Carthagène

Quatorze heures de bus. C’est le temps qu’il faut pour se rendre de Medellín à Carthagène. Il n’y a que 500 km à parcourir, mais sur des routes de montagne plus ou moins étroites, plus ou moins défoncées, parfois à la limite du praticable. Il faisait un froid inhumain dans l’autocar et les lampes de lecture ne fonctionnaient pas, mais nous avons bravement surmonté cette terrible épreuve, survécu et même dormi comme des bûches.

Au matin, un jeune homme est monté dans le car avec sur l’épaule un plateau chargé d’une pyramide d’empanadas, de buñuelos et d’acras qu’il offrait à vendre. La route était fort mauvaise, le car tanguait et roulait, si bien qu’arriva ce qui devait arriver: le jeune vendeur a perdu l’équilibre, il a cherché à se raccrocher à un dossier, et la moitié du chargement de son plateau s’est renversé… sur ma tête. Tout le monde a éclaté de rire, bien entendu – sauf le jeune homme, qui venait sans doute de perdre une bonne demi-journée de labeur. Une dame l’a gentiment aidé à ramasser ce qui était tombé par terre, je lui ai mis sans un sachet de plastique qu’il m’avait tendu ce qui était resté sur mon siège, et il est sorti du car, la mine déconfite. Je me désolais encore de sa mésaventure quand je me suis prise à espérer que, peut-être, il vendrait tout de même ce qui était encore présentable.

Qui le saurait?

***

Ce qui nous a frappés en arrivant à Carthagène, c’est le rythme. Caribéen pur coco: les gens marchent lentement, parlent lentement, il y a dans l’air une langueur tout antillaise qui tranche radicalement avec l’air affairé des gens de Medellín ou de Bogota.

Et Dieu, que cette ville est jolie! Des fleurs partout, des balcons ouvragés, la mer qui apparaît au bout d’une venelle, les clochers peints comme des gâteaux à la crème, des placettes tout ombragées où des hommes jouent aux dames avec des bouchons de plastique en guise de pions… C’est La Havane en plus beau, en moins désespéré. Comme c’est aujourd’hui dimanche, tout le monde est à la plage, alors nous avons les rues pour nous.

Joueurs de dames sur la Plaza Bolivar

 Il paraît que, pour rendre la ville présentable aux touristes, on l’a purgée de ses mendiants et des enfants de la rue (on dit même qu’ils ont été carrément abattus). J’espère que c’est une légende urbaine, mais comment savoir?  Même à Medellín, nous n’avons pas vu d’enfants des rues. Avons-nous mal regardé?
Nous logeons dans un petit hôtel bon marché à l’extérieur du centre historique, La Casona de Getsemani. C’est une maison coloniale charmante, avec un patio intérieur tout fleuri. Nous espérions avoir une chambre chez un couchsurfer, mais en fin de compte ça n’a pas fonctionné. Il reste peut-être une option, j’attends une réponse, mais autrement nous nous trouvons fort bien là où nous sommes, même si nous y perdons un peu en couleur locale. De toute façon, pour qui ne fait pas le difficile, on peut se loger et manger pour trois fois rien: petit déjeuner à 2$, repas du midi à 3 ou 4$, bière à 1,50$, chambre pour deux à 20 ou 30$ la nuit…

Demain, playa, farniente, peut-être un peu de shopping (mon amoureux s’est acheté un très beau panama, il ressemble maintenant à un ami de Pablo Escobar, faudra que je me dote d’un look à la hauteur)… La vie est dure.

J’ai commencé une collection de portes et de fenêtres, la voici:

Medellín (bis)

Portraits
Ce jeune homme, 25 ans peut-être. Peut-être moins, la vie les use tellement!

