est branché directement sur une énorme bonbonne dont on s’est rendu compte que le manomètre était défectueux après que je m’en fus plainte. L’humidificateur fuit et on l’a colmaté avec du sparadrap.

Voyez le genre.

C’est à cette jeune infirmière au petit pas militaire que, au début de mon séjour ici, j’ai dû signaler 20 bons centimètres d’air dans la tubulure de la perfusion qu’elle venait de m’installer. C’est elle aussi qui a laissé tombé une aiguille usagée sur mon lit sans s’en rendre compte, avec son air concentré. Elle encore qui purgeait allègrement à même le sol de ma chambre ma perfusion de dextrose avant de la rebrancher.

J’ai jamais vu ça.

Elle a donc réussi à gâcher jusqu’à ma dernière nuit dans cet hôpital. Dommage, j’aurais bien aimé qu’on me donne Maruja, la plus calme, la plus organisée, ponctuelle, à son affaire, qui me passait la main sur le front en souriant quand je paniquais pour me dire que tout irait bien… Avec elle, j’aurais dormi un peu. Mais ç’aurait été trop beau.

Je sens que tous les fils de mon cerveau sont en train de se détricoter. Un grand morceau d’étamine qui s’effrange sur les bords, qui ne retient plus que les pensées les plus absurdes.

Cinq heures quarante.

J’ai les jambes engourdies, la tête qui bourdonne comme une ruche assiégée.

J’ai tellement hâte de sortir d’ici.

« ¿Como amaneciste? »

Il est 6h30, tu dormais sans déranger personne et l’infirmière allume le plafonnier de ta chambre sans préambule ni ménagement comme s’il n’y avait rien de plus urgent. Et elle te demande ça.

Comment je me suis réveillée? Heu… brutalement?

Une autre la suit avec ses médicaments désormais inutiles, mais le docteur l’a indiqué, pas de discussion possible. Le petit déjeuner va atterrir à 8h pile. S’il m’est arrivé de languir pendant des heures pour mon injection de paracetamol, on ne m’a jamais laissé douter du moment des repas. Huit heures, midi, cinq heures, en punto. Immuable et absurde routine des hôpitaux, si éloignée de la vraie vie qu’elle t’en isole encore davantage, alors que tout ce que tu voudrais c’est t’y coller le plus possible.

Tantôt, vraisemblablement au moment même où on aura posé le petit déjeuner sur ma table, seul repas qui me fasse un peu envie, l’infirmière viendra me mettre mon masque de nebulización, une séance d’inhalothérapie qui me laisse le coeur en galopade, les jambes en coton et la bouche pleine de farine.

Elle notera aussi mes signes vitaux — saturation, tension artérielle, température — et me posera cette question qui me fait toujours rire: ¿Deposición? («Selles?»). Deposición. C’est drôle, parfois, l’espagnol. Je suis contente de dire oui parce que, au début, c’était non et que je confonds sans cesse estreñemiento (constipation) et emprendimiento (entrepreneuriat). Ne me demandez pas pourquoi.

Le début de la fin

Ça fait qu’on m’expédie à Lima demain par avion-ambulance, parce que ce petit hôpital de Huaraz n’arrive décidément pas à stabiliser ma condition. J’ai besoin de sans cesse plus d’oxygène, et, malgré tout, mon taux de saturation ne dépasse pas les 85%. On commencera donc par me ramener au niveau de la mer pour m’aider à récupérer mes fonctions respiratoires. Puis quand je serai assez forte pour voyager, on me rapatriera, avec une escorte médicale.

Voilà, c’est ainsi que se terminent les aventures de Tatie Fabi au Pérou, que je voyais tout autrement, cela va de soi. Je laisserai beaucoup de choses en plan, ici. Tant de choses! Je commençais à peine à prendre mes marques, à me sentir à ma place, utile, avec un but, des réalisations claires… Et puis je me suis attachée à mes collègues, je les aime tous autant qu’ils sont, et voilà que je les quitte sans même pouvoir leur dire adieu. Mais on ne choisit pas toujours ce qui nous arrive.

