Négoce

Hier, virée au Centre de promotion de l’artisanat de Cotonou, à l’autre bout de la ville. Comme dans tous les endroits du genre, on y trouve des boutiques qui vendent à peu près toutes la même chose (ici, masques anciens ou récents, statuettes d’ébène aux lignes fluides, bijoux de corne de buffle ou de coquillages, batiks et peintures naïves).

Il a d’abord fallu âprement négocier le prix de la course en zem : on vous le fait toujours le double du tarif «normal». Parfois, un quidam se mêle de la discussion, réprimande le zem pour sa cupidité et le convainc de nous faire un prix raisonnable. Sinon, après quelques feintes, roulement d’yeux et claquements de langue, le type finira par consentir à nous emmener pour 400 francs au lieu de 800. On se sent toujours un peu ridicule d’argumenter comme ça pour des sommes aussi dérisoires : 400F CFA, ça équivaut à 0,80$. Ne négociez pas, le zem aura un sourire narquois qui dit : cet idiot de yovo s’est encore fait avoir. Négociez, et vous vous sentez comme un exploiteur qui abuse de la faiblesse des petits travailleurs.

Au centre d’artisanat, pareil.

Faites seulement mine de ralentir devant une échoppe, on vous presse d’entrer, d’essayer ce bracelet, d’admirer ce tissage; on tire d’un panier où elles sont soigneusement rangées d’admirables figurines de bronze. Manifestez de l’intérêt pour tel ou tel objet, les négociations commenceront alors: «C’est 25 000 francs, madame (50$).
– (Les yeux au ciel) Mais non, c’est bien trop, voyons.
– Combien voulez-vous payer?
– Six mille (ça me gêne toujours, mais c’est la règle: on divise par quatre le prix initial).
– (L’air consterné) Mais madame! Soyez sérieuse. Regardez comme c’est joli!
– Oui, bien joli. Mais je ne paierai pas plus de 6000 francs.
– Pour vous, madame, je le laisse à 20 000.
– Pas question. J’ai dit 6000, mais je veux bien faire une effort. Je t’en donne 8000.»

Invariablement, on finit par s’entendre sur la moitié du prix lancé au départ. C’est ainsi que j’ai fait l’acquisition, hier, d’un très beau masque ancien, d’un bracelet de corne et de deux cadres d’ébène. J’ai résisté à la tentation d’une splendide figurine de bronze qui représentait une femme en train de poser une jarre sur sa tête, d’une petite girafe en pierre de talc et d’un très beau batik. (Mais je ne jure de rien pour la prochaine fois.)

Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée à un tout petit étal de rue pour regarder des pagnes (on appelle toujours «pagne» la pièce de 6 verges de coton dans laquelle on coupe les habits traditionnels, même s’ils n’ont bien souvent plus rien du pagne). Deux petites filles gardaient l’étal de leur maman : Sarah et Mouniya. J’ai tâté un peu les tissus, en ai regardé un plus attentivement que les autres et ai fini par ne pas me décider.

Nous nous sommes arrêtés plusieurs mètres plus loin dans un petit bar pour sacrifier au rite de la sainte bière. Tout à coup, les deux fillettes se sont matérialisées près de nous, un sourire timide aux lèvres, et à la main le pagne bleu que j’avais regardé. La journée de vente était terminée, elles tentaient leur chance une dernière fois. Comment résister ?

Je n’ai même pas marchandé.
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Zemidjan

Les zemidjan, ce sont les motos-taxis de Cotonou. Ils sont des milliers à sillonner les rues de la ville du matin au soir, dans la poussière, le bruit et l’oxyde de carbone. On les reconnaît à leur chemise jaune réglementaire, dans le dos de laquelle sont imprimés en bleu indigo un numéro de permis et le logo de la mairie. Parfois, la chemise est si usée qu’on ne distingue plus qu’un fantôme d’inscription. Elle a été rapiécée, reprisée, ravaudée de toutes les façons possibles.

