Le bout du monde

C’est ce que Chryssa a écrit sur la carte où elle nous a signalé, entre autres endroits, celui où nous avons dormi avant-hier. Ça s’appelle Agio Ioannis (Saint-Jean). Il y a déja eu ici un village – plutôt un hameau -, mais il n’en reste plus que des ruines et des maisons abandonnées, hormis une poignée, six ou sept peut-être, où persistent à vivre quelques vieilles et moins vieilles personnes, qui espèrent garder l’endroit vivant. Il y a aussi bien sûr une petite église, soignée comme un joyau. Et puis il y a la pension Alonia, tenue par Antonis et Ana. Antonis est né ici, dans ce hameau qui, à l’époque, comptait une quarantaine d’âmes. 

Pour arriver ici à partir d’Héraklion, si on veut faire vite (ou presque), on prend l’autoroute le long de la côte nord de l’île, vers l’ouest. Comme les plus belles plages se trouvent de ce côté, le littoral est défiguré par les hôtels de luxe, de moins luxe ou de pas de luxe. Dans tous les cas, c’est triste et laid, on peut passer sans s’arrêter.

Et puis on quitte l’autoroute, on prend des chemins invraisemblables, à peine carrossables, qui traversent des terres de roches cultivées depuis l’Antiquité et même la préhistoire. On se demande si on aboutira enfin quelque part. Et oui. On arrive chez Antonis et Ana. Ils élèvent des moutons, font leur fromage et leur yaourt de brebis, récoltent un miel de thym à se damner, et ils ont sept ou huit chambres à louer.

Ils ont commencé tout doucement – enfin, c’est même le père d’Antonis qui a commencé ça, presque malgré lui, parce qu’un prof qui randonnait par là lui a demandé s’il ne pourrait pas recevoir une quinzaine d’élèves pour un week-end. Dans ce hameau agonisant, où il n’y a que des oliviers plusieurs fois centenaires et des moutons, c’était une façon d’améliorer l’ordinaire. Un dortoir dans une dépendance a fait l’affaire pendant quelque temps. Puis le mot s’est passé, les clients se sont faits de plus en plus nombreux. Antonis a donc construit un pavillon, puis un autre, et encore un autre, de petits bâtiments de pierre de deux chambres chacun, en harmonie avec le paysage et l’architecture traditionnelle. 

Antonis parle un peu anglais, assez pour que je lui pose mille questions auxquelles il a répondu avec une gentillesse infinie. son sourire, son regard, sa poignée de main parlent pour lui. Hier, j’ai assisté à la tonte des brebis, une tonte sommaire faite seulement pour dégager les pis en prévision de la traite. On fera une tonte intégrale plus tard, en juillet. De toute façon, on jette la laine au feu, parce que plus personne ne s’en sert. Il y avait là cinq ou six hommes, dont le père d’Antonis. Ils ont commencé par faire entrer les brebis dans la bergerie, puis ils les ont attrapées une à une par une patte, au petit bonheur la chance. D’un coup, ils les renversaient sur le dos et, avec des ciseaux, coupaient la laine crottée (littéralement), du derrière aux flancs. Ça sentait le fumier, les bêtes bêlaient et sautaient partout, la poussière volait et rendait la lumière opaque, c’était magnifique!

Deux ou trois boucs (oui, des boucs, et non pas des béliers) sont les gardiens du troupeau. Ils se tenaient à l’écart, impeccables et hautains comme des officiers en habit de parade, avec l’air de superviser l’opération. Plus tard, on leur a mis une cloche encore plus grosse que celle qu’ils portaient déjà, histoire, je suppose, de leur rappeler leurs responsabilités.

Je suis sortie au bout d’un moment, sans rien dire pour ne pas déranger. 

Les hommes ont pris leur repas de midi ensemble à une grande table sous la tonnelle, avec leurs gueules de métèques, de juifs errants, de pâtres grecs… 

OK, s’cusez.

Nous aurions adoré rester plus longtemps, mais un groupe scolaire avait mobilisé toutes les chambres pour la nuit suivante, alors nous avons repris la route. Nous sommes ce soir à Pitsidia, un village entre mer et montagne. Nous avons passé une ou deux heures à la plage de Kommos, d’où nous pouvions voir les sommets encore enneigés de je ne sais plus quelle chaîne de montagnes (il y en a cinq en Crête!). Le soleil s’est couché sur la mer de Libye dans un flamboiement qui s’éternise. Un mince croissant de lune sourit en rougeoyant dans le ciel indigo, on entend les sonnailles de quelque chèvre, les aboiements d’un chien. Les grives se sont tues. Nous allons manger.

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