C’est une expérience de vie, disons, dont je pourrai tracer les contours petit à petit, une fois que les choses auront cessé de bouger dans tous les sens. Deux semaines de fièvre, de médicaments débilitants, d’inquiétude et d’insécurité, ça vous désorganise un cerveau. En ce moment, j’ai l’impression de me trouver dans un kaléidoscope que quelqu’un agite furieusement. Si je le pogne, celui-là, il va apprendre à s’asseoir, je vous en passe un papier.

Je suis en train de concevoir une sainte horreur pour le turquoise (couleur de l’uniforme des infirmières), la soupe au poulet, les solutés (qu’on me pose toujours tellement n’importe comment, je pense qu’ils préparent une anthologie de ce qu’il ne faut pas faire et qu’ils ont trouvé la victime idéale, avec pas de veines et trop faible pour se défendre), les fanfares (il y a toujours une criss de fanfare quelque part), le riz blanc, bref, il est temps que je sorte d’ici, ma santé mentale en dépend.

Mais pour l’heure, j’espère surtout sortir de tout cela sans séquelles permanentes pour ma santé physique. Le médecin m’a dit aujourd’hui que les lésions interstitielles dans mes poumons avaient augmenté. J’ai peur. Si ça manque d’air trop longtemps, ces petits trous-là, est-ce que ça sèche pour toujours?

Mais n’anticipons pas. Ou anticipons, mais sur les bonnes choses.

Prendre le café au lait sur mon balcon et regarder pousser les fleurs.

Aller voir mon ami Yves et me baigner dans la rivière.

Boire un verre de rosé avec Maude.

Lire.

Aller à pied au cinéma.

De petites choses. Qui ne sont pas le Pérou.

Au pire, ç’aura été un rendez-vous manqué.

L’eau chaude, l’eau frette

Vous auriez dû voir l’expression de stupéfaction incrédule et horrifiée qui s’est peinte sur son visage impeccablement maquillé quand elle a compris que j’avais bel et bien l’intention de BOIRE de l’eau FROIDE malgré ma pneumonie.

La dame du service à la clientèle, qui vient presque chaque matin s’enquérir de mon degré de satisfaction, a vraiment eu l’air de croire que le délire avait eu raison de moi.

Ça faisait une semaine que je réclamais de l’eau «normale» au lieu de cette infâme tisane tiède au goût ferreux qu’on s’obstinait à me servir. On est persuadé ici que l’eau froide, c’est DANGEREUX. Et je dis froide, mais non, c’est même pas ça, c’est tempéré, voilà tout. De la bonne eau de source des Andes qui ne goûte pas le vieux fer et le chlore, me semble… non? Ah, non. Tellement qu’on a essayé par tous les moyens de me faire croire qu’on me servait de l’eau du bidon qui trônait dans le corridor à 10 pas de ma porte. On l’a fait une fois, et après, rebelote: eau bouillie.

À 800 soles la nuit, c’est pourtant pas une bouteille d’eau de temps en temps qui ruinerait la compagnie, mais c’est pas l’argent, c’est le principe. On ne veut pas tuer nos malades.

C’est comme les fruits acides. Ah, les fruits acides! La jeune préposée au service des repas, un midi, s’est aperçue qu’une orange avait malencontreusement pris la place de la poire qui m’était destinée dans mon plateau. C’eût été une grenade dégoupillée qu’elle n’aurait pas paniqué davantage.

Avais-je bien fait de dissimuler dans mon tiroir les mandarines que ma collègue Nora venait de m’apporter en contrebande! Je suis sûre qu’on me les aurait confisquées.

Sont drôles, les Péruviens, des fois.

Rapatriement

Naturellement, c’est la première chose qui vient à l’esprit de tous: Il faut te rapatrier!

Mais ce n’est pas aussi simple. Dans un cas comme celui-là, c’est l’assureur (en l’occurrence la SSQ) qui va décider, au vu de l’information que lui fait parvenir mon médecin péruvien, s’il est préférable de me laisser à ses bons soins, de me transférer à Lima ou carrément de me ramener au Québec.

