La princesse au Mans

J’ai parcouru sous un crachin hargneux les 800 m qui séparent la maison d’Anne de la gare, où je suis arrivée mouillée comme un chien des rues.

Pendant les deux heures du trajet jusqu’au Mans, j’ai pu admirer à loisir la formidable organisation de cette société, qui a inventé les jardins tirés au cordeau, le pain baguette et le fromage aux artisous, ce qui n’est pas sans paradoxe.

La pointilleuse exactitude des trains était cette semaine contrariée par une autre de ces grèves qui émaillent le quotidien des Français depuis la nuit des temps. En fait, à cause de la grève, certains convois sont annulés. Mais ceux qui arrivent et repartent le font à la milliseconde près. Ainsi, le mien a démarré à 9h22 pile, et il est entré en gare du Mans à 11h26, soit avec deux minutes de retard sur l’horaire prévu.

Il était bondé parce que c’est les vacances de la Toussaint. Quand ils ne sont pas en grève, les Français sont en vacances: deux semaines à la Toussaint. Deux semaines à Noël. Deux semaines en février pour les sports d’hiver. Deux semaines à Pâques.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir venir vivre au Québec, où on gèle comme des rats en hiver, où on travaille comme des forcenés 50 semaine par année, et où une bouteille de vin et un fromage corrects coûtent une journée de salaire?

Enfin.

Mon ami Jean et sa petite-fille Lia m’attendaient à la gare, joyeux et animés, et nous sommes rentrés à la maison non sans passer prendre quatre belles baguettes bien craquantes à la boulangerie du coin. Que pensez-vous que nous avons fait en rentrant? Eh oui: on a pris l’apéro.

Quand les Français ne sont pas en grève ou en vacances, ils prennent l’apéro. Encore que rien n’interdit de prendre l’apéro quand on est en vacances, ou en grève, ou en toutes circonstances.

Jean, qui se souvenait de l’aversion pour le poulet que j’ai gardée de mon aventure péruvienne, avait eu l’excessive délicatesse de troquer sa traditionnelle volaille du déjeuner dominical pour un rôti de boeuf. Quand je vous dis que ces gens-là sont civilisés!

Remarquez, j’aurais volontiers mangé de ce poulet fermier qu’il achète, selon ce qu’il m’a dit, d’un petit producteur tout près de chez lui. Je sais vivre aussi, quand même.

Des cousins venus d’Angers, deux personnes exquises que j’avais rencontrées il y a des années lors de mon premier séjour au Mans, se sont joints à nous, on a passé un délicieux après-midi malgré le temps gris, à manger, à boire et à deviser interminablement comme dans mes films préférés. Entrée. Plat. Salade. Fromages. Dessert. Café. Miettes et coudes sur la table.

On a fait une partie de jeu de mémoire avec Lia, qui m’a infligé la pire humiliation de ma carrière, puis une de Scrabble, que l’heure du souper nous a obligés à interrompre. Dommage, j’allais gagner.

Demain, direction Langrune sur mer, en Normandie, où Jean doit remettre Lia à sa maman et où nous achèterons des huîtres. Des huîtres. DES HUÎTRES. Des h.u.î.t.r.e.s. Des HUÎTRES!!!

Oui, on en a chez nous, mais elles sont meilleures ici, que voulez-vous.

Là, je suis dans mon lit plein d’oreillers moelleux à souhait, sous une couette de crème chantilly, un vrai lit de princesse, d’où le titre un peu redondant de cette chronique.

Et comme, à cause des vacances de la Toussaint, tous les trains vers Marseille sont complets ou hors de prix jusqu’au 6 novembre, eh bien, mon pauvre ami Jean va devoir m’endurer jusque-là.

Je promets d’être sage.

Enfin, aussi sage que peut l’être une vieille princesse dans mon genre!

Le début de la fin

Ça fait qu’on m’expédie à Lima demain par avion-ambulance, parce que ce petit hôpital de Huaraz n’arrive décidément pas à stabiliser ma condition. J’ai besoin de sans cesse plus d’oxygène, et, malgré tout, mon taux de saturation ne dépasse pas les 85%. On commencera donc par me ramener au niveau de la mer pour m’aider à récupérer mes fonctions respiratoires. Puis quand je serai assez forte pour voyager, on me rapatriera, avec une escorte médicale.

Voilà, c’est ainsi que se terminent les aventures de Tatie Fabi au Pérou, que je voyais tout autrement, cela va de soi. Je laisserai beaucoup de choses en plan, ici. Tant de choses! Je commençais à peine à prendre mes marques, à me sentir à ma place, utile, avec un but, des réalisations claires… Et puis je me suis attachée à mes collègues, je les aime tous autant qu’ils sont, et voilà que je les quitte sans même pouvoir leur dire adieu. Mais on ne choisit pas toujours ce qui nous arrive.

C’est une expérience de vie, disons, dont je pourrai tracer les contours petit à petit, une fois que les choses auront cessé de bouger dans tous les sens. Deux semaines de fièvre, de médicaments débilitants, d’inquiétude et d’insécurité, ça vous désorganise un cerveau. En ce moment, j’ai l’impression de me trouver dans un kaléidoscope que quelqu’un agite furieusement. Si je le pogne, celui-là, il va apprendre à s’asseoir, je vous en passe un papier.

