Ça fait que j’ai quitté Portneuf-sur-Mer ce matin après une nuit peuplée de rêves felliniens et un petit-déjeuner sympa à placoter avec Sylvianne, la propriodu gîte La Marée, qui me fait penser à Clémence Desrochers, mais avec un parler du XVIIe siècle. Elle dit icitte, moé pis toé, exactement comme Louis XIV en personne, à ce qu’on dit. Je sais bien, des tas de gens parlent comme ça au Québec, mais il y a quelque chose de différent icitte. En fait, ce grand tour de mon pays me permet d’entendre et de différencier toutes sortes d’accents, c’est fascinant.
Toujours est-il que j’ai parcouru à une lenteur d’escargot les 44 malheureux kilomètres qui me séparaient de ma prochaine étape, Les Escoumins. Je ne sais combien de fois je me suis détournée de la route pour rouler dans des chemins cachés, humer le parfum des marais salés, écouter le chant des pluviers, marcher un peu sur les berges d’une rivière assoupie dans la marée basse.
Le village des Escoumins m’est apparu étonnamment joli. Selon le site de la Commission de toponymie du Québec, ce nom viendrait de l’innu ishko, qui veut dire «jusque-là» ou «jusqu’ici», et min, qui signifie «graines rouges» ou «petits fruits», donc: «jusqu’ici, il y a des graines», en raison de la présence d’une variété d’airelle nordique qui conserve sa couleur rouge jusqu’au printemps, même sous la neige, et qui ne pousse qu’à partir d’ici en montant vers le nord. Cela a du sens quand on sait que le nom Chicoutimi aurait pour racines le même mot, ishko, et timiw («profond»), ce qui voudrait dire: «Jusqu’ici, c’est profond.»
J’aurais dû être linguiste, franchement. Ou ethnologue. Ou les deux.
En tout cas.
Aux Escoumins, j’ai fait de brèves provisions, juste de quoi me bricoler un sandwich (avec un providentiel pain Première Moisson, un vrai bonheur dans ces régions où la notion de bon pain, à moins que tu le fasses toi-même, n’existe plus). Puis j’ai filé au cap de Bon-Désir, un peu avant Bergeronnes.
T’arrives là, tu te poses sur les rochers et tu attends que les baleines viennent observer les drôles de mammifères terrestres qui s’exclament chaque fois qu’elles montrent un bout de nageoire. Pour vrai, il y a autant à voir sur terre que sur mer. Trois ou quatre fois, un petit rorqual nous a fait la grâce de s’approcher à peut-être 10 mètres de la berge. Chaque fois, on a entendu son souffle de géant, aperçu sa grosse tête préhistorique, sa nageoire dorsale, son dos luisant et noir dans l’eau indigo. Il fait ça à trois ou quatre reprises, puis puis il plonge en profondeur. Chaque fois dans la foule (car oui, il y a ici une véritable petite foule) éclataient des OH!, des AH! et des Ouiiiii!, comme si on était dans un manège de La Ronde.
De temps à autre, un vieux phoque gris montrait sa grosse tête chevaline tout étonnée («Mais que font-ils tous là?»). On pense qu’il est vieux parce que les phoques gris vivent habituellement en groupe, alors que celui-ci, sans doute découragé par les jeunes milléniaux, semble avoir choisi de s’isoler. Des marsouins marsouinaient (c’est-à-dire qu’ils émergent et plongent vivement), un cormoran gobait en série des sébastes tout grouillants, des sternes faisaient des plongeons de la mort pour pêcher leur pitance. Mais les mammifères terrestres n’en avaient que pour les grosses bêtes. On veut une baleine bleue, un cachalot, quelque chose d’important!
À un moment donné, j’ai compté au loin neuf Zodiac pleins de touristes qui se dirigeaient tous vers un point où un rorqual à bosse s’était signalé. Les règlements exigent que les capitaines coupent les moteurs dès qu’un cétacé s’approche de leur bateau. Ils doivent eux-mêmes maintenir une distance de 100 à 200 m (selon les espèces) avec les mammifères marins, et ils n’ont pas le droit de suivre le même individu pendant plus de 30 minutes.
Je peux vous dire que j’ai vu toutes ces règles allègrement bafouées pendant la dernière des quatre heures que j’ai passées là, cet après-midi, à observer mon prochain et le lointain. J’ai vu des bateaux littéralement cerner ce rorqual, lequel, évidemment, dans ces circonstances, ne peut que modifier son comportement. Il restera moins longtemps à la surface pour respirer, plongera de ce fait moins longtemps en profondeur pour s’alimenter… on sait tout ça. On resserre chaque année les règlements, pour dire qu’on fait quelque chose. Mais rien ne change vraiment.
Selon Gauthier, un animateur du parc à qui j’ai exprimé mes inquiétudes, il y a 54 permis de croisières aux baleines en ce moment, rien que dans la zone du parc marin Saguenay – Saint-Laurent. Cinquante-quatre!
C’est une manne pour bien des gens. Évidemment, interdire ce genre d’entreprise soulèverait un tollé. Mais si on a pu interdire la pêche à la morue, pourquoi pas les croisières aux baleines? Ou à tout le moins les restreindre? Il faut bien vivre, me direz-vous. Mais bon, je me demande si les gens natifs de Tadoussac sont si contents de ce que leur village est devenu…
Il reste àespérer que, à force d’éducation, les gens se rendront compte des conséquences de ce genre de tourisme et y renonceront – un peu comme on devrait renoncer à nager avec les dauphins dans un aquarium de marde en Floride ou à Cuba, ou à faire un tour à dos d’éléphant en Thaïlande.
J’dis ça, j’dis rien.