Fin de saison au jardin

L’huile d’olive et les confitures sont faites, les patates sont rentrées, le vin est en cuve (mais on le boit déjà, il est violet, sucré et bleuit les lèvres). Seuls restent les fruits grenus des arbousiers (à ne pas confondre avec ceux de l’argousier), quelques coings et, bien sûr, les nèfles (qu’on appelle aussi kakis), accrochées aux arbres nus comme autant d’ornements de Noël.

On brûle au jardin les ramilles des oliviers, ça crépite et ça sent bon.

L’été a été chaud et sec: on a perdu la moitié des olives; les tomates n’ont donné qu’une fraction de la passata nécessaire pour passer l’hiver; plusieurs ceps de vigne ont séché sur pied. Les petits raisins noircis et secs comme des olives qui pendent encore à leurs branches nous rappellent douloureusement que cet été est à oublier, en somme.

Il fait froid dans la maison, comme dans tous les pays où l’électricité et le gaz coûtent une fortune.
Je m’habille donc de couches superposées: t-shirt, cardigan de mérinos, laine polaire, manteau de duvet, écharpe. Je mets aussi sur mes genoux une couverture, et j’ajouterai bientôt un caleçon sous mon jean. Je garde pour Venise mes dernières armes: un chandail de cachemire et un parka imperméable.

Le bois est pourtant déjà dressé dans l’âtre dès le matin, prêt pour le feu du soir, mais Tommaso ne l’allumera qu’à 17h30. Non pas par économie, mais par habitude, comme pour atteindre la quintessence du réconfort.

Nous, les supposés «Nordiques», sommes des mauviettes.

Viterbo

J’ai du retard dans mes histoires!

Je récapitule un peu: j’ai passé la journée de vendredi à baguenauder dans les vieux quartiers du Trastevere et de l’ancien ghetto (je vous invite fortement à cliquer sur ce lien pour comprendre l’origine du mot et du concept).

Au hasard de ma promenade, je suis tombée sur une trattoria, Da Enzo, qui sert notamment l’un des plats emblématiques de la cuisine judéo-romaine, l’artichaut frit, que je voulais absolument goûter.

Ça ouvrait à peine, il était midi et quart, il y avait déjà un peu de monde mais encore assez de place pour tous et donc pour moi. J’ai demandé une table sans tergiverser, j’ai commandé, boum: carciofo alla giudia, avec des croquettes de morue farcies à la mozzarella et un verre de vin blanc.

J’ai mangé ça avec délectation (l’artichaut frit, wow, quelle formidable et délicieuse invention!) en prenant tout mon temps, tandis que la file des amateurs s’allongeait dans la rue. Quand je suis sortie, ils étaient bien 30 ou 40 à attendre une table.

Au mois de novembre.

En pleine pandémie.

Imaginez en temps dit «normal».

En tout cas.

J’ai donc quitté Rome hier matin, et je n’en étais pas fâchée. J’en ai bien profité, mais disons que ce n’est pas une ville reposante.

Et puis ma logeuse est un animal rare. Elle se présente comme une chanteuse classique. C’est sans doute nouveau (aussi nouveau que sa photo sur Airbnb est ancienne). Le soir, dans son salon (je dors dans ce qui est normalement sa chambre), elle répétait des chants de Noël en faussant horriblement (Minuit, chrétiens, Mon beau sapin, etc.) tout en piochant sur un piano dont elle essayait de tirer à tâtons les bonnes notes. Je me suis empêchée de lui venir en aide, moi qui suis une cancre finie en musique.

J’ai eu souvent l’impression de la déranger, même si elle se prêtait volontiers à la conversation, comme on se prête à une obligation.

Enfin, j’avais bien hâte de voir Grazia et Tommaso, de vieux amis que j’ai connus grâce à Pierre il y a plus de 20 ans. Ils m’attendaient à midi avec une carbonara de la mort et leur inextinguible gentillesse, dans leur maison où règne un bordel aussi invraisemblable que permanent.

Il y a ici un vieux labrador dépendant affectif qui a peur de l’eau et treize chats de toutes les couleurs, des livres et des disques sur tous les murs; des bidons, des cuves, des cruches, des bouteilles et des bocaux vides dans tous les coins (pour l’huile d’olive, le vin ou les confitures); des vêtements sur chaque fauteuil, des trucs et des machins partout. Les interrupteurs sont systématiquement posés du mauvais côté des portes (ou alors toutes les portes s’ouvrent à l’envers), l’évier est toujours plein de vaisselle, et Grazia règne là-dessus, imperturbable, pendant que Tommaso regarde le foot à la télé ou s’occupe du jardin.

Grazia est intarissable, je dois parfois lui demander de ralentir le débit quand elle me parle en italien, ce qu’elle fait volontiers, quand elle ne passe pas au français, avec son accent tout roucoulant.

De mon côté, je commence à pouvoir formuler quelques phrases à peu près cohérentes – je vais finir par y arriver et par trouver les interrupteurs sans tâtonner.

Grazia et moi partons jeudi pour Venise.

Ce sera tout pour ce soir.

Je vous mets des photos en vrac: la cour intérieure d’une maison du Trastevere avec, sur le seuil, les noms des personnes qui y habitaient avant d’être emportés par la Shoah:

Le forum et des amoureux devant la fontaine de Trevi:

Buona notte a tutti!