Je ne peux pas décider comme ça de paqueter mon baluchon et de rentrer tout bonnement chez moi (et je ne suis d’ailleurs absolument pas en état de le faire). Il me faudra un accompagnement médical du départ à l’arrivée, avec une prise en charge assurée une fois au Québec. L’équipe médicale de la SSQ va examiner mon cas demain et me faire part de sa décision.

Je suis partagée entre l’ardent désir de me retrouver en terrain connu et celui de terminer ce mandat que je commençais enfin à m’approprier.

Bien sûr, une fois que je serai sur pied, si je décide de rentrer au Québec, on ne me retiendra pas de force. On sait vivre, quand même. J’ignore combien de semaines de convalescence m’attendront au terme de cette aventure hospitalière, peut-être que ça ne vaudra pas la peine de rester, peut-être que je serai si lasse que j’aurai juste envie de me poser quelque part en lieu sûr et de ne plus bouger.

On verra bien. En attendant, je vous en prie, cessez d’évoquer cela comme quelque chose de simple, ça ne l’est pas. On va faire pour le mieux.

J’ai décidé de faire confiance à mon médecin et à l’équipe soignante. Je n’ai pas vraiment le choix, mais justement: ça ne sert à rien de se battre puisque je n’ai pas le choix. Je vous rappelle que je suis atteinte d’un virus au demeurant assez courant (beaucoup de personnes en sont porteuses sans le savoir). La forte fièvre qui l’accompagne est certes très incommodante, j’ai l’impression d’avoir la tête remplie de coton, je frôle parfois le délire, mais c’est juste de la fièvre. Pas la première fois que ça m’arrive. Il faut attendre que ça passe et essayer de soulager les inconforts, ce qu’on fait très bien ici.

Quand j’étais petite, ma mère ne me bourrait pas de Tylenol, elle me frictionnait à l’alcool et me bassinait les tempes et le front à l’eau tiède, et je ne suis pas morte.

La pneumonie me préoccupe un peu plus parce que le scan révèle des lésions interstitielles apparentées à un début de fibrose pulmonaire, la maladie qui a eu raison de mon père et de bon nombre de ses frères et soeurs.

Mais encore là, tous ces gens ont joyeusement fumé comme des pompiers pendant des années, ce qui n’est pas mon cas, et le médecin dit que c’est vraiment accessoire dans le portrait. Bref, y a pas le feu, on pourra voir ça au retour. On va essayer de traiter la pneumonie pour commencer. Dans mon délire, ne me demandez pas pourquoi, je la vois toujours comme une grande tranche de pizza avec plein de petits trous remplis de fromage fondu.

Je n’ai pas une pneumonie, j’ai une pizza.

En plongée

Ça fait que me voici hospitalisée à Huaraz depuis vendredi pour une forte fièvre qui durait depuis cinq jours. Oui, bon, cinq jours mais pas TOUTE la journée. Enfin, pas au début. On m’a d’abord diagnostiqué une fièvre paratyphoïde B, mais des tests plus poussés ont rejeté cette hypothèse. Comme je ne peux pas écrire beaucoup, notamment pour cause de perfusion dans le pli du coude qui m’empêche justement de le plier, ce coude, je vous mets ce que j’ai publié jusqu’ici sur Facebook. Désolée pour ceux d’entre vous qui auront déjà lu tout ça.

SAMEDI, 14h11 (après un mouvement de panique suscité notamment par mon frère au bout de 12 heures de silence, dont huit de sommeil — mon frère est un grand inquiet)

Les amis! Pas de panique s’il vous plaît. Je suis entre bonnes mains, on va me faire tous les examens possibles pour trouver la raison de cette fièvre, l’hôpital est très bien, mes collègues se relaient à mon chevet et je parle chaque jour avec les gens de SUCO.

Je n’écris pas beaucoup parce que je ne peux pas plier le bras gauche à cause du soluté (on n’a pas trouvé de veine ailleurs que dans le pli du coude).

Voilà.