Je suis en train de concevoir une sainte horreur pour le turquoise (couleur de l’uniforme des infirmières), la soupe au poulet, les solutés (qu’on me pose toujours tellement n’importe comment, je pense qu’ils préparent une anthologie de ce qu’il ne faut pas faire et qu’ils ont trouvé la victime idéale, avec pas de veines et trop faible pour se défendre), les fanfares (il y a toujours une criss de fanfare quelque part), le riz blanc, bref, il est temps que je sorte d’ici, ma santé mentale en dépend.

Mais pour l’heure, j’espère surtout sortir de tout cela sans séquelles permanentes pour ma santé physique. Le médecin m’a dit aujourd’hui que les lésions interstitielles dans mes poumons avaient augmenté. J’ai peur. Si ça manque d’air trop longtemps, ces petits trous-là, est-ce que ça sèche pour toujours?

Mais n’anticipons pas. Ou anticipons, mais sur les bonnes choses.

Prendre le café au lait sur mon balcon et regarder pousser les fleurs.

Aller voir mon ami Yves et me baigner dans la rivière.

Boire un verre de rosé avec Maude.

Lire.

Aller à pied au cinéma.

De petites choses. Qui ne sont pas le Pérou.

Au pire, ç’aura été un rendez-vous manqué.

Ma nuit avec Móvil

La «comida deliciosa» selon Móvil.

À Caraz, la gare routière de Móbil (ici, chaque entreprise de transport a son propre terminus) se trouve dans un coin perdu, au fond d’une ruelle caillouteuse où le moindre souffle de vent soulève une poussière jaune qui vous entre dans les narines et vous colle à la peau. Le bâtiment lui-même a l’air de n’avoir jamais été terminé. De son plafond de tôle ondulée pendent des néons impitoyables qui jettent une lumière crue sur la salle d’attente aux sièges évidemment bruns. Une petite vieille tout emmitouflée dans ses châles, avec à ses pieds un carton où sont disposés des paquets de biscuits à 50 centavos (20 cents), des tablettes de chocolat, des bonbons, des bouteilles d’eau, somnole, la tête penchée sur l’épaule, en attendant les clients.

J’avais hâte de m’installer dans mon siège Ejecutivo VIP, où Móvil te promet «ton propre salon VIP sur roues», avec une comida deliciosa, le wifi pour garder le contact avec tes amis, un système de divertissement à la fine pointe de toute, bref, la félicité.

Ce sont des cars à deux étages, ma place était au primer piso. J’aime mieux ça, je me dis que si le bus capote (ce qui arrive presque chaque semaine sur les routes du Pérou), je vais tomber de moins haut. J’avais pris soin de réserver le premier siège de la rangée en me disant que ce serait plus confo, plus «privé», je sais pas quoi.

Mais je n’avais pas prévu que j’aurais dans la face la porte que le jeune agent de bord (on essaie vraiment de nous faire croire qu’on est en avion) passe son temps à ouvrir et à fermer pour les besoins de son service. Et que je te passe des écouteurs, et que je reviens pour distribuer la comida deliciosa (en l’occurrence, un genre de mini-brioche vaguement teintée de confiture et un petit gâteau, nettement suremballés, ce qui ne les a pas empêchés de se désintégrer après une nuit passée dans mon sac à main), et on repasse pour les boissons, et on revient encore pour ramasser les gobelets vides, bref, ouvre la porte, ferme la porte, ouvre la porte, ferme la porte…

De l’autre côté de cette porte, je vous le donne en mille? Celle des toilettes, dont on prend soin de te préciser, deux fois plutôt qu’une, qu’elles ne doivent servir qu’à URINER (on le dit vraiment en majuscules). Fait que chaque fois que notre jeune préposé ouvrait la porte de notre compartiment, j’avais en même temps une bouffée des effluves du produit chimique dans lequel on n’est pas censé faire caca. (Je me demande d’ailleurs comment ils font pour savoir si on obéit aux consignes ou si on profite hypocritement du fait que la porte est verrouillée pour faire un infâme numéro deux. Ont-ils des détecteurs? Des caméras cachées?)

En tout cas, bref et pour résumer, je n’avais pas choisi le meilleur siège. Une vague nausée s’est emparée de moi, au point où je me suis demandé si on avait le droit de vomir dans les toilettes ou s’il fallait pour ça aussi demander l’assistance du personnel (comme on le conseille pour le fameux numéro deux, auquel cas, m’a-t-on dit, on arrête le bus quelque part pour te permettre de te soulager, en toute discrétion). Mais bon, quand le jeune homme a fini par se calmer, ma nausée en a fait autant, que saint Christophe, patron des voyageurs, en soit remercié.