Postés en petits groupes au coin d’une rue, lunettes de soleil sur le nez, coiffés d’une casquette (très peu portent un casque), les zem vous interpellent pour vous offrir leurs services, ou alors vous les hélez au besoin. Vous négociez le prix, qui varie selon la distance, la bonne volonté du conducteur et… la couleur de votre peau (c’est toujours plus cher pour un yovo) : la même course peut coûter de 200 à 800 francs. Mais bon, comment leur en vouloir? L’un d’eux m’a dit aujourd’hui que, dans une bonne journée, il peut faire 4000 francs CFA, soit 8$.

Vous vous êtes donc entendus sur le prix. Vous grimpez sur la machine, et vroum! Vous voilà à zigzaguer entre les nids-de-poule (et parfois les poules elles-mêmes), les chèvres, les enfants, les mares laissées par la dernière pluie, les voitures et, évidemment, les autres motos, zemidjan ou non. La motocylette est le moyen de transport universel, ici.

Évidemment, outre tout ce qui peut (et ne peut pas) se transporter à moto, on voit aussi le tableau familial typique : papa aux commandes, un enfant assis devant lui, maman derrière, un autre enfant à califourchon contre elle. Ici, en Afrique, s’ajoute le bébé arrimé dans le dos de la mère. Cela me fait frissonner chaque fois.

Aux carrefours, motos, voitures et piétons s’entrecroisent sans heurts apparents, selon un code tacite que seul un Cotonois peut décrypter. D’après ce que j’ai compris, le contact visuel est la clé de tout.

Pour ma part, j’ai cessé de m’en faire pendant mon séjour en Haïti (merci Grégory!). Sur la route, j’essaie de reconstituer mentalement la géographie de la ville dans l’espoir de pouvoir un jour m’y retrouver. J’admire l’élégance des femmes, la beauté de leur costume, leur port impérial; je m’amuse des raisons sociales («Coiffure Belle Face», Moments de femme, prêt-à-porter»), je m’émerveille de tous ces petits métiers, ces petits commerces pratiqués en pleine rue avec trois fois rien.

En principe, dès cette semaine, j’aurai mon zemidjan à moi, grâce aux bons soins d’un jeune ami béninois. Il viendra me chercher matin et soir et je le paierai à la fin de la semaine selon le tarif convenu. Vous devriez me voir avec mon casque rose, j’ai l’air d’un hybride entre une gomme balloune et la Fourmi atomique.

De choses et d’autres

Je vous avais dit que, vendredi soir, Ronel, un ami de Gregory, nous avait proposé d’aller écouter des troubadours (ou du troubadour, ou le troubadour – en tout cas, sé mizik tradisyonèl, et rien que ce nom me fait craquer). Il devait nous appeler et venir nous chercher en soirée, mais on n’a jamais entendu parler de lui. 

De toute façon, à la fin de la journée, ces heures passées à me faire secouer à moto et en tap-tap dans le vacarme et les gaz d’échappement me laissent épuisée, si bien que je ne rêve plus que d’une douche et d’un peu de silence. Alors tant pis pour les troubadours.
Samedi matin, Ronel a appelé pour dire qu’on se reprendrait le soir même. En attendant, pour nous reposer (!), nous avons parcouru je ne sais combien de kilomètres à l’assaut des hauteurs de Pétionville et au-delà, jusqu’à Kenscoff, à plus de 1000 mètres d’altitude. 
Motos-taxis à Fermathe, sur la route de Kenscoff.
Nous avons brièvement visité le fort Jacques, construit après l’indépendance, d’où l’on a une vue splendide sur cet Haïti fertile qu’on aimerait voir partout. À flanc de montagne, des jardins en terrasses donnent carottes, oignons, laitues, patates douces, tomates, poivrons… Légumes que l’on ne trouve pourtant nulle part dans la cuisine populaire, essentiellement composée de riz pois collés (on appelle «pois» toutes les légumineuses) et de plantain frit, qui accompagnent la viande (porc, poulet ou chèvre) quand il y en a.