Je vous tiens au courant s’il y a du nouveau.

SAMEDI, 20h26

Mon vocabulaire espagnol du domaine de la santé est en train de s’enrichir, vous crèèriez pas ça. Y a des avantages à tout.

DIMANCHE, 15h37 (un peu excédée par ma dieta blanda)

Saviez-vous ça, vous autres, que boire de l’eau froide, c’est DANGEREUX?

Ma mère nous disait ça quand on était petits. Elle disait aussi qu’on pouvait attraper la polio (ou la diphtérie?) si on se baignait dans un lac avant le 24 juin, la diphtérie (ou la polio) si on mangeait des pelures de banane (ne me demandez pas pourquoi on aurait fait ça) et que manger des patates crues donnait des vers.

Mais on n’est plus en 1965, là. Adelante, Perú!

LUNDI, 16h14

On attend toujours les résultats des tests. Quand le mot «patient» prend tout son sens.

Et oui, c’est un cliché tellement éculé que, dans mes années de correctrice, j’aurais fouetté le journaliste qui m’aurait pondu ça.

Mais après plus d’une semaine de surchauffe extrême à une température constante de 39 degrés, mon cerveau a des courts-circuits.

J’en peux juste pu. J’ai envie de mordre les infirmières. De me déshabiller tout-nue dans le corridor et de me vider le bidon d’eau minérale sur la tête en hurlant. De lancer mes plats sur le mur. De chanter «En revenant de Rigaud» à tue-tête en pleine nuit.

MARDI, 14h38, avec une photo similaire à celle qui coiffe cet article:

La bruxellose et le cytomégalovirus ayant été éliminés de la liste des suspects, j’ai décidé de me mettre à la plongée sous-marine pour passer le temps d’ici à ce qu’on trouve ce que j’ai.

Sans blague, on soupçonne une pneumonie. Je passe un scan ce soir. J’ai jamais tant souhaité avoir une maladie de ma vie.

MARDI, 18h

Mes amis, je m’ai toute trompée tantôt, la piste du cytomégalovirus n’avait point été écartée pantoute. C’est lui le coupable, dans la salle à manger avec le chandelier (que ceux qui n’ont jamais joué à Clue prennent une douche glacée pour avoir cru que la démence venait de m’attaquer par derrière dans la bibliothèque avec la matraque).

En un mot comme en trois, j’ai ça. Le cytomégalovirus.

La tomodensitométrie a également révélé une pneumonie interstitielle.

On en saura plus demain avec le rapport du radiologue.

Il reste à déterminer si la pneumonie est bactérienne et peut se soigner avec des antibiotiques (j’espère que oui).

Voilà, nous sommes fixés.

À partir de là, comme disent nos amis les Anglais, it’s all downhill. Ça va aller tout seul. Ou presque.

Depuis que j’ai compris que, ici, à l’hôpital, il faut se plaindre et réclamer, je suis très bien soignée. Mes collègues sont incroyables de prévenance et de gentillesse, je me suis découvert à Caraz une amie indéfectible, la nourriture est bien meilleure que dans n’importe quel hôpital québécois (vous me direz que c’est pas dur à battre)… Bref, ne vous inquiétez pas. Je vais survivre.

AUJOURD’HUI, au fil de la journée:

Voilà. Je ne vous copie pas les bas de vignettes, je suis au bout de mon rouleau.

Excusez les «fantaisies» de mise en page, pour la même raison.

Hasta pronto.

Pérou profond

Il a fait un temps sublime aujourd’hui à Huari, alors j’ai suivi le conseil de mon collègue et ami Yony, et je suis partie faire une promenade dans la campagne, direction Acopalca, à 4 petits kilomètres d’ici. Il y a là-bas une cevicheria dont il m’a dit beaucoup de bien, j’en ai fait mon objectif.

Mon amie l’appli MapsMe m’avait signalé des sentiers qui me permettaient d’éviter la route, aussi poussiéreuse que périlleuse, pour traverser plutôt de riants paysages agrestes semés de maisonnettes en adobe, dont bon nombre, tristement abandonnées, retournent doucement à la nature.