J’ai essayé de sélectionner un film sur mon système de divertissement personnel dernier cri, mais ce dernier cri devait être celui de la mort parce que je n’ai jamais réussi à en tirer quoi que ce soit. Quant au wifi à bord, ai-je été naïve! C’est pourtant écrit en toutes lettres sur le site de Móvil: «Selon disponibilité» (ou quelque chose du genre). Fait que j’ai pris une petite bleue (merci, Imovane), gonflé mon oreiller Air France, mis mon masque et mes bouchons d’oreilles, je me suis drapée dans la couverture orange fluo que nous fournit gracieusement Móvil, et je me suis endormie comme l’enfant qui vient de naître.

Comme l’enfant qui vient de naître, je me suis réveillée au bout de trois ou quatre heures, mais pas parce que j’avais faim. C’est qu’on était dans les montagnes, sur une route non asphaltée (ou qui l’a été il y a très, très, très longtemps) avec des virages à 180 degrés, si bien qu’on avait l’impression de se trouver dans une laveuse dont la charge est mal répartie au début du cycle d’essorage.

À cause des changements d’altitude, j’avais les tympans qui me jouaient un solo de drum en stéréo. J’ai eu beau déglutir, ouvrir la bouche à m’en décrocher la mandibule, rien à faire.

Je me suis heureusement rendormie, pour me réveiller vers 5h30 alors qu’on entrait dans Lima. Autour de nous, des bus bondés de travailleurs (bondés! À 5h du mat!), des camions lourds, des VUS, des klaxons, des vendeurs de journaux debout au milieu de la chaussée et du smog… bienvenue en ville.

Notre car est arrivé au terminus à 6h30, avec près d’une heure d’avance sur l’horaire prévu, chose immensément improbable, si bien que j’ai réveillé les aimables propriétaires du petit B&B où je loge pour deux nuits: ils ne m’attendaient que pour 8h. Ils m’on fait du café (j’en suis à mon troisième), j’ai pris mon petit-dèje (avec des confitures maison), une chambre vient de se libérer et on est en train de la préparer pour moi, je vais m’y allonger avec délices, solo de drum ou pas.

J’ai apporté mon masque Hydratation intense Sève végétale hydrocaptrice Yves Rocher, vous allez voir ce que vous allez voir: je serai fraîche comme une fleur au coquetel de l’ambassade. Ou en tout cas pas plus fripée que ma robe.

Huari (bis)

Je suis retournée à Huari la semaine dernière, avec ma collègue María Isabel, pour mettre la dernière main à un atelier que nous préparons à l’intention des femmes entrepreneures. «Liderazgo femenino», c’est le nom de la série de huit ateliers qu’on a décidé de faire, parce qu’on n’avait pas encore touché au budget réservé à l’EFH et que l’année financière achève.

Quoi? EFH, ça ne vous dit rien? On dit aussi (selon les organisations), JFH, JHF, EHF…

Non? Toujours rien?

OK. EFH: Égalité femmes-hommes. JHF: Justice entre les hommes et les femmes. Enfin, tout ça. Ça prend des visages (et des sigles) différents selon les pays d’intervention (par exemple, n’allez pas parler d’«égalité» homme-femme en Afrique — en tout cas au Bénin–, vous allez vous faire dire qu’une telle chose ne saurait exister puisque Dieu nous a créés si dissemblables, et vous perdrez toute possibilité d’écoute). Mais l’idée est la même partout: les femmes détiennent un pouvoir informel, rendons-le formel. Clair, net et précis: sans les femmes, pas de progrès.

C’est tellement clair que la plupart des organismes de coopération ont un volet entier consacré à l’empowerment des femmes et que, sans ça, ils peuvemt dire adieu au financement gouvernemental.

En fait, ça consiste surtout à redonner à 50% de l’humanité la place qui lui revient. On n’a pas fini.

En tout cas.

Donc, l’autre jour, on était en réunion, on parlait de ces ateliers destinés aux queseras, ces femmes qui font du fromage, qu’on encourage à fonder une entreprise, tout ça. Moi, ce qui me préoccupe, c’est le fait que ces femmes-là, qui finissent par gagner assez d’argent avec leur fromage pour faire la différence entre la pauvreté extrême et une vie un peu plus digne, ces femmes-là, elles ont toujours quand même la charge de toutes les tâches à la maison. Repas, ménage, traite des vaches, lavage, soin des enfants, travaux des champs, name it. Ça fait que j’ai mis mon grain de sel pour dire que c’est bien beau, encourager les femmes à fonder des entreprises, mais que, si elles se retrouvent à travailler deux fois plus pour faire vivre la famille, ce n’est pas plus juste. Double tâche, charge mentale, j’ai sorti mon vocabulaire féministe.

Hé. On m’a tellement bien entendue que je me suis retrouvée embrigadée dans la mise sur pied et l’animation du premier des huit ateliers, qui a pour titre «Doble rol femenino y autoestima».

C’est pas pantoute dans mon mandat, mais est-ce que j’allais me défiler? C’est super-intéressant!

Fait que enweille, on retourne à Huari pour travailler là-dessus.