Il n’a qu’une sandale, boite légèrement de son pied nu sur le pavé humide. Il pleut, il fait relativement froid. Le jeune homme est grand et mince, plutôt beau. Nous sommes à une terrasse qui surplombe le parc Bolivar, couvert de très grands arbres. Il pleut, il pleut, de ces pluies tropicales qui tombent à grosses gouttes lourdes comme des larmes.
Chaque fois qu’un taxi (innombrables, les taxis) s’arrête pour déposer son passager, le jeune homme se précipite pour ouvrir la porte, dans l’espoir de récolter une pièce. Le passager lui tourne le dos, indifférent, comme si l’autre était transparent. Le jeune homme reprend son manège. Dès que son regard croise celui de Pierre, il ne le quittera plus. Avec des gestes, des mimiques, il quémande une pièce. Pierre me le désigne discrètement, mais assez clairement pour que le jeune homme remarque que je l’ai remarqué. Il fait de grands gestes des bras, porte à sa bouche ses doigts joints, dans ce geste universel qui exprime la faim.
Je fouille dans ma poche, il s’approche, grand Pierrot de la rue, il lève son visage vers moi, je laisse tomber une pièce entre ses mains jointes. Il me bénit, retourne de l’autre côté de la rue, ouvrir les portes des taxis sans que personne lui jette un regard.
Il est peut-être un enfant de la rue, peut-être est-il là depuis toujours, n’a-t-il connu d’autre vie que celle-là, petit fantôme encombrant qui crie muettement sa faim à des gens qui ne veulent pas le voir.
 ···
Un couple, peut-être dans la trentaine, chez nous on dirait plus. Lui est très beau, métis, le visage à moitié couvert de blanc; elle plutôt espagnole, grande et mince, elle a aussi mis du blanc. Un théâtre de rue. Leurs costumes sont par terre, de petites piles bien classées de vêtements usés, de perruques couettées, de chapeaux cabossés. Il joue du conga, elle des maracas ou de quelque chose d’approchant, ils annoncent le grand spectacle du théâtre X. Ils sont plutôt bons. Elle se change en un tournemain devant public, passant par-dessus son collant noir un pantalon de satin jaune à volants, ou une robe noire et un fichu pour incarner une vieille. La petite foule est attentive.
Puis l’orage éclate, chacun cherche un abri, le parc se vide. Plus personne pour jeter une pièce dans le chapeau.
Ils en seront quittes pour recommencer.

Medellín

Nous sommes arrivés à Medellín hier soir, après un vol éclair d’une petite heure. Il a ensuite fallu une heure en taxi collectif pour couvrir les 35 km qui séparent l’aéroport du centre-ville. Le chauffeur conduisait à tombeau ouvert, zigzaguant entre les autobus, les motos, les autres taxis, dans une route tout en courbes mouillée par une pluie récente.
Il faut avoir les nerfs solides. Je lui ai dit en rigolant que quelqu’un qui conduirait comme ça au Canada finirait direct en prison. Ça l’a fait rire.
Medellín ne compte que 2,3 millions d’habitants, mais j’ai rarement vu une ville aussi dense, aussi frénétique, aussi bruyante. Même Mexico me paraît bien sage en comparaison.
La ville elle-même est sans charme, privée de tout immeuble historique au profit de l’arquitectura racional. Dans un pays où rien ne semble rationnel, disons que le pari était perdu d’avance.

Une foule normale

Atelier de réparation de vélos en pleine rue

Émules de Botero

Écolières au centre culturel Uribe Uribe

Centre commercial
Marchand de cuivre et de laiton

Bar typique

Medellín est nichée dans une vallée et ceinturée de hautes montagnes que les maisons de brique rouge assiègent peu à peu. Nous avons voulu aujourd’hui prendre ce qu’on appelle le metro cable (en fait, un simple téléphérique) qui mène jusqu’à un faubourg perché là-haut, mais il était fermé pour entretien (ce qui, tout compte fait, est tout de même rassurant). Nous en avons été quittes pour visiter ce qui tient lieu de centre-ville. Une vraie fourmilière. Il y a partout sur les trottoirs des vendeurs ambulants qui offrent des lacets, des cintres, de la soie dentaire… On se demande comment ils peuvent gagner leur vie. Il faut croire qu’ils y parviennent, mais on voit bien que rien n’est facile. Il y a beaucoup de gens très abîmés par la vie, la drogue, l’alcool ou les trois. Ça crève le coeur.
Les gens semblent s’être donné le mot pour rivaliser d’amabilités avec les touristes (étonnamment nombreux), nous sommes sans cesse étonnés de leur courtoisie.