Des champs de maïs, de pommes de terre et de luzerne, dessinés, dirait-on, autant par fantaisie que par les accidents de terrain, montent à l’assaut des montagnes dans un doux patchwork de velours vert. Au fond de la vallée, les eaux blanc-bleu d’un torrent chantent leur chanson mouillée. J’avais si chaud, j’ai bien failli descendre pour m’y tremper les pieds, mais la perspective de la remontée m’a, pour ainsi dire, démontée.

J’ai donc poursuivi mon chemin jusqu’au village d’Apocalpa, que j’avais déjà traversé en vitesse et en camionnette pour aller visiter des fromagères avec mes collègues Edgar, María Isabel et Diana. Ça m’avait paru plutôt mignon et, de fait, la petite place a un certain charme.

Mais sous le soleil impitoyable de ce samedi après-midi, il y régnait une torpeur désolante qui rendait encore plus tristes ses trois rues boueuses et semées de détritus, ses maisons de pisé à demi-écroulées, ses chiens pelés affalés sur le perron des portes, ses poules en liberté qui picorent au hasard. Deux ânes et un cochon, attachés par une patte, broutaient placidement au bort du chemin, des enfants qui jouaient avec trois fois rien se sont immobilisés longuement pour me regarder passer, ont timidement répondu à mon salut et ont repris leurs jeux.

Une petite vieille toute cassée en deux m’a souri de ses trois dents en me souhaitant buenas tardes de sa voix chevrotante.

Je suis arrivée en nage à la cevicheria, où plusieurs familles occupaient trois des cinq ou six longues tables de la salle dans un joyeux brouhaha.

J’ai commandé une Cusqueña noire (ma bière préférée) et un ceviche de truite, un vrai délice dont je ne me lasse pas. Avec ça, un chilcano (bouillon de truite parfumé à la coriandre) offert par la maison.

Ça valait mon heure et demie de marche.

Mais la bière aidant (ou pas), et même si la route du retour était tout en descendant, j’ai eu la flemme de rentrer à pied. Je me disais que j’allais héler un de ces taxis collectifs hyperbondés qui passent régulièrement en soulevant derrière eux d’interminables nuages de poussière, mais justement, ils sont toujours bondés au-delà du possible. J’ai demandé à la gentille patronne si elle pensait que je trouverais facilement une occasion pour redescendre à Huari, et elle m’a proposé d’appeler un taxi. Lequel, en l’occurrence, n’était nul autre que son mari, Justinio, qui m’a aimablement fait la causette jusqu’au village et un peu disputée parce que je n’étais pas allée jusqu’à la piscigranja, la pisciculture où il achète ses truites.

Tu vas devoir revenir, m’a-t-il dit.

Avec plaisir, j’ai répondu.

Après, j’ai marché un peu dans Huari, jusqu’au joli belvédère tout fleuri qui domine la vallée. Un monsieur est venu me parler, m’a évidemment demandé d’où je venais, m’a sorti ses six mots d’anglais, proposé une bière ou une chicha, ce que j’ai décliné poliment. De toute façon, il devait s’en aller, mais il m’a indiqué sa maison, juste là au coin, et il m’a sommée de revenir demain.

Peut-être bien, j’ai répondu.

Là, l’orage gronde, j’entends crépiter la pluie, je vais sortir essayer de trouver quelque chose à manger qui ne soit pas du poulet grillé.

La fête des Mères

J’ai grandi en entendant ma mère nous répéter que la fête des Mères n’était qu’un truc commercial inventé pour vendre des fleurs et des chocolats et que ça n’avait aucune importance ni aucun sens.

Malgré tout, j’arrivais inévitablement de l’école avec mes cartes de voeux copiés du tableau noir et mes bricolages (bonjour, collier de macaronis, petit panier de raphia orné de fleurettes en cure-pipes, bocal peint à la gouache, cendrier en pâte d’amiante — oui, oui, mes enfants, de la pâte d’amiante, qu’on manipulait comme de la glaise, et un cendrier, objet désormais disparu de nos vies).