Une heure et demie en minibus jusqu’à Huaraz, puis quatre heures d’autocar avec pas de toilettes jusqu’à Huari. On est arrivées là, María Isabel et moi, affamées et affligées d’une envie de pipi qui confinait à l’obsession. À 21h30 un mercredi soir, il y avait exactement zéro restaurant ouvert. On a acheté des bananes et un emoliente, une boisson chaude un peu gluante, faite d’orge grillée, de graines de lin, de luzerne et d’un tas d’herbes aux propriétés diverses, aromatisée de jus de citron, que le vendeur de rue te bricole en trois coups de cuiller à pot et qui peut presque te faire oublier ton envie de pipi.

Le lendemain et le jour suivant, on a bien travaillé, préparé un tas de trucs, tout le monde était content. Moi aussi.

Mais.

Mais j’avais oublié à la maison mon médicament contre l’hypertension. Je vous rappelle que Huari est à plus de 3000 m d’altitude. Les deux ensemble (hypertension et altitude), c’est explosif, littéralement. J’ai vraiment pensé que les yeux allaient me sortir de la tête comme deux billes d’acier éjectées d’une machine à boules et que, par les deux trous ainsi créés, tout mon cerveau allait suivre en jet et se répandre dans les rues mouillées de Huari. Remarquez, ça m’aurait sans doute soulagée, l’autre option étant l’amputation.

Bref.

Sur le chemin du retour (où on frôle l’un des plus hauts sommets d’Amérique du Sud, je vous rappelle ça aussi, à travers des paysages fantasmagoriques), j’en ai pleuré (discrètement, j’ai ma fierté). Ibuprofène tant que tu voudras, rien à faire.

On a enfin débarqué à Huaraz, fait pipi (eh oui), mangé une soupe et sauté dans l’un des innombrables minibus qui font la route vers Caraz.

Nous étions 24 dans un 13-passagers (pas loin du record de 28 que j’ai enregistré au Guatemala). Le chauffeur fonçait comme un malade dans la nuit noire, le pare-brise plein de buée, à cheval sur la ligne médiane dans le meilleur des cas, à travers les trous, les troupeaux et les camions poussifs.

Un petit criss assis en avant jouait à un de ces jeux vidéo de débile, où on n’entend que des coups de feu et des pétarades. Je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas l’étrangler (en fait, il était hors d’atteinte).

J’étais assise de travers sur mon siège pour laisser un peu de place aux jambes de mon voisin d’en face, mon sac à dos pesait une tonne sur mes genoux et un jeune homme tombait de sommeil contre mon dos. Il n’y avait qu’à patienter, c’est ce que j’ai fait, en me massant les tempes de temps en temps.

J’ai mis deux jours à me remettre de cette équipée. Ma tension a repris une allure normale, mon moral aussi (je pense).

Je repars en principe jeudi prochain — l’atelier a lieu samedi matin à Yanagaga, un petit village à une heure de Huari.

Non, je n’oublierai pas mon Micardis. Et oui, je ferai des photos de Huari, parce que c’est vraiment, vraiment très joli, et aussi des belles madames qui viendront à l’atelier.

Huari

Ça fait que, mardi, je suis partie pour Huari avec mes collègues Pedro, Vanya et María Isabel. Au programme: réunion d’équipe le premier jour, match de foot amical en soirée et visite de la région le lendemain. Pour se rendre là, il faut une heure et demie en minibus jusqu’à Huaraz, puis quatre heures d’autocar sur une route vertigineuse, encaissée, étroite, qui fait des virages à 180° à tous les 500 m. Jamais on ne roule à plus de 45 km à l’heure et, même là, j’ai trouvé parfois que le chauffeur prenait des risques inouïs. Une chance, j’ai dormi.

En tout cas.

Huari se trouve à 3150 m d’altitude et compte environ 8000 habitants (selon mon collègue Edgar, mais je dirais moins). Fondée en 1572, la ville conserve de vénérables demeures coloniales en dépit du fameux tremblement de terre de 1970. Tout entourée de montagnes, traversée par une rivière écumante, quadrillée de rues étroites et pentues, c’est vraiment une jolie petite ville. C’est là que je devais travailler au départ, mais on s’est ravisé et on m’a affectée à Caraz, sans vraiment me dire pourquoi. Sur le coup, en voyant le charme unique de ce bled de montagne, je l’ai regretté un peu.

Au vu de la crève que j’ai attrapée là en regardant mes collègues jouer au foot pendant qu’il pleuvait des cordes et que le ciel se zébrait d’éclairs (le terrain est couvert, sinon on ne pourrait pas jouer souvent), je comprends maintenant qu’on ne voulait que mon bien. Juste pour vous dire, je n’ai pas de photos de Huari, il faisait trop mauvais.

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* * *

Le lendemain, on est partis aux aurores pour faire une tournée de la région. Edgar (l’un des fondateurs d’Allpa), María Isabel, Luisa et moi en pick-up; les autres (Pedro, Vanya, Nolway et Elmer) à moto.

