Feliz tout ça

Il a fait encore très beau et doux aujourd’hui. Pas de pluie (ça me manque un peu).

Ce matin, comme c’est déjà mon habitude, j’ai marché doucement jusqu’au bureau en coupant par la place d’Armes, où les décorations rutilent au soleil — bonshommes de neige faits de gobelets de plastique, sapins artificiels fabriqués en Chine, crèches naïves, sympathiques bricolages de matériaux recyclés… il y en a de plus en plus, je me demande où ça va s’arrêter.

J’ai mangé ce midi avec des collègues à la Casa de Abuela, un resto installé dans l’une des rares (et magnifiques) demeures coloniales qui restent à Caraz, tenu par un espèce de colosse qui n’est vraiment pas du modèle péruvien standard. Soupe de poulet et quinoa bien consistante, cuisse de poulet rôti avec riz et légumes, infusion de je ne sais plus quoi, bananes au caramel, le tout, délicieux, pour 6 soles (2,40$). Je ne sais pas comment ils font.

En ce dernier jour avant les vacances, nous n’étions que quatre au poste, je suis partie tôt et, encore une fois, parce que je ne peux pas m’en empêcher, j’ai traversé le marché de bout en bout avant de rentrer chez moi. Aujourd’hui, les étals de cadeaux étaient plus nombreux — parfums, portefeuilles, foulards, peluches, panetónes, les retardataires trouveront toujours de quoi se rattraper. L’important, c’est d’avoir quelque chose à offrir. Dans les pâtisseries, on expose des gâteaux aux couleurs violentes, venues sans doute d’une autre planète, je suis sûre que ça brille dans le noir.

En prévision de mon souper, j’ai fait l’acquisition d’une casserole d’alu à 21 soles («qualité canadienne», faite au Pérou) et d’une cuiller de bois gossée à la main.

Et puis je me suis cuisiné tantôt la meilleure sauce tomate de ma vie, avec des tomates italiennes comme je n’en ai vu qu’en Italie (charnues, sucrées, fondantes), de l’oignon, du romarin, du sel et du poivre, merci, bonsoir. La meilleure de ma vie, pour vrai. Sur des macaronis made in Peru, le tout généreusement garni de cette mozzarella fermière dont je ne vous dis que ça, avec un rosé Queirolo trop sucré, c’était bien bon.

Là, des pétards éclatent toutes les cinq secondes dans la rue, les chiens aboient, le vent fait doucement soupirer les rideaux. Je suis en train de lire une mauvaise traduction d’un roman de Vargas Llosa. J’ai la chanson Feliz Navidad qui tourne en boucle dans ma tête.

Ça pourrait être pire.

Vendredi soir au terminus

Au terminus de Movil, le service d’autocars qui m’emmène cette nuit à Caraz, règne en ce vendredi soir une indicible folie. Concert assourdissant de klaxons sur le boulevard à quatre voies où les taxis se disputent la chaussée avec des automobilistes qui, tous, semblent croire qu’ils sont les seuls à savoir conduire. Enfants qui courent, qui crient, qui jouent, qui pleurent. Appels de passagers retardataires, moteurs des bus qui tournent au ralenti dans une puanteur de diesel. Les hôtesses de Movil, tirées à quatre épingles dans leur uniforme rouge et gris, chaussées de cuir verni rouge aux talons aussi vertigineux que ridicules. Parents qui disent au revoir à leurs enfants. Couples d’amoureux qui s’embrassent longuement. Un type qui s’autoportraiture avec sa perche à selfie. Odeurs de nourriture qui émanent des petits stands de rue (tamales, riz frit, hamburgesas nappées de mayonnaise et servies avec les frites dans le pain, ou salchipapa, version péruvienne de la poutine, agrémentée de tronçons de saucisses à hot-dogs). La télé qui diffuse une autre de ces absurdes telenovelas criardes et mal jouées.

On annonce un énième départ pour Ayacucho. Je serais bien en peine de dire où ça se trouve. Movil n’a pas encore la gentillesse de fournir un accès internet à ses passagers en attente.

J’ai encore une grosse heure et demie à tuer parce que Mauricio, proprio avec sa femme, Ana, du gîte où je logeais, m’a exhortée à partir dès 20h pour me rendre à la gare de Movil — la circulation, selon lui, risquait d’être démente. Elle l’était, en vérité, mais il n’a fallu que 20 minutes à mon chauffeur pour m’emmener à bon port. Je lui ai laissé 2,5 soles de pourboire, il m’a gentiment fait la bise comme il aurait fait à sa grande soeur.

Ils sont sweet, les Péruviens, même à Lima.

La pile de mon iPad se meurt. La mienne, interne, aussi. Vivement le confort moelleux de mon siège no 32, et la nuit à me laisser bercer par le roulement du car dans les montagnes.

Passage à l’acte

Ça y est: tout est prêt pour ma disparition durant le temps des Fêtes. Ce sera dans un mois presque jour pour jour, le 25 décembre exactement.

Mais non, je n’ai pas planifié mon suicide à l’eggnog. Je n’ai pas non plus l’intention de me jeter du haut du sapin de la place Ville-Marie, ni de m’immoler par électrocution en me branchant sur le jeu de lumières DEL qui transforme la façade de mes voisins en succursale de Las Vegas.

Non, simplement, je me sauve chez ma sœur à Revelstoke, en Colombie-Britannique, où elle habite depuis une bonne quinzaine d’années avec son Américain de mari et ses deux adorables fils. Je ne l’ai pas vue depuis quatre ans, il est plus que temps.

Revelstoke est une petite ville aux allures de boomtown, pleine de baba-cool écolo-grano, de ski bums et de fanas du plein air. Ma sœur fait partie de la dernière catégorie: escalade, vélo de montagne, ski hors piste, ski tout court, rien ne l’arrête. À se demander si on a vraiment eu les mêmes parents, mais bon. J’ai d’autres qualités.

Je jubile en songeant à tout ce à quoi j’échapperai – les échanges de cadeaux inutiles, les soldes d’après-Noël, la gadoue montréalaise, les rigodons en boucle à la radio et peut-être même la prison pour méfait après avoir pété toutes les décorations gonflables du quartier avec une aiguille à tricoter (un autre vieux fantasme).

Il se pourrait que, en contrepartie, je consente à aller skier. C’est mon amoureux qui serait content: je fais la grève depuis des années parce qu’il m’a emmenée une fois de trop dans une pente cotée deux losanges, et aussi parce que je gèle tellement des pieds que les orteils m’en tombent. Mais il y a à Revelstoke un centre de ski franchement amazing, je serais bien bête de ne pas au moins aller voir ça de plus près (ou de plus haut). Et puis il paraît que, avec les skis paraboliques, on n’a même plus besoin de skier, ils font ça tout seuls. C’est fait pour moi.

En attendant, il me reste quand même quelques reportages «spécial Noël» à faire pour le cahier Voyage. Vous ne pourrez pas dire que je n’aurai pas payé ma dette à la société: train de Noël Orford Express (oui, le train de Josélitoasté), «Féerie de Noël» à Saint-Élie-de-Caxton, marché de Noël à Compton… Je me sens comme une végétalienne à qui on demanderait de faire un reportage sur les abattoirs halal.

Que ne ferais-je pas pour le droit du public à l’information?