Quand on a commencé à avoir un peu de sous, mon frère Charles et moi, on achetait des cadeaux cheap et inutiles — un beurrier de plastique rouge, un mini-vase de céramique avec de mini-fleurs séchées, des chocolats pris à la tabagie du coin…

Dans mon souvenir, elle n’a même jamais fait semblant d’être émue ou contente. Elle nous répétait qu’on n’aurait pas dû, c’est tout.

Ma mère est morte quand j’avais 17 ans, mais j’avais eu largement le temps d’intégrer dans mon petit schéma personnel que la fête des Mères, la fête des Pères, la Saint-Valentin, l’Halloween, même Noël, tout ça, c’était du chiqué, du toc, du pas-nécessaire.

J’ai commencé à travailler là-dessus quand j’ai eu mon fils. Je ne voulais pas qu’il vive les mêmes désappointements que moi. Je voulais qu’il soit heureux de faire plaisir, et j’ai donc appris aussi à ne pas bouder le mien, de plaisir.

Ça fait que mon fils a presque toujours fait un petit extra pour la fête des Mères. Pour moi, mais aussi pour sa grand-mère.

Aujourd’hui, ma jeune et adorable collègue Nora, que j’appelle Angelita (petit ange) parce qu’elle veille à tout, silencieuse et absorbée dans ses papiers, est venue me voir pour me dire que, aujourd’hui, nous étions invités pour l’almuerzo à la chicharronería d’en face, un resto où nous n’allons jamais sauf en cas de festivités. Comme j’en perds encore parfois des bouts, j’ai pensé que c’était l’anniversaire d’un collègue, quelque chose du genre.

Puis j’ai compris que c’était pour la fête des Mères, qu’ils et elles avaient décidé de souligner aujourd’hui parce que je pars demain pour Huari. Et aussi, je pense, parce que je suis leur aînée à tous, et donc un peu leur maman.

La fête des Mères, au Pérou, on ne rigole pas avec ça.

Nuri, María Isabel et moi avons donc reçu chacune une rose rouge et un petit cadeau joliment emballé, tout ça grâce à Nora (qui n’est pas encore maman) et à nos deux collègues masculins présents, José et Martín, qui ont solennellement pris la parole pour nous rendre hommage. On a trinqué avec un vin rosé sucré, c’était gentil et sympathique comme tout, j’étais vraiment émue.

Comme je pars demain pour une bonne semaine, j’ai donné ma rose à Nora, qui m’a serrée très fort dans ses bras avant de rentrer chez elle, à une heure et demie de route d’ici.

Nuri aussi m’a fait un gros abrazo quand j’ai à mon tour quitté le bureau. Et Maria Isabel m’a crié avec son air de petite fille espiègle « No te vaaaaayaaaaas!» (Ne t’en va paaaaaas!)

Je suis partie le coeur léger, pleine de reconnaissance et d’amour, en me disant: «Vive la fête des Mères, en fin de compte.»

Et c’est ce soir que mon fils, à qui je n’avais pas parlé depuis presque deux mois, a choisi de m’annoncer qu’il s’était racheté une moto.

Un an presque jour après l’accident de l’an passé, le deuxième. dont il s’est miraculeusement sorti indemne.

Comme cadeau de la fête des Mère, disons que Je l’ai mal pris.

Un dimanche à la campagne

P1130569.jpgMon collègue José vit et travaille à Caraz, mais sa femme et ses deux enfants habitent à Casma, à quelque quatre heures et demie de route d’ici. Il se rend là-bas deux fois par mois, pour passer trois ou quatre jours en famille. Le reste du temps, il travaille. Nous sommes donc deux à nous ennuyer quelque peu les fins de semaine, ce que nous n’avons réalisé que récemment.

Je l’aime bien, José. Il est drôle, il aime la vie, il est sensible, il est gentil et il n’est pas compliqué.

Un bon camarade.

