Le fossé des générations

Quand j’étais jeune — disons quand j’avais 20, 25 ans –, la simple idée de passer une soirée avec une personne de l’âge de mes parents dans un contexte autre que familial ne me serait jamais venue à l’esprit. Qu’est-ce qu’on aurait pu avoir à se dire? De toute façon, comment cela aurait-il bien pu se produire?

Toutes les personnes de plus de 30 ans me paraissaient suspectes, et j’avais la certitude de détenir quelque chose que ces gens-là n’avaient pas. En un sens, c’était vrai: j’avais une certaine jeunesse qu’eux et elles n’auraient plus jamais. Réciproquement, mon vieux père, jusqu’à sa mort, m’a traitée comme une sorte d’incapable (malgré tout l’amour qu’il avait pour moi): jamais je n’aurais son expérience, et cela me disqualifiait dès le départ dans toute discussion.

J’ai vu ma nièce Clara lui tenir tête brillamment, avec la confiance que, je pense, les gens de ma génération avons su insuffler à nos enfants. Mon vieux papa adorait ces conversations, je le sais, je voyais briller ses yeux. J’ose croire que, avec mon fils adoré, j’ai réussi à créer de meilleurs rapports que mon père avec moi.

En tout cas.

Ce matin, dans mon courriel, par l’entremise de Couchsurfing, j’ai reçu un message d’un jeune homme de 22 ans qui se trouve à Caraz, qui est en voyage pour rejoindre son frère en Bolivie, qui ne parle pas espagnol et qui s’ennuie un peu. Couchsurfing est une plateforme qui met en contact des voyageurs avec des hôtes disposés à les recevoir gratuitement, ou à prendre un verre, comme ça, pour le simple plaisir de faire connaissance et de découvrir d’autres réalités. J’ai eu la chance de connaître ainsi des personnes extraordinaires avec lesquelles je suis restée (ou pas) en contact et qui toutes m’ont apporté quelque chose, m’ont permis, je crois, de devenir une personne meilleure.

Bref, j’ai trouvé ce matin dans mon courriel via Couchsurfing ce message de Denzil, qui s’ennuie un peu, avec qui je suis allée souper ce soir, dans ze best pizzeria de Caraz. On a placoté pendant deux bonnes heures — de lui, de moi, de ses projets, des miens, bref, de tout ce dont on peut parler en deux heures avec un pur étranger. Mais jamais, jamais je n’ai senti la moindre différence d’âge. Nous étions deux humains en terre inconnue, c’est tout.

À la fin, je lui ai quand même conseillé de ne pas louer une moto pour traverser le Chili, et je lui ai fait acheter un pot de manjar blanco pour la route jusqu’à Trujillo. On s’est fait la bise, je lui ai souhaité bon voyage et demandé de me donner des nouvelles.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, je trouve ça vraiment beau.

Moment de grâce

Bon, je pars demain pour Jérémie. Il m’a fallu remuer ciel et terre pour trouver un transport: le bateau qui fait normalement la navette Jérémie–Port-au-Prince n’est pas venu cette semaine, faute d’un nombre suffisant de passagers; la route est peu sûre en raison des crues; et il n’y a plus de liaison aérienne depuis deux ou trois semaines parce que, selon ce que j’ai appris de source officieuse, l’avion de Tortug’air est en panne.

J’ai failli avoir une place dans l’hélico de la Minustah (ça fait tellement Indiana Jane!), mais le prochain vol possible ne partait que mardi. Or, Mika, la dame que je veux absolument voir aux Abricots (un village à 25 km de Jérémie, mais qu’on met près de deux heures à atteindre en 4X4), part pour les États-unis le 12 avril. Pas question, donc, d’attendre mardi. Solution ultime: l’avion privé, à prix d’ami: 350$US, aller seulement. Oui, oui, prix d’ami. C’est normalement le double, mais quand on est bien branché, surtout en Haïti, on finit toujours par s’organiser.

Je loge actuellement chez une jeune femme absolument admirable, Natacha (dont je reparlerai), rencontrée grâce à CouchSurfing.org (dont je ne parlerai jamais assez). Elle a ouvert à Carrefour Feuilles, un des quartiers les plus défavorisés de Port-au-Prince, une école que j’ai visitée hier et dont je vous reparlerai aussi, parce que c’est vraiment quelque chose de complètement épatant.

Durant cette visite, j’ai revu mes années d’école: les uniformes, les pupitres de bois, la discipline…

Chaque fois qu’on entrait dans une classe, les élèves se levaient en bloc et ânonnaient en chœur: «Bonjour madame, comment allez-vous?
– Je vais très bien, merci, et vous?
– (Toujours en chœur) Très bien, merci, madame!»

Dans chaque classe, je me suis présentée brièvement, j’ai posé quelques questions aux enfants et pris quelques très mauvaises photos (j’étais, je pense, aussi intimidée que les élèves eux-mêmes). Je vous les mets pareil.

À la fin de la visite, comme Natacha avait des choses à régler, je suis allée l’attendre sur un banc près de la sortie. Les classes étaient terminées. Près de moi, deux ou trois petites filles aux tresses enrubannées de blanc attendaient leur maman et me regardaient du coin de l’œil. J’ai entamé la conversation en leur posant les habituelles questions de grande personne: leur nom, leur âge, ce qu’elles voulaient faire quand elles seraient grandes…

J’ai fini par être entourée d’un essaim de fillettes en uniforme rouge qui caressaient mes cheveux (dont la texture les fascine), touchaient ma peau, me posaient mille questions (as-tu des enfants? Ah bon, un seul? Et pourquoi? Et où est son papa?). L’une a voulu savoir pourquoi ma peau n’était pas partout de la même couleur (coup de soleil sur le décolleté, l’intérieur des bras bien blanc); une autre m’a demandé d’un air entendu si le papa de mon fils m’avait quittée pour une autre femme…

L’une d’elles a fini par demander à essayer mon appareil photo. Elles se le sont passé de l’une à l’autre, se sont photographiées à tour de rôle, puis chacune avec moi, puis en groupe, puis se sont tournées vers d’autres sujets. Voici le résultat, sans retouches ni rien (et même si j’ai l’air d’un chien mouillé).

Ça s’appelle un moment de grâce.

Bientôt le Mexique

Je me rends compte que je pars dans quatre jours. Une fois de plus, il me semble que je n’ai rien de fait, rien de prêt… Ma valise n’est même pas sortie du placard, moi qui, d’ordinaire, la fais, la défais et la refais dix jours à l’avance!

Nous atterrirons à Mexico, où nous resterons trois ou quatre jours. En plein week-end de Pâques, ça risque d’être intéressant.

Ensuite, eh bien, ensuite, nous verrons où le vent nous pousse. J’espérais pouvoir «couchsurfer», mais aucune des personnes avec qui j’ai tenté de prendre contact ne m’a répondu. J’essaie de ne pas le prendre personnellement, comme on dit.

Mais il paraît que beaucoup de particuliers offrent des chambres à louer dans les petites villes, nous irons donc au pif. C’est ce que nous avions fait en Croatie, et cela nous a toujours bien servi.

Non, nous ne nous aventurerons pas à Ciudad Juarez, là où l’on décapite allègrement le citoyen; nous tenterons de ne pas nous faire coffrer par des policiers véreux, nous pèlerons nos fruits et boirons de l’eau embouteillée, promis.

Je crois bien que j’ai hâte!