La misère

Réunion de production lundi et mardi pour jeter les bases de Syans pou tout moun, («La science pour tous»), une émission qui se propose de répondre aux questions des auditeurs dans les domaines qui touchent la science, avec le secours d’experts au besoin.
Je cherche encore un peu ma place : je ne suis pas ici pour dire quoi faire à qui que ce soit, mais pour soutenir et encourager les initiatives, mettre ma petite expérience au service de tous en tenant compte des façons de faire et des contraintes du pays : connexion internet rare et lente, électricité aléatoire, transports compliqués et éreintants, poste inexistante. La radio et le téléphone  sont les deux seuls moyens de communication qui fonctionnent vraiment. Inutile de songer à une émission qui recourt à une boîte vocale – ça n’est pas du tout dans les mœurs. Inutile aussi de penser que les gens communiqueront par courriel, sans parler de Facebook ou de Twitter.
Néanmoins, je voudrais que mes amis se rendent compte des ressources qu’ils ont ici en Haïti et s’en servent au lieu de compter sur l’extérieur. J’ai eu une longue discussion aujourd’hui avec Gregory à ce sujet. Il comptait s’en remettre à nos contacts montréalais pour trouver les experts susceptibles de répondre aux questions les plus pointues des auditeurs. Je soutiens que l’on devrait recourir aux ressources d’ici. Cela représente un grand défi à cause des contraintes que j’ai évoquées plus haut, mais il me semble qu’agir autrement irait complètement à l’encontre de l’idée même du «développement», qui est de rendre le pays concerné aussi autonome que possible.
Il y a en outre une quantité d’obstacles à franchir dans tous les domaines, avec au premier chef le manque de confiance des Haïtiens en eux-mêmes, et puis leur désir de maintenir les apparences au détriment de tout le reste. Par exemple, le simple geste de marcher jusqu’à une poubelle pour y jeter un déchet peut sembler prétentieux, donc on ne le fait pas, malgré toutes les campagnes de sensibilisation (et il y en a !). Résultat : il y a des détritus partout.
Le nouveau gouvernement a présumément commencé à implanter des écoles publiques et gratuites (grande innovation), mais on vient d’apprendre que 1000 de ces nouvelles écoles sont des fictions, c’est-à-dire que l’argent a été versé mais que les établissements n’ont jamais été créés. En outre, il est fort probable que, même si le réseau finit par voir le jour, nombre de parents jugeront suspectes ces écoles qui ne coûtent rien et préféreront priver leur enfant de scolarisation plutôt que d’avoir l’air de les envoyer dans un établissement «bon marché». 
Toutes les personnes à qui j’ai posé la question me disent que la Minustah, à part le choléra, ne leur a rien donné. Tous se demandent où est allé l’argent de l’aide internationale. Je dois dire que, quand j’ai traversé le centre de Port-au-Prince, j’ai été consternée par les bidonvilles qui se sont formés dans les environs du Champ-de-Mars à la suite du goudougoudou. On a fait disparaître la plupart des camps de réfugiés, mais il reste des poches tenaces où les tentes ont peu à peu été remplacées par des cabanes de tôle ondulée comme il y en a dans tous les bidonvilles du monde. Les gens y vivent les uns sur les autres dans les conditions les plus précaires, les détritus, les odeurs de merde et de déchets. La misère pue, mes amis.
Apparemment, les gens n’ont fait que transporter là les conditions de vie qu’ils avaient à Miragoâne, à Léogâne ou ailleurs, dans l’espoir de bénéficier un peu de l’argent promis par les ONG après le séisme. L’argent n’est pas venu, ils sont restés : là ou ailleurs, pour eux, ça ne fait pas grand différence.
Je me demande comment feront les autorités pour remédier à cela. Et à toutes les plaies qui affectent Haïti.

De choses et d’autres

Je vous avais dit que, vendredi soir, Ronel, un ami de Gregory, nous avait proposé d’aller écouter des troubadours (ou du troubadour, ou le troubadour – en tout cas, sé mizik tradisyonèl, et rien que ce nom me fait craquer). Il devait nous appeler et venir nous chercher en soirée, mais on n’a jamais entendu parler de lui. 

