L’école

(Photo ci-dessus tirée de Google)

Hier, quand j’ai eu Fabian à moi toute seule, je lui ai demandé s’il allait à l’école. Je me disais qu’Ismaél, à qui j’avais déjà posé la question, était déjà bien trop rusé pour me dire la vérité (ou pas).

Fabian m’a raconté qu’ils y allaient tous les deux, qu’ils commençaient à 8h et finissaient à 14h, d’où leur présence sur la plage à l’heure où j’y arrive (avant ça, il fait trop chaud pour moi).

Si on compte bien, ça fait quand même six heures d’école, ce qui est très respectable.

Fabian m’a dit que son papa travaillait comme compagnon dans la construction, que sa mère faisait de l’artisanat à la maison.

Mais si c’était vrai, pourquoi ces gens-là lâcheraient-ils leurs enfants « lousses » sur une plage, à vendre des babioles et des colifichets à de purs étrangers qui pourraient leur faire n’importe quoi?

Je n’ai pas vu mes petits amis aujourd’hui, mais Concha (la dame qui fait de si délicieux pains aux bananes) s’est arrêtée pour causer un peu avec moi, comme elle le fait chaque jour.

Elle aussi a le don de se matérialiser soudain à mon côté. Elle pose alors sur mon épaule ou sur mon bras une main si douce, si chaleureuse, si pleine de gentillesse que je la reconnaîtrais même sans la voir.

Quand elle est arrivée, aujourd’hui, un minuscule petit garçon jouait près de moi dans le sable, son panier d’animalitos à côté de lui, un billet de 50 pesos (un peu moins de 4$) dans la main.

Il m’a dit qu’il s’appelait Victor et qu’il avait cinq ans, mais je lui en aurais donné trois.

J’ai montré le gamin à Concha; j’étais alarmée, consternée. Elle m’a dit que bien des enfants qui vendaient étaient plus jeunes encore. Elle s’est penchée sur le petit pour lui dire qu’il devait mettre son billet dans sa poche pour ne pas le perdre.

Mais Victor n’avait pas de poche.

Elle a donc tiré de ses affaires un sachet de plastique où elle a enfermé le billet, et elle a placé le tout sous les animalitos, pour que le billet ne s’envole pas au vent.

J’ai invité Concha à s’assoir un peu, et nous avons causé.

Elle m’a affirmé qu’aucun de ces enfants ne va à l’école, que leurs parents ne travaillent pas et font plus d’argent qu’elle, que ceux qui fabriquent ces babioles au Chiapas gagnent très bien leur vie.

Concha vient de Guadalajara. Elle s’est récriée vivement quand je lui ai demandé si elle venait elle aussi du Chiapas.

Je soupçonne qu’elle entretient au sujet des peuples indigenos les mêmes préjugés que nous au sujet de « nos » Autochtones.

Ça me vient à l’esprit tandis que je vous écris, je n’en sais rien du tout.

Si je la vois demain, je lui poserai d’autres questions. En attendant, je lui ai acheté un pain aux bananes, que je vais manger avec délice demain matin.

Ce sera ma dernière journée ici.

Prochaine fois, je crois bien que j’irai dans le Chiapas.

Casablanca sans Bogart

Je suis arrivée à la gare routière de Casa après sept heures de route. J’aurais dû prendre des notes tandis que j’observais le paysage. À présent, tout se confond dans mes souvenirs. Des oliviers à perte de vue, sans doute. Des villages jetés ça et là à travers les collines, une douzaine de moutons faméliques qui trottinent sur le bas-côté du chemin, un âne bâté qui broute une herbe clairsemée, des détritus semés par le vent…

Ce bon Mustapha, un ami d’Essaïd, est venu m’accueillir à la gare. Nous avons pris le beau tramway tout neuf qui trace un grand X dans Casa, puis Essaïd nous a cueillis à l’avant-dernière station de la ligne.

Lui et sa famille habitent une maison de fonction tout à côté de l’école primaire dont il est directeur, dans un quartier en périphérie de la périphérie. C’est un secteur plutôt défavorisé, fait d’immeubles anonymes en béton qui ne sera pas blanc longtemps. Dans la rue d’à côté, des maraîchers venus de la campagne toute proche installent leurs charrettes remplies de fruits et de légumes auxquelles sont attelés des ânes placides. C’est un Casablanca qui ne fitte pas dans les films à grand déploiement, disons.

J’ai passé l’essentiel de ces deux jours avec Khadija, que j’aime d’amour, que j’admire et que je plains tout à la fois.

Elle s’affaire du matin au soir à la cuisine, que n’éclaire qu’une seule ampoule pendue au bout d’un fil et où règne un indescriptible fouillis. Le plan de travail est encombré de mille choses, si bien qu’il ne lui reste plus qu’un petit coin pour cuisiner.