Comme on est en saison des pluies, le chemin n’était qu’une piste de boue dans laquelle le pick-up patinait joyeusement. Edgar, fils de la région, est une personne incroyable à qui tu peux poser toutes les questions que tu voudras, il aura toujours la réponse, et plus que la réponse. C’est une encyclopédie! Il connaît tout le monde, envoie de sa voix un peu rauque des salutations à la volée, te fait un cours d’histoire ou de quechua ou de géographie tout en conduisant la camionnette dans ces chemins de fou, avec une bonne humeur inébranlable.

On a monté à des altitudes qui frôlaient les 4000 m pour visiter des bénéficiaires du programme Formagro administré par Allpa. Ces femmes faisaient auparavant un genre de caillé avec le lait de leurs vaches, un très long processus qui leur demandait trois bonnes journées de dur labeur pour obtenir, au final, un produit à la qualité inégale et qui se gâtait souvent avant même d’arriver au marché.

Avec Allpa, elles ont appris à faire en quelques heures, dans des conditions plus hygiéniques, un fromage qui se conserve beaucoup mieux et qui se vend comme des petits pains jusqu’à Lima. Toutes m’ont dit qu’elles avaient augmenté leurs revenus et amélioré leur qualité de vie. Bon, on peut penser qu’elles ont appris leur leçon et qu’elles savent quoi dire aux étrangers qui viennent les voir avec un calepin, un stylo et un appareil photo, mais vous savez quoi? J’y crois vraiment.

D’abord, au vu de leurs conditions de vie actuelles, on peut se dire que c’est pas dur à améliorer (il y a encore de la place, et c’est ce à quoi on s’emploie). Et je ne sais pas, mais j’ai trouvé ces femmes terriblement émouvantes dans leur simplicité, leur douceur, leur humour, leur fatigue manifeste, leur fierté.

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Alicia, son dernier-né et sa fille devant leur maison.

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Il est pas beau, ce bébé?

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Avec sa maman, une belle suisse brune..

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Edgar, Tío (22 ans), fils aîné d’Anicita et Mauricio, et Luisa, une collègue d’Allpa.

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Anicita avec son dernier-né. Je ne sais pas comment font les bébés pour dormir comme ça…

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Une des 10 enfants de Mauricio et Anicita.

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Les poids artisanaux en béton qui servent actuellement à presser le fromage seront bientôt remplacés par du matériel professionnel (et plus hygiénique).

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Les fromage d’Anicita.

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Fileuse de laine (je ne sais pas si elle est la mère de Mauricio ou d’Anicita)

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Alicia, 32 ans, a commencé à faire du fromage andin il y a 8 ans. Avant, elle ne faisait que du caillé. Elle a en ce moment trois vaches laitières qui lui donnent chacune 4 litres de lait par jour, et elle achète 26 litre de lait quotidiennement pour augmenter sa production.

Comme María Isabel et moi devions prendre le bus à 14h30 pour rentrer à Caraz, il a bien fallu se résigner, à un moment donné, à filer vers Huari  – filer non:  on ne file nulle part, ici, on s’y rend, et ça prend le temps que ça prend.

Sur le chemin du retour, on s’est arrêtés chez le collègue Antonio (ou était-ce Gaspar? Je m’y perds encore un peu), où tous les autres se trouvaient déjà. Nous étions tous invités pour l’almuerzo, ce que nous igniorions toutes les deux pour la bonne raison qu’on ne nous en avait rien dit (j’imagine que c’est un peu pour ça qu’on m’a embauchée, c’est vrai qu’il y a comme un problème de communication). Bref, il était déjà 13 h, impossible d’imaginer que nous pourrions manger là et arriver à temps pour sauter dans le bus. Après une brève concertation, María Isabel et moi avons résolu que nous ne pouvions pas rester. Gaspar (ou Antonio?) n’a fait ni une ni deux. Il s’est précipité dans la maison pour en ressortir avec un plat de pommes de terre bouillies et un autre de cuy (cochon d’Inde) grillé, que nous allions manger en route.

Pendant qu’Edgar conduisait la camionnette à tombeau ouvert et nous secouait comme des dés dans un gobelet, je lui passais de temps en temps des morceaux de cuy et des pommes de terre, qu’il prenait sans quitter la route des yeux. (Oui oui, j’ai croqué les os, mangé la peau, sucé les pattes. Que voulez-vous? À la guerre comme à la guerre.)

Heureusement qu’on a décidé de ne pas s’attarder parce que, à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il était quand même 14 h et que Huari n’était pas encore vraiment à portée de vue. Il fallait récupérer notre petit bagage au bureau d’Allpa avant de nous rendre à la gare routière, faire un pipi préventif, tout ça. Quand Edgar s’est mis à fouiller compulsivement dans ses poches tout en conduisant, je lui ai demandé dans mon plus bel espagnol: « Es-tu en train de chercher la clé du bureau?
– Oui, je pense que je l’ai laissée à la maison. Je  vais passer la prendre, ça ne sera pas long.»

Il était genre 14h20 quand on s’est arrêtés devant chez lui. Huari a beau être une toute petite ville, comme les rues sont étroites, on ne sait jamais si on va pouvoir passer où on veut. Mais bon, nous sommes arrivées à la gare pile-poil à 14h30 et, grâce à l’heure péruvienne, tout était parfait.