De toute façon, à la fin de la journée, ces heures passées à me faire secouer à moto et en tap-tap dans le vacarme et les gaz d’échappement me laissent épuisée, si bien que je ne rêve plus que d’une douche et d’un peu de silence. Alors tant pis pour les troubadours.
Samedi matin, Ronel a appelé pour dire qu’on se reprendrait le soir même. En attendant, pour nous reposer (!), nous avons parcouru je ne sais combien de kilomètres à l’assaut des hauteurs de Pétionville et au-delà, jusqu’à Kenscoff, à plus de 1000 mètres d’altitude. 
Motos-taxis à Fermathe, sur la route de Kenscoff.
Nous avons brièvement visité le fort Jacques, construit après l’indépendance, d’où l’on a une vue splendide sur cet Haïti fertile qu’on aimerait voir partout. À flanc de montagne, des jardins en terrasses donnent carottes, oignons, laitues, patates douces, tomates, poivrons… Légumes que l’on ne trouve pourtant nulle part dans la cuisine populaire, essentiellement composée de riz pois collés (on appelle «pois» toutes les légumineuses) et de plantain frit, qui accompagnent la viande (porc, poulet ou chèvre) quand il y en a.

Paillant

Je vous épargne le parcours du combattant qu’il nous a fallu accomplir pour venir jusqu’à Paillant, où nous sommes arrivés en fin d’après-midi. À compter de 1940 et jusque dans les années 80, la société Reynolds y a exploité une mine de bauxite. Le sol y est couleur de rouille, la terre semble bonne, mais on n’y cultive plus rien parce que les gens préféraient travailler à la mine et que, maintenant, le savoir s’est perdu.
Depuis que Reynolds, selon la bonne habitude des sociétés minières, a abandonné les lieux après en avoir tiré tout ce qu’elle pouvait, les ressources sont rares dans cette commune de 15 000 à 20 000 habitants (ce n’est jamais clair). L’entreprise a laissé derrière elle le complexe où vivaient ses cadres, avec eau courante et électricité en permanence, des luxes que peu de gens ici peuvent espérer s’offrir un jour.
Les immeubles sont maintenant occupés par un petit hôpital, la police, la mairie et Radio Paillant Inter. Au loin, on voit la mer quand le ciel n’est pas trop brumeux. Je vous écris du studio, dont la porte est grande ouverte sur l’extérieur. Merl, le DJ, s’apprête à commencer son émission, deux heures de musique tonitruante, après quoi nous aurons (peut-être) une réunion, peut-être à 16h, avec un nombre encore indéterminé de personnes, pour discuter de ce que nous allons faire. Le comment viendra plus tard, je le devine. Surtout, ne pas s’énerver: c’est comme ça, ici.
Je loge chez la belle-mère de Greg, dans une maison de quatre pièces où l’électricité est un phénomène aléatoire. Il y a une salle de bain avec toilette et douche, mais pas d’eau courante. C’est donc, encore ici, le système du seau qui s’impose. La cuisine est une cabane de bois dans la cour, où l’on cuit les aliments sur un feu de bois ou de charbon. Comme en campinq, quoi. Des poules errent de-ci de-là, avec quelques chiens jaunes comme on en voit dans le monde entier.
Hier, nous sommes sortis écouter du kompa et boire de-twa biè (deux-trois bières). J’ai fait la connaissance de quelques bénévoles de la radio – Merl, le DJ ; Robson, directeur de la programmation ; d’autres encore dont j’oublie le nom. Ils sont tous brillants et aimables, pleins de bonne volonté. 
DJ Merl
Tous parlent un français extrêmement fleuri, avec des «fort souvent», «cela», «maintes fois» et autres «certes», qui contraste radicalement avec la simplicité apparente du kreyòl. Mais simple ne signifie pas nécessairement facile : si je commence à pouvoir émettre quelques phrases, je suis encore loin de comprendre ce qui se dit autour de moi, d’autant plus que je suis encore pas mal sourde. J’ai demandé à Greg de m’emmener voir un sorcier vaudou, c’est mon seul espoir!
Là, je vais sortir d’ici, parce que la musique de Merl va achever de me handicaper.