Dans cet espace exigu, elle vous abaisse en dix secondes, avec un rouleau minuscule, quatre pâtes à pizza parfaitement circulaires d’un diamètre parfaitement égal, puis répartit là-dessus des ingrédients qu’elle semble tirer de sa manche, mesurés au gramme près. Elle enfourne les pizzas une à une (pas de place pour deux dans ce petit four posé sur le comptoir), les sort et les pose sur la table elle aussi chargée de mille choses; elle glace un gâteau, prépare le thé, mixe la soupe, se perche sur une chaise pour atteindre son plateau à thé des grands jours, va quérir ailleurs la jolie soupière de faïence et les bols assortis qui ne servent que rarement eux aussi…

Je suis à la fois gênée et touchée de la voir déployer tous ces efforts. J’insiste pour l’aider mais je finis immanquablement par lui nuire plus qu’autre chose. Jamais je ne me suis sentie aussi empotée dans une cuisine! Je persiste tout de même, et je résiste à l’envie de houspiller son mari et ses enfants, qui restent tranquillement au salon, les yeux fixés sur leurs écrans, qui ne lèvent jamais le petit doigt pour lui rendre service et qui ne lui disent jamais merci.

Khadija a aussi sorti pour moi son français qui ne sert jamais, et, grâce à son infinie patience, nous avons pu converser, et même parler de choses sérieuses. Son amie qui se meurt d’un cancer, son fils aîné qui fume du shit et fait des colères telles que chaque porte de la maison est trouée par un coup de poing et qu’elle cache ses couteaux de cuisine…

Quand elle a fini de nourrir sa nichée, il faut encore préparer la soupe des chiens, essentiellement des pattes et des cous de poulet qu’elle met à bouillir et qu’elle répartit aux quatre coins de la cour. L’un de ces chiens est tellement mauvais et vicieux qu’il serait bien capable d’égorger les trois autres s’ils s’approchaient de son écuelle. C’est le gardien de nuit. Je plains le vandale qui tombera sur sa gueule.

Les autres sont une chienne de type vaguement berger allemand, bien douce et soumise, et deux bêtes issues d’une fornication entre un caniche et un Jack Russel qui m’ont paru aussi difformes que crétines.

J’ai visité quelques classes en compagnie d’Essaïd, probablement le directeur d’école le plus aimé de toute la planète. Cet homme sérieux et réservé est la bonté même. Les enfants le sentent bien, et le climat qui règne dans ces murs fait vraiment plaisir à voir.

J’ai donc quitté Khadija ce midi, nous nous sommes embrassées mille fois, les yeux pleins d’eau, tandis qu’Essaïd m’attendait pour m’emmener à la gare. J’ai trouvé le moyen d’oublier mon téléphone et ma tablette sur l’un des divans du salon, si bien qu’Essaïd a dû rebrousser chemin. Ça m’a donné l’occasion de serrer Khadija encore une fois dans mes bras et de nous mettre en retard.

À la gare, j’ai dû couper la file d’une cinquantaine de personnes pour acheter mon billet à temps, non sans demander la permission et pardon à la personne devant qui je me suis faufilée. On a eu juste le temps de se rendre du bon côté de la voie, au revoir, merci pour tout, on s’appelle…

Dans le train, il faisait chaud, j’ai sommeillé un peu. J’aurais dû prendre des notes tandis que j’observais le paysage. À présent, tout se confond dans mes souvenirs. Des oliviers, certes. Des villages de torchis semés ça et là à travers des collines désertiques, des moutons pelés, des détritus envolés…

Les femmes

Je vous ai brièvement parlé de l’école de Gothèye ici. Nous avons passé là-bas quelques jours, notamment à l’occasion de la fête de fin d’année, où nous avons pu rencontrer les enseignantes, les cuisinières, les élèves, leurs parents… En fait, ce jour-là, le village entier était réuni dans la grande cour sablonneuse de l’école, sous un soleil impitoyable, pour assister à la distribution des prix.

Ce qui me frappe toujours, c’est la force des femmes. Elles travaillent sans relâche de l’aube au crépuscule, au puits, aux champs, aux fourneaux, avec un bébé sur le dos (ou enceintes, ou les deux), dans des conditions souvent intenables. Analphabètes pour la plupart, elles font des miracles avec trois fois rien et sont l’incarnation de la débrouillardise. Drôles, dignes, spirituelles, touchantes, résilientes, fières, les voici.

La clé du développement

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L’une des écoles que nous avons visitées se trouve dans un gros bourg rural aux maisons de brique crue plantées n’importe comment de part et d’autre d’une unique voie goudronnée. D’étroites ruelles sablonneuses serpentent entre ces maisons qui semblent n’avoir pas changé depuis 1000 ans. On y trouve quelques petites mosquées et deux bars bien discrets où, presque en cachette, les mécréants comme nous vont communier aux saintes espèces que sont la bière locale (la Niger) et les arachides rôties tandis que le muezzin s’égosille.

L’école comptait à son ouverture, en 2006, 33 élèves. C’était une simple paillote bâtie à la lisière du bourg, dans une zone particulièrement défavorisée où envoyer les enfants en classe constitue une gêne plus qu’un avantage puisqu’on ne peut plus, alors, les faire travailler aux champs ou les envoyer garder les troupeaux, comme ces deux petits, photographiés à quelques mètres seulement de l’école, qu’ils ne fréquentent pas:

Or, depuis qu’Oxfam et ADD y ont implanté une cantine, l’effectif de l’école est passé à quelque 500 élèves, dont une bonne moitié de filles, lesquelles réussissent mieux que les garçons. Évidemment, c’est un exploit dont tout le monde se réjouit. Les discours officiels n’ont pas manqué de souligner que l’éducation des jeunes filles est la clé du développement et qu’elle doit être une priorité pour la société nigérienne.