Merci, Edgar.

Sur le chemin du retour, dans le bus, au bout de deux heures par monts et par vaux, le préposé a annoncé un arrêt pipi: «Baño!»

Trop contente, je me suis levée et, je ne sais par quelle inspiration (il ne faisait pas froid), j’ai pris avec moi mon cardigan.

Il se trouve qu’il n’y avait aucun baño: nous  étions en rase campagne, sans même un bosquet pour s’abriter. C’est là que je bénis mon expérience africaine: j’ai rejoint deux femmes qui faisaient pipi à l’abri fictif d’une vague butte, je leur ai lancé en rigolant: «Baño sín baño!», elles ont éclaté de rire, j’ai ceint mon cardigan autour de ma taille pour cacher mes fesses et j’ai pissé comme une bienheureuse avec mes compagnes d’infortune.

On s’est arrêtées à Huaraz, María Isabel et moi, pour manger une pizza avant de prendre le combi pour Caraz, dans lequel j’ai toussé, toussé et toussé.

Aujourd’hui, je suis malade comme un chien, j’ai fait de la fièvre et j’ai mal partout, je dois partir pour Lima lundi soir (un voyage de 10 heures, de nuit), pour deux jours de réunions Formagro.

Je ne sais pas comment je vais faire.

En tout cas. Je me suis réservé une place super-luxe, «ton propre salon VIP sur roues», comme l’affirme MóvilTours, avec des sièges inclinables «à 160°», pas de voisin et una comida deliciosa.

Pour les repas délicieux, j’ai mes doutes étant donné mes expériences passées, mais il est vrai que je n’étais pas en service super VIP machin. De toute façon, ce qui m’importe, pour l’instant, c’est de pouvoir le prendre, ce foutu bus, parce que mes poumons n’ont pas l’air de vouloir coopérer.

À suivre.

Un 26 décembre à Huaraz

Huaraz est la capitale (on dirait mieux le chef-lieu) de la région d’Ancash. C’est le point de départ de la plupart des excursions qui mènent les amateurs de trek, d’escalade et d’autres sports dangereux vers les glaciers. Ce que ces bonnes gens ne savent pas, c’est que Caraz, avec ses quelque 25.000 habitants, est non seulement plus cool et plus jolie que Huaraz, mais elle est aussi plus proche des principaux attraits du parc de Huascarán (et du fabuleux sommet du même nom, que j’aperçois de mon salon, tsé).

Mais c’est très bien, les amis, continuez de vous agglutiner à Huaraz.

Perso, je suis venue ici parce que je me disais que, forte de ses 130.000 habitants, la ville m’offrirait peut-être un peu plus de choix que Caraz au rayon «tout pour le foyer». Et je voulais aussi voir le musée d’archéologie. Et voir autre chose que Caraz, en fin de compte, pendant ces quelques jours de congé.

On n’est qu’à 70km de Caraz, mais le minibus met quand même plus d’une heure et demie pour s’y rendre, d’une part parce qu’il s’arrête à tout bout de champ pour prendre ou déposer des passagers et, d’autre part, parce que sa vitesse est limitée à 80 km/h. Heureusement, d’ailleurs: je n’ose imaginer à quelles acrobaties se serait livré le chauffeur n’eût été le «biiiiiiip» impérieux qui le dénonçait chaque fois qu’il dépassait cette limite.

J’ai quand même somnolé un peu, la tête posée sur mes bras, eux-mêmes croisés sur mon petit sac à dos rouge, parce que ça ne sert à rien de s’énerver.

Et on est arrivés à Huaraz, aussi peu jolie que je m’y attendais. Pas sa faute, elle a été détruite à 85% en 1970 par un tremblement de terre qui a fait quelque 70.000 morts. On l’a reconstruite un peu à la va-comme-je-te-pousse, que voulez-vous.

Je pensais passer trois jours ici, mais c’est nettement trop. J’irai demain faire un tour au marché central, puis visiter le petit musée, et je crois bien que ce sera tout, merci beaucoup.

Ce soir, avant de me coucher, j’ai sagement replacé dans mon sac à dos certains objets essentiels, genre: portefeuille, bouteille d’eau, chaussures, pantalon, imper. Comme ça, si jamais je suis obligée de sortir en catastrophe pour cause de tremblement de terre, je ne serai pas tout-nue trop longtemps.

On ne sait jamais.

Vendredi soir au terminus

Au terminus de Movil, le service d’autocars qui m’emmène cette nuit à Caraz, règne en ce vendredi soir une indicible folie. Concert assourdissant de klaxons sur le boulevard à quatre voies où les taxis se disputent la chaussée avec des automobilistes qui, tous, semblent croire qu’ils sont les seuls à savoir conduire. Enfants qui courent, qui crient, qui jouent, qui pleurent. Appels de passagers retardataires, moteurs des bus qui tournent au ralenti dans une puanteur de diesel. Les hôtesses de Movil, tirées à quatre épingles dans leur uniforme rouge et gris, chaussées de cuir verni rouge aux talons aussi vertigineux que ridicules. Parents qui disent au revoir à leurs enfants. Couples d’amoureux qui s’embrassent longuement. Un type qui s’autoportraiture avec sa perche à selfie. Odeurs de nourriture qui émanent des petits stands de rue (tamales, riz frit, hamburgesas nappées de mayonnaise et servies avec les frites dans le pain, ou salchipapa, version péruvienne de la poutine, agrémentée de tronçons de saucisses à hot-dogs). La télé qui diffuse une autre de ces absurdes telenovelas criardes et mal jouées.