Bogotá

Nous voici donc à Bogotá, qui n’est pas le coupe-gorge qu’on vous a dit, n’ayez crainte. Les gens sont affables, courtois, serviables… et toujours un peu étonnés de rencontrer des touristes dans leur ville à la réputation si sulfureuse.
Hier, dans la Candelaria (le quartier historique), alors que je prenais des photos, un technicien de cinéma (il y a des tournages tous les jours, nous a-t-on dit) a fait mine de prendre la pose avec ses copains en rigolant. Je l’ai photographié en rigolant moi aussi. Tout étonné de ma réaction, il m’a demandé d’où nous étions, et ce que diable nous fabriquions en Colombie.
– Ben, les touristes, tiens, je lui dis.
– Ah, mais c’est qu’on n’en voit jamais, ici. C’est bien que vous soyez là!

Bogotano et fier de l’être, à droite, avec ses copains.

Mais ce qui est drôle, c’est que lui-même, tout comme Diego, notre hôte, s’est mis à nous donner toutes sortes de conseils de sécurité!

Doris et Diego 

Parlant de nos hôtes, Diego et Doris, ils habitent dans le nord de la ville, un quartier résidentiel parfaitement sûr. Ils sont les parents d’une jeune amie maintenant montréalaise (hola, Andrea!). Bien qu’ils soient probablement bien plus à l’aise financièrement que la moyenne des gens, ils vivent modestement et possèdent peu de choses comparativement à ce que l’on voit chez nous, toutes proportions gardées. Ils sont adorables. Doris, énergique et vive, pépie comme un petit oiseau – elle parle espagnol à une vitesse étourdissante et je dois souvent lui demander de ralentir un peu son débit. Diego est le cuisinier du foyer. Il a toujours un dicton, une anecdote ou une bonne histoire à raconter. Tous les deux nous reçoivent sans façon et montrent une grande patience devant notre espagnol hésitant. Daniel, leur fils de 16 ans, est une soie. C’est un garçon curieux, ouvert, doux et plein d’humour.
La maman de Doris est atteinte d’une forme précoce d’alzheimer, elle nous salue affablement matin et soir, rit parfois de petites choses, lit studieusement le matin en articulant chaque syllabe, assise bien droite sur sa chaise, son livre posé sur les genoux, en suivant les lignes de son doigt osseux.

Le temps qu’il fait
Le climat ici est une énigme. Bogotá s’étire à l’ombre des contreforts des Andes, à 1600 mètres d’altitude. D’austères montagnes violettes barrent tout l’est de la ville, c’est bien pratique pour s’orienter. En revanche, comme on est au début de la saison des pluies, il peut faire très beau en matinée, puis des nuages noirs commencent à coiffer les montagnes au milieu de la journée, et il se met à faire frais et à pleuvoir des cordes en fin d’après-midi.
Diego m’a dit que j’étais bronzée comme une sabanera (travailleuse des champs), et c’est bien le cas. Crème solaire et chapeau sont de rigueur, mais aussi imperméable et petite laine. Impossible de voyager léger!

Transports

Pas de métro dans cette ville de 7 millions d’habitants. Un projet a plusieurs fois été évoqué, mais on a fini par l’enterrer (!) et par construire un réseau byzantin d’autobus articulés. Il faut un doctorat (ou être bogotano) pour comprendre le système des horaires parce que tous les bus n’arrêtent pas à toutes les stations, mais les gens nous renseignent volontiers. Nous faisons des progrès; encore un mois ou deux et nous finirons par naviguer ici comme des poissons dans l’eau.

Pour le reste, Bogotá est une ville… urbaine, immense, dense, grouillante, polluée, aussi nous n’y passerons pas beaucoup de temps – d’autant que nous devrons y revenir pour reprendre l’avion. Voilà, je vous laisse là-dessus, je me trouve aussi plate qu’un dépliant touristique.