Ce qui n’a pas empêché plusieurs messieurs instruits et auteurs de ces beaux discours de défendre farouchement le bien-fondé de la polygamie dès que j’ai abordé le sujet dans un cadre un peu moins formel: le Coran le permet, alors c’est correct. Je leur ai fait remarquer que le Coran a été écrit au VIIe siècle et que, depuis, la société a quand même évolué un tant soit peu, mais bon, paraît qu’on ne peut pas remettre en question cette sourate-là. Les autres, oui, genre: les 40 coups de fouet ne sont peut-être plus indiqués dans le cas de l’apostasie, et il se pourrait que lapider la femme adultère soit un châtiment cruel et excessif… Encore que l’un des messieurs ait osé me dire que si c’est dans la Constitution d’un pays, c’est légal et démocratique, donc acceptable.

J’ai eu du mal à ne pas le mordre. Je vous ai dit que je fais des progrès en matière de diplomatie?

En tout cas. Ce que ces messieurs (qui n’en sont pas à une contradiction près) n’ont peut-être pas encore compris, c’est que, quand leurs filles seront assez instruites, elles n’accepteront probablement plus qu’on les traite comme du bétail. C’est du moins la grâce que je leur souhaite (aux filles, bien sûr).

En attendant, mes beaux messieurs, continuez de militer pour leur éducation!

Moment de grâce

Bon, je pars demain pour Jérémie. Il m’a fallu remuer ciel et terre pour trouver un transport: le bateau qui fait normalement la navette Jérémie–Port-au-Prince n’est pas venu cette semaine, faute d’un nombre suffisant de passagers; la route est peu sûre en raison des crues; et il n’y a plus de liaison aérienne depuis deux ou trois semaines parce que, selon ce que j’ai appris de source officieuse, l’avion de Tortug’air est en panne.

J’ai failli avoir une place dans l’hélico de la Minustah (ça fait tellement Indiana Jane!), mais le prochain vol possible ne partait que mardi. Or, Mika, la dame que je veux absolument voir aux Abricots (un village à 25 km de Jérémie, mais qu’on met près de deux heures à atteindre en 4X4), part pour les États-unis le 12 avril. Pas question, donc, d’attendre mardi. Solution ultime: l’avion privé, à prix d’ami: 350$US, aller seulement. Oui, oui, prix d’ami. C’est normalement le double, mais quand on est bien branché, surtout en Haïti, on finit toujours par s’organiser.

Je loge actuellement chez une jeune femme absolument admirable, Natacha (dont je reparlerai), rencontrée grâce à CouchSurfing.org (dont je ne parlerai jamais assez). Elle a ouvert à Carrefour Feuilles, un des quartiers les plus défavorisés de Port-au-Prince, une école que j’ai visitée hier et dont je vous reparlerai aussi, parce que c’est vraiment quelque chose de complètement épatant.

Durant cette visite, j’ai revu mes années d’école: les uniformes, les pupitres de bois, la discipline…

Chaque fois qu’on entrait dans une classe, les élèves se levaient en bloc et ânonnaient en chœur: «Bonjour madame, comment allez-vous?
– Je vais très bien, merci, et vous?
– (Toujours en chœur) Très bien, merci, madame!»

Dans chaque classe, je me suis présentée brièvement, j’ai posé quelques questions aux enfants et pris quelques très mauvaises photos (j’étais, je pense, aussi intimidée que les élèves eux-mêmes). Je vous les mets pareil.

À la fin de la visite, comme Natacha avait des choses à régler, je suis allée l’attendre sur un banc près de la sortie. Les classes étaient terminées. Près de moi, deux ou trois petites filles aux tresses enrubannées de blanc attendaient leur maman et me regardaient du coin de l’œil. J’ai entamé la conversation en leur posant les habituelles questions de grande personne: leur nom, leur âge, ce qu’elles voulaient faire quand elles seraient grandes…

J’ai fini par être entourée d’un essaim de fillettes en uniforme rouge qui caressaient mes cheveux (dont la texture les fascine), touchaient ma peau, me posaient mille questions (as-tu des enfants? Ah bon, un seul? Et pourquoi? Et où est son papa?). L’une a voulu savoir pourquoi ma peau n’était pas partout de la même couleur (coup de soleil sur le décolleté, l’intérieur des bras bien blanc); une autre m’a demandé d’un air entendu si le papa de mon fils m’avait quittée pour une autre femme…

L’une d’elles a fini par demander à essayer mon appareil photo. Elles se le sont passé de l’une à l’autre, se sont photographiées à tour de rôle, puis chacune avec moi, puis en groupe, puis se sont tournées vers d’autres sujets. Voici le résultat, sans retouches ni rien (et même si j’ai l’air d’un chien mouillé).

Ça s’appelle un moment de grâce.