Paillant

Je vous épargne le parcours du combattant qu’il nous a fallu accomplir pour venir jusqu’à Paillant, où nous sommes arrivés en fin d’après-midi. À compter de 1940 et jusque dans les années 80, la société Reynolds y a exploité une mine de bauxite. Le sol y est couleur de rouille, la terre semble bonne, mais on n’y cultive plus rien parce que les gens préféraient travailler à la mine et que, maintenant, le savoir s’est perdu.
Depuis que Reynolds, selon la bonne habitude des sociétés minières, a abandonné les lieux après en avoir tiré tout ce qu’elle pouvait, les ressources sont rares dans cette commune de 15 000 à 20 000 habitants (ce n’est jamais clair). L’entreprise a laissé derrière elle le complexe où vivaient ses cadres, avec eau courante et électricité en permanence, des luxes que peu de gens ici peuvent espérer s’offrir un jour.
Les immeubles sont maintenant occupés par un petit hôpital, la police, la mairie et Radio Paillant Inter. Au loin, on voit la mer quand le ciel n’est pas trop brumeux. Je vous écris du studio, dont la porte est grande ouverte sur l’extérieur. Merl, le DJ, s’apprête à commencer son émission, deux heures de musique tonitruante, après quoi nous aurons (peut-être) une réunion, peut-être à 16h, avec un nombre encore indéterminé de personnes, pour discuter de ce que nous allons faire. Le comment viendra plus tard, je le devine. Surtout, ne pas s’énerver: c’est comme ça, ici.
Je loge chez la belle-mère de Greg, dans une maison de quatre pièces où l’électricité est un phénomène aléatoire. Il y a une salle de bain avec toilette et douche, mais pas d’eau courante. C’est donc, encore ici, le système du seau qui s’impose. La cuisine est une cabane de bois dans la cour, où l’on cuit les aliments sur un feu de bois ou de charbon. Comme en campinq, quoi. Des poules errent de-ci de-là, avec quelques chiens jaunes comme on en voit dans le monde entier.
Hier, nous sommes sortis écouter du kompa et boire de-twa biè (deux-trois bières). J’ai fait la connaissance de quelques bénévoles de la radio – Merl, le DJ ; Robson, directeur de la programmation ; d’autres encore dont j’oublie le nom. Ils sont tous brillants et aimables, pleins de bonne volonté. 
DJ Merl
Tous parlent un français extrêmement fleuri, avec des «fort souvent», «cela», «maintes fois» et autres «certes», qui contraste radicalement avec la simplicité apparente du kreyòl. Mais simple ne signifie pas nécessairement facile : si je commence à pouvoir émettre quelques phrases, je suis encore loin de comprendre ce qui se dit autour de moi, d’autant plus que je suis encore pas mal sourde. J’ai demandé à Greg de m’emmener voir un sorcier vaudou, c’est mon seul espoir!
Là, je vais sortir d’ici, parce que la musique de Merl va achever de me handicaper.

Tout est relatif, surtout ici

Hier, nous avons quitté notre palace orphelin pour nous rendre au rectorat de l’Université. Nous avons descendu à pied les chemins de terre et de cailloux qui mènent à ces maisons absurdement cossues jusqu’à un carrefour où l’on peut prendre un tap-tap ou une moto-taxi. Un tap-tap, c’est une camionnette dans la boîte de laquelle on a installé deux banquettes de bois, où l’on s’entasse tant qu’on peut. Quand on veut descendre, on frappe comme un sourd sur la paroi du camion pour avertir le chauffeur, qui s’arrête dans quelques hoquets et un nuage de fumée sous les klaxons de ses innombrables concurrents. 


Attention, en descendant, à ne pas vous faire faucher par une moto. Glissez à l’auxiliaire du chauffeur quelques gourdes (1$ = 40 gourdes, le passage coûte environ 20 gourdes pour deux). Regardez où vous mettez les pieds. Souriez aux vendeuses ambulantes qui vous regardent avec curiosité. Réfugiez-vous sur ce qu’il reste d’un bout de trottoir. Ça y est, vous êtes sain et sauf.

