Chicanes à Natashquan

Comme je l’avais subodoré, tout n’est pas aussi lisse qu’il y paraît au village, non plus que dans la maison de Raymonde et Jean-Louis (et c’est bien normal).

Mes hôtes sont tous les deux infirmiers de profession. Jean-Louis a été frère hospitalier avant d’obtenir un baccalauréat en nursing; Raymonde et lui se sont connus au travail il y a 40 et quelques années. Ensemble, ils ont tenu à bout de bras le dispensaire de Natashquan dans des conditions presque héroïques. Elle a été mairesse de Natashquan pendant plusieurs années. Ils ont des centaines d’anecdotes à raconter, mais chacun a sa version et ils s’asticotent constamment pour savoir qui a raison, si bien qu’il devient presque impossible de savoir le fin mot de l’histoire.

Avec tout ce qu’ils content, je pourrais écrire un téléroman qui n’aurait rien à envier aux sagas de Victor-Lévy Beaulieu.

Raymonde a eu la polio quand elle était enfant; elle s’est battue toute sa vie pour surmonter son handicap et a dû réapprendre à marcher quatre fois. Elle souffre maintenant du syndrome postpolio, qui lui cause des douleurs aux mains telles qu’elle ne peut parfois pas mettre les mains dans l’eau. J’imagine que cela explique son caractère quelque peu abrasif, ses affirmations à l’emporte-pièce, ses façons de rabrouer son mari qui me peinent un peu, car elle est par ailleurs d’une générosité sans bornes et son Jean-Louis, d’une douceur qui ne se dément pas.

Il s’affaire autour de la maison, bricole ceci, repeint cela, répare autre chose… Il travaille avec une constance tranquille, rentre à midi pour se reposer un peu, manger, prendre une bière, faire une sieste. Nous causons amicalement l’après-midi, vers 16h, quand il pose ses outils pour la journée.

Ce matin, Raymonde paraissait particulièrement à cran; je me suis esquivée cet après-midi pour venir écrire à L’Échouerie, où j’ai failli me battre avec un type de Havre-Saint-Pierre qui a traité William (le responsable du resto) de nègre. Bon, j’exagère, je n’ai pas failli me battre, mais je lui ai dit ma façon de penser. Je tremblais de rage.

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C’est fête au village ce week-end: le Festival des Macacains bat son plein jusqu’à demain. Innus et Blancs se côtoient sur la plage, il y a des jeux pour enfants, des tournois de bubble soccer et de volleyball, et on est en train d’organiser un combat de mousse (je sens qu’on va rire). L’atmosphère est bon enfant, paisible, amicale, sauf pour ce sombre crétin qui a mis tout le monde du café à l’envers.

Mais bon, on ne va pas rester sur ces émotions-là, comme a dit William avec sa sagesse de vieille âme. Ces jeunes-là sont tous d’une intelligence, d’une ouverture et d’une gentillesse qui me renverse.

Natashquan

Depuis des années, ce seul nom me fait rêver. Parce que c’est le pays de Gilles Vigneault, bien sûr. Et aussi parce que, jusqu’en 2013, c’était le bout de la route 138, dite le Chemin du roi. Depuis, la 138 se rend à Kegaska, 40 km plus loin. On dit qu’elle sera encore prolongée jusqu’à La Romaine. Mais pour moi, et plus encore maintenant que je m’y suis enfin rendue, Natashquan reste la fin du chemin.

Dans ce tout petit village (263 habitants en 2016), les gens sourient spontanément aux étrangers. Ils ont l’accent des Madelinots puisque les premiers Blancs à s’établir ici, au milieu du XIXe siècle, venaient des Îles-de-la-Madeleine, où ils se faisaient exploiter par la famille Robin. Des Landry, des Lapierre, des Vigneault, des Cormier, des Chiasson sont donc venus voisiner les Innus, qui occupaient le territoire depuis des millénaires (et, accessoirement, continuer de se faire exploiter par les Robin).

Je ne saurais dire comment se vit cette cohabitation. Je sais que la «réserve» (je hais ce terme), Nutashkuan, se trouve à quelques kilomètres, c’est tout.

Je finirai bien par faire ma petite enquête.

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Je ne cesse de m’émerveiller de la beauté de ce pays. Le long de la route, entre Havre-Saint-Pierre et Natashquan, le paysage prend des airs de toundra — arbres nains, mousse, lichen, crans rocheux d’un joli rose… Il se change parfois en tourbières où prolifèrent de minuscules fleurs semblables à du coton dont j’ai encore oublié le nom. On traverse aussi une forêt d’épinettes qui a brûlé il y a peu, où les squelettes gris des arbres pointent leurs cimes désolées vers ce ciel qui semble plus infini et plus bleu qu’ailleurs. C’est à la fois cauchemardesque et magnifique.

Les villages égrènent paisiblement leurs petites maisons carrées au bord d’anses charmantes, désertes… on dirait que le temps ne passe pas par ici, ou alors qu’il s’est arrêté carrément. On voudrait, comme lui, s’arrêter partout, on se dit qu’on le fera au retour, puisqu’on ne sera pas du tout pressé de rentrer.

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Je suis installée devant la mer, sur la terrasse de L’Échouerie, un joli café-bistro qui fait aussi salle de spectacle. Le menu se résume à peu de chose (pizzas, nachos, ailes de poulet) pour la simple raison qu’on n’arrive pas à trouver suffisamment de personnel pour faire mieux. Qui l’eût cru? Dans ma jeunesse, les régions se mouraient pour cause de chômage. Aujourd’hui, elles se meurent parce qu’elles manquent de main-d’oeuvre. C’est bien triste.

La Côte-Nord me semble cruellement négligée par les touristes, qui se ruent apparemment tous en Gaspésie ou aux Îles-de-la-Madeleine, par les temps qui courent. Pourtant, mon Dieu, toute cette beauté sauvage, inviolée, pratiquement épargnée par les bungalows, les centres commerciaux, les boutiques de souvenirs et… Euh, en fait, c’est justement pour ça que c’est si beau, si doux, si calme.

Venez tandis qu’il en est encore temps.

La mer, à Natashquan, n’est pas plus froide qu’à Ogunquit, et bien moins que n’importe où en Gaspésie. Vrai, il y a ce vent du large qui vous rafraîchit tant qu’il vous ôte le goût de vous saucer, mais une fois dans l’eau, si on aime se baigner, on peut en profiter tout à loisir.

Le camping municipal mérite un prix de propreté, et un autre pour la gentillesse du personnel, et encore un pour ses tarifs, et un surtout pour l’emplacement numéro 38, que nous occupons jusque sur les dunes qui l’entourent, du haut desquelles on peut observer le coucher du soleil sur la mer.

Voilà. Je viens de terminer ma deuxième bière, je retourne à mes amis Anne-Marie et Sylvain, sans lesquels je n’aurais sans doute pas entrepris ce voyage.