Bref, aujourd’hui dimanche, après être allés voir «nos» petits producteurs au marché, nous avons pris une moto-taxi pour monter jusqu’au au Paraíso, une des trois ou quatre piscicultures autour de Caraz où les truites frétillent dans des bassins de béton alimentés par l’eau qui descend des montagnes. On te fait là un ceviche à tomber par terre, les proprios sont adorables, la bière est fraîche, ça porte bien son nom.

Je pensais rentrer ensuite sagement chez moi pour plier la montagne de linge que j’ai lavé moi-même de mes blanches mains (croyez-le ou non, les draps, les serviettes, les bobettes, les chemisettes, alouette), qui m’attend depuis des jours sur un fauteuil dans ma chambre. Mais José a reçu un appel de son vieux papa, qui vit sur une ferme à 10 minutes de Caraz et qui espérait sa visite.

Une ferme? Avec des vaches, des cochons, des moutons, des canards? Que pensez-vous que j’ai fait?

J’ai demandé à José si je pouvais l’accompagner, bien sûr. Il a rappelé son papa, qui a dit oui, bien sûr.

Le papa de José a 80 ans. Il a quitté sa femme pour une autre qui, actuellement, en a 36 tout au plus. Quand ils se sont connus, elle avait déjà deux enfants. L’aîné (dont j’oublie le nom, malheureusement) doit avoir 14 ou 15 ans, peut-être un peu plus. La deuxième, Carla, a 9 ou 10 ans. Les deux sont adorablement gentils, brillants, amènes, tout ce que tu voudras. Leur maman est d’une douceur infinie.

Et José a un petit frère de 6 ans, Abraham, qui lui a sauté dans les bras comme un petit ouistiti quand nous sommes arrivés, et qui ne nous a plus quittés.

Vous dire le bonheur qui m’a envahie là, à travers ces gens simples et bons, les enfants libres et beaux, les cochons tout contents d’être heureux, les canetons qui errent dans la cuisine, les inévitables chiens qui courent partout…

On a bu de la chicha de jora, une boisson fermentée à base de maïs. Abraham, magnifique petit garçon aux yeux pétillants d’intelligence, curieux comme tout, ne tarissait pas, il voulait tout savoir, tout me dire, tout me montrer. À un moment, il m’a dit qu’il avait un lion. «Ah, un lion, vraiment? Et où ça?

— Juste là, en bas, avec les moutons.

— Bon, je veux le voir!

— En plus, je le monte.

— OK, je veux voir ça aussi!»

Il se trouve que le lion en question est un mouton (une brebis?) avec, en effet, une grosse tête de laine pareille à une crinière. Ici, on garde tous les animaux attachés par une patte. Abraham a détaché l’extrémité de la corde nouée à un arbre et n’a fait ni une ni deux, hop! Il a enfourché son lion, qui s’est mis à trotter n’importe où. Sous les branches basses, sous les clôtures, mon Abraham se baissait comme un champion de rodéo, tombait, se relevait, se remettait en selle… Quand le mouton s’arrêtait, il lui saisissait la queue et tirait dessus en disant que c’était comme ça qu’on relançait le moteur, et de fait, le pauvre animal se remettait à avancer.

Carla se tordait de rire et moi aussi, ç’a été un fameux moment.

Puis nous sommes allés marcher un peu vers la montagne. Abraham, qui galopait autour de nous comme un jeune chien, a bien dû faire quatre fois le chemin que nous avons parcouru. «Jusqu’où allez-vous monter? Nous a-t-il demandé.

— Jusqu’à ce que nous soyons fatigués», ai-je répondu.

Il n’a pas cessé, ensuite, de nous demander si nous étions fatigués, et de nous affirmer que lui, non, et de nous le prouver par toutes sortes d’acrobaties. «¡Mi batería esta llena!» (Ma batterie est pleine!), disait-il à tout moment.

Quand nous avons rebroussé chemin, le soleil enflammait les montagnes d’en face, l’or des foins brillait en contrebas, le ruisseau bruissait le long de la piste pierreuse, Abraham nous attendait la tête en bas dans un avocatier.

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Que voulez-vous que je vous dise?