Il faut maintenant marcher jusqu’à un bus. Essayez de choisir le moins déglingué. Dans tous les cas, il y a 20 cm d’espace entre les deux rangées de banquettes, on s’y faufile façon crabe et on s’insère dans les 30 cm qui séparent chaque siège du dossier de devant.

Bref, on a mis une grosse heure et demie de ce transbahutage pour se rendre à l’université. Ça m’a donné tout le temps voulu pour prendre de mauvaises photos et tourner un petit bout de vidéo pas très bon non plus (ça bouge trop !). Je vous les mets quand même.

Marchand de canne à sucre.

Marchands de rue.
Le bidonville Jalousie, en contrebas de la riche Pétionville.
Les tap-tap attendent les clients, les clients attendent le tap-tap.
Gregory m’avait demandé de jeter un œil au bulletin mensuel qu’il est à produire à l’intention de la communauté universitaire. Huit pages 8 ½ X 11, avec les nouvelles des facultés, tout ça. Moi, je voulais bien. Mais avant qu’on décide enfin comment on allait procéder, à qui on allait envoyer les corrections (au graphiste ? au recteur ? à la poubelle ?), il a fallu deux bonnes heures de palabres. Et prendre un café. Et fumer une cigarette. Et discuter le bout de gras avec le chef de cabinet du recteur, ou le vice-recteur, ou quelqu’un. Et avant de prendre toute décision décisive et définitive, il faut bien manger, que voulez-vous. Cabri, acras, riz pois collés, banane plantain, poulet, mersi anpil (merci beaucoup).

Il est 15 h, je m’attelle enfin à la tâche. À 16h, c’est terminé. Mais le graphiste vient de finir sa journée, et puis le recteur n’a pas encore lu les textes, et puis on a assez travaillé pour aujourd’hui. Rendez-vous demain 11h avec Jude, le graphiste, pour jeter un œil sur les dernières épreuves. 

Alors aujourd’hui, j’ai gentiment houspillé Gregory (il est adorable et on rigole bien) pour qu’on soit à l’heure. J’ai presque réussi: nous sommes arrivés chez Jude vers midi. Mais il n’y avait pas d’épreuves: Gregory n’avait pas compris qu’il fallait envoyer les textes corrigés à Jude pour qu’il puisse les mettre en page. Nous avons donc mis quatre bonnes heures à terminer le bulletin ensemble. À la fin, tout le monde était content, même moi. En fait, on a bien rigolé avec Jude, qui trouve que la typographie haïtienne souffre de majusculite aiguë (son expression). Il a bien raison. 

Gregory et moi sommes rentrés en moto-taxi. J’avais presque les fesses à l’air parce que ma robe ne me permettait pas vraiment de m’asseoir à califourchon sur une moto. Gregory rigolait derrière moi (oui, trois sur la moto; non, pas de casque; je vous ai dit que tout est relatif, n’est-ce pas?), je lui lisais à voix haute les enseignes: «Père éternel» (loterie); «La Grandeur de Dieu, provisions alimentaires»; «Qui sait la vie?» (vêtements pour dames); «Grâce divine, école de conduite»; «La Confiance» (autre loterie); et la meilleure: «Si Dieu est pour moi, qui sera contre moi? Provisions alimentaires». Les gaz d’échappement ont dû me monter au cerveau.

Je n’ai vu encore aucun Blanc, nulle part. Je suppose qu’ils se terrent dans les hauteurs de Pétionville ou dans les bureaux des ONG. À en juger par le regard étonné que les Haïtiens me jettent, ils ne doivent pas en voir souvent non plus.

Bon, je m’arrête ici, je pourrais écrire encore des pages et des pages, mais je ne veux pas vous lasser.

Ce soir, nous sortons je ne sais où écouter du «toubadour» (de la musique traditionnelle) avec un ami de Gregory. Encore des choses à raconter!