On annonce un énième départ pour Ayacucho. Je serais bien en peine de dire où ça se trouve. Movil n’a pas encore la gentillesse de fournir un accès internet à ses passagers en attente.

J’ai encore une grosse heure et demie à tuer parce que Mauricio, proprio avec sa femme, Ana, du gîte où je logeais, m’a exhortée à partir dès 20h pour me rendre à la gare de Movil — la circulation, selon lui, risquait d’être démente. Elle l’était, en vérité, mais il n’a fallu que 20 minutes à mon chauffeur pour m’emmener à bon port. Je lui ai laissé 2,5 soles de pourboire, il m’a gentiment fait la bise comme il aurait fait à sa grande soeur.

Ils sont sweet, les Péruviens, même à Lima.

La pile de mon iPad se meurt. La mienne, interne, aussi. Vivement le confort moelleux de mon siège no 32, et la nuit à me laisser bercer par le roulement du car dans les montagnes.

Ouidah

Oh, je deviens paresseuse (ou blasée?)… Déjà plus d’une semaine que je n’ai rien écrit! 

Nous sommes allés passer le week-end à Ouidah, qui a été l’un des principaux postes de traite d’esclaves dès le début du XVIIIe siècle. Pierre a eu son baptême de taxi collectif, où nous étions quatre (dont une très grosse dame) à l’arrière d’une Toyota-quelque-chose à bout d’âge. 

Là-bas, nous avons fait à pied, sous un soleil de plomb, les quelque 3 km qui séparent la ville de l’endroit d’où l’on expédiait ceux qui, fers aux pieds, chaînes aux poignets, joug de métal au cou, avaient survécu à une marche de plusieurs jours. 

Ça met les choses en perspective, disons.

Arrivés à la mer, nous n’avons eu qu’à en profiter.

***

Pas un jour ne passe sans que je pense à tous les jeunes mendiants qui encombrent chaque coin de rue de Montréal. Un petit séjour ici leur ferait le plus grand bien.

Les gens travaillent tellement fort pour si peu de chose, ici! Que je dise seulement que, derrière chez nous, une famille entière (ce qui inclut les parents, les grands-parents, les frères, soeurs, maris et femmes, neveux et nièces et tout ce qui peut s’y ajouter), cette famille, donc, commence à s’activer avant le lever du soleil. Je le sais parce que je jette toujours un oeil par la fenêtre quand je me lève pour faire pipi, vers 5 h.

Dans ce qu’on appelle la concession (un terrain de sable jaune ceint d’un mur où sont entassées des cabanes en parpaings coiffées d’un toit de tôle), une femme fait déjà la cuisine sur un feu de bois; une autre agite un éventail au-dessus d’un antique fer à repasser plein de braises rougeoyantes. À mesure que le jour se lève, une femme aux lourds seins nus se lave en puisant de l’eau dans un baquet. Quelqu’un sort, tiré à quatre épingles, avec un porte-document sous le bras, des enfants au ventre ballonné (signe caractéristique de malnutrition) jouent avec des cailloux ou un vieux pneu. 

J’ai cessé de me plaindre de la gymnastique que la moustiquaire nous oblige à faire pour nous extraire du lit ou y rentrer. 

Zemidjan

Les zemidjan, ce sont les motos-taxis de Cotonou. Ils sont des milliers à sillonner les rues de la ville du matin au soir, dans la poussière, le bruit et l’oxyde de carbone. On les reconnaît à leur chemise jaune réglementaire, dans le dos de laquelle sont imprimés en bleu indigo un numéro de permis et le logo de la mairie. Parfois, la chemise est si usée qu’on ne distingue plus qu’un fantôme d’inscription. Elle a été rapiécée, reprisée, ravaudée de toutes les façons possibles.

Postés en petits groupes au coin d’une rue, lunettes de soleil sur le nez, coiffés d’une casquette (très peu portent un casque), les zem vous interpellent pour vous offrir leurs services, ou alors vous les hélez au besoin. Vous négociez le prix, qui varie selon la distance, la bonne volonté du conducteur et… la couleur de votre peau (c’est toujours plus cher pour un yovo) : la même course peut coûter de 200 à 800 francs. Mais bon, comment leur en vouloir? L’un d’eux m’a dit aujourd’hui que, dans une bonne journée, il peut faire 4000 francs CFA, soit 8$.

Vous vous êtes donc entendus sur le prix. Vous grimpez sur la machine, et vroum! Vous voilà à zigzaguer entre les nids-de-poule (et parfois les poules elles-mêmes), les chèvres, les enfants, les mares laissées par la dernière pluie, les voitures et, évidemment, les autres motos, zemidjan ou non. La motocylette est le moyen de transport universel, ici.

Évidemment, outre tout ce qui peut (et ne peut pas) se transporter à moto, on voit aussi le tableau familial typique : papa aux commandes, un enfant assis devant lui, maman derrière, un autre enfant à califourchon contre elle. Ici, en Afrique, s’ajoute le bébé arrimé dans le dos de la mère. Cela me fait frissonner chaque fois.

Aux carrefours, motos, voitures et piétons s’entrecroisent sans heurts apparents, selon un code tacite que seul un Cotonois peut décrypter. D’après ce que j’ai compris, le contact visuel est la clé de tout.

Pour ma part, j’ai cessé de m’en faire pendant mon séjour en Haïti (merci Grégory!). Sur la route, j’essaie de reconstituer mentalement la géographie de la ville dans l’espoir de pouvoir un jour m’y retrouver. J’admire l’élégance des femmes, la beauté de leur costume, leur port impérial; je m’amuse des raisons sociales («Coiffure Belle Face», Moments de femme, prêt-à-porter»), je m’émerveille de tous ces petits métiers, ces petits commerces pratiqués en pleine rue avec trois fois rien.

En principe, dès cette semaine, j’aurai mon zemidjan à moi, grâce aux bons soins d’un jeune ami béninois. Il viendra me chercher matin et soir et je le paierai à la fin de la semaine selon le tarif convenu. Vous devriez me voir avec mon casque rose, j’ai l’air d’un hybride entre une gomme balloune et la Fourmi atomique.

Moment de grâce

Bon, je pars demain pour Jérémie. Il m’a fallu remuer ciel et terre pour trouver un transport: le bateau qui fait normalement la navette Jérémie–Port-au-Prince n’est pas venu cette semaine, faute d’un nombre suffisant de passagers; la route est peu sûre en raison des crues; et il n’y a plus de liaison aérienne depuis deux ou trois semaines parce que, selon ce que j’ai appris de source officieuse, l’avion de Tortug’air est en panne.

J’ai failli avoir une place dans l’hélico de la Minustah (ça fait tellement Indiana Jane!), mais le prochain vol possible ne partait que mardi. Or, Mika, la dame que je veux absolument voir aux Abricots (un village à 25 km de Jérémie, mais qu’on met près de deux heures à atteindre en 4X4), part pour les États-unis le 12 avril. Pas question, donc, d’attendre mardi. Solution ultime: l’avion privé, à prix d’ami: 350$US, aller seulement. Oui, oui, prix d’ami. C’est normalement le double, mais quand on est bien branché, surtout en Haïti, on finit toujours par s’organiser.

Je loge actuellement chez une jeune femme absolument admirable, Natacha (dont je reparlerai), rencontrée grâce à CouchSurfing.org (dont je ne parlerai jamais assez). Elle a ouvert à Carrefour Feuilles, un des quartiers les plus défavorisés de Port-au-Prince, une école que j’ai visitée hier et dont je vous reparlerai aussi, parce que c’est vraiment quelque chose de complètement épatant.

Durant cette visite, j’ai revu mes années d’école: les uniformes, les pupitres de bois, la discipline…

Chaque fois qu’on entrait dans une classe, les élèves se levaient en bloc et ânonnaient en chœur: «Bonjour madame, comment allez-vous?
– Je vais très bien, merci, et vous?
– (Toujours en chœur) Très bien, merci, madame!»

Dans chaque classe, je me suis présentée brièvement, j’ai posé quelques questions aux enfants et pris quelques très mauvaises photos (j’étais, je pense, aussi intimidée que les élèves eux-mêmes). Je vous les mets pareil.

À la fin de la visite, comme Natacha avait des choses à régler, je suis allée l’attendre sur un banc près de la sortie. Les classes étaient terminées. Près de moi, deux ou trois petites filles aux tresses enrubannées de blanc attendaient leur maman et me regardaient du coin de l’œil. J’ai entamé la conversation en leur posant les habituelles questions de grande personne: leur nom, leur âge, ce qu’elles voulaient faire quand elles seraient grandes…

J’ai fini par être entourée d’un essaim de fillettes en uniforme rouge qui caressaient mes cheveux (dont la texture les fascine), touchaient ma peau, me posaient mille questions (as-tu des enfants? Ah bon, un seul? Et pourquoi? Et où est son papa?). L’une a voulu savoir pourquoi ma peau n’était pas partout de la même couleur (coup de soleil sur le décolleté, l’intérieur des bras bien blanc); une autre m’a demandé d’un air entendu si le papa de mon fils m’avait quittée pour une autre femme…

L’une d’elles a fini par demander à essayer mon appareil photo. Elles se le sont passé de l’une à l’autre, se sont photographiées à tour de rôle, puis chacune avec moi, puis en groupe, puis se sont tournées vers d’autres sujets. Voici le résultat, sans retouches ni rien (et même si j’ai l’air d’un chien mouillé).

Ça s’appelle un moment de grâce.