Intermezzo italiano

La Sissi n’a plus un mot à dire: j’ai repris l’avion, et mon blogue du même coup.

Deux ans sans voyager! Je n’en pouvais plus.

J’ai laissé l’impératrice entre d’excellentes mains, sans arrière-pensée aucune puisqu’elle pourra régner en son domaine comme il se doit.

À ce sujet, je ne saurais trop vous recommander de visiter le site où j’ai trouvé cette perle de Mélanie, qui va loger chez moi en mon absence dans un échange de bons procédés qui me redonne toujours confiance en l’humanité: elle voyage à peu de frais, et je voyage en paix. C’est pas beau, ça?

En tout cas.

Au moment où j’ai commencé à écrire ces lignes, il était 14h30 à Montréal.

Je n’ai eu aucun mal à faire croire à mon horloge circadienne qu’il était 20h30 à Rome et qu’il était temps de souper. C’est donc ce que j’ai fait, avec deux fromages divins, du prosciutto coupé à la main en tranches aussi fines que du papier par un artiste de la chose et un bout de pain de campagne, ainsi qu’une petite salade de roquette et de tomates.

Tout est tellement meilleur que chez nous, je n’en reviens jamais.

Je loge dans le Trastevere (un quartier «hors les murs» de Rome), chez Sharon, née en Colombie de père italien et de mère britannique (d’où son prénom). Elle est chanteuse classique, et c’est assez drôle parce que Mélanie, notre nouvelle amie à Sissi et moi, l’est aussi. Qui c’est déjà qui disait qu’il n’y a pas de hasard?

Je compte aller demain au marché de Testaccio, de l’autre côté du Tibre, sous lequel (comme dans toute la ville, en fait), il y a des vestiges du commerce qui se tenait là au temps de l’empire romain et qui sont visitables.

Vous savez, si vous me connaissez, que j’aime par dessus tout visiter les marchés quand je voyage.

En revanche, les ruines ne m’intéressent que moyennement, surtout quand ce sont celles d’un empire qui a tout gobé, volé et broyé avant de s’effondrer. Mais j’adore me remémorer mes cours de latin et d’institutions latines, qui me permettent de comprendre et ce pays et sa langue, et d’aimer les deux immodérément.

J’irai donc, et je marcherai jusqu’au Colisée, juste pour le saluer, lui, et pour m’imprégner de cette ville que j’aime d’amour.

Et je précise que le titre de cette chronique est une pure imposture: dans la vraie vie authentique de la réalité quotidienne qui se présente à tout instant chaque jour dans sa cruelle vérité, JE SUIS INCAPABLE DE FORMULER SPONTANÉMENT UNE PHRASE COHÉRENTE en italien.

Vous dire comme ça me frustre…

Je me sens complètement muselée. La reine des impostrices (eh oui, Messieurs de l’Académie, il faudra vous rendre à l’évidence: ça existe!).

Cinq mois

Il m’aura fallu cinq mois pour me sentir vraiment à l’aise. C’est presque la moitié de la durée totale de mon mandat. Vrai que, quand on part pour un mandat de deux ou trois mois, on n’a pas trop le souci de s’intégrer. On arrive, on fait (ou pas) ce qu’on est censé faire et on s’en retourne, merci, bonsoir.

Si on m’avait confié un mandat de trois mois ici, je n’aurais rien pu faire. Pas avec le peu d’espagnol que je savais. Et ignorante de la réalité des Quechuas comme j’étais.

Aujourd’hui, je peux dire que je me sens presque parfaitement à l’aise.

Je sens que mon travail est utile. Je converse sans mal avec la plupart des gens. Je fais des blagues et mes interlocuteurs rigolent.

J’ai mes petites habitudes. Je vous ai déjà parlé du monsieur à qui j’achète mes oeufs, qui me reçoit toujours avec son beau sourire amical. Je pense que je vous ai aussi parlé de Violeta, qui vend des tomates, des oignons, quelques légumes. Je ne me souviens jamais de l’endroit où elle est postée, je l’ai beaucoup cherchée récemment, en vain, et je l’ai trouvée aujourd’hui pratiquement par hasard. Elle est adorable. Elle m’a demandé où j’étais passée durant tout ce temps. Je n’ai pas osé lui dire que je me perds régulièrement dans ce marché pourtant raisonnablement ordonné.

J’aurais dû, ça l’aurait fait rire.

J’essaie toujours d’acheter à celles qui ont le moins à vendre, parce que ce sont elles qui en ont le plus besoin. Aujourd’hui, j’ai acheté du persil un peu monté en graine à une femme qui cachait sous sa chemise un jeune poulet. Elle le gardait au chaud de peur de le perdre. C’est du moins ce que j’ai pu comprendre.

Je me rends compte que je devrais toujours avoir mon appareil photo avec moi. Je voudrais que vous voyiez les visages de toutes ces personnes qui illuminent ma vie sans le savoir.

Je vous mettrais un portrait de Chela, la proprio de mon appartement, qui est si incroyablement aimable et qui m’apprend à vivre ici.

Aujourd’hui, alors que je descendais du toit où je venais d’étendre mon linge (yes, mesdames et messieurs, je lave toutes mes affaires à la main maintenant, comme tout le monde), elle m’a invitée à goûter sa chicha morada (une boisson faite de maïs violet). Je pense que c’était une façon de me dire que je ne dois pas la laisser sur le pas de ma porte, comme j’ai fait la dernière fois qu’on a eu à parler. «Pasa, pasa adelante!» Ça veut dire : entre, entre!

Tout de suite comme ça? Alors que c’est le bordel chez moi, que je n’ai rien à vous offrir à boire?

Ben oui. Ç’aurait été mieux que de la laisser sur le palier.

Chela et son fils Fredy étaient venus parce que je les avais appelés à l’aide: la toilette (el inódoro en espagnol, je vous laisse traduire) était bouchée, mais bouchée depuis trois jours. J’avais tout essayé avant d’avouer ma défaite. J’espérais qu’ils appelleraient un plombier, mais non. Ils sont venus tous les deux, ils ont observé avec désolation le fait que el inodoro ne se vidait pas.

Chela a suggéré qu’un objet était sans doute tombé dans la cuvette. Fredy s’escrimait avec une ventouse complètement inutile que je venais d’acheter et qui, comme de juste, était complètement inutile.

Je n’ai pas osé leur dire que c’était le résultat de trois jours de constipation à Huallanca.

J’ai trouvé sur les interwebs une façon géniale de débloquer la chose avec une vadrouille et quelques sacs de plastique, et j’ai réussi à expliquer ça à Chela.

Fait que c’est ça, mes amis.

J’pense que je vais survivre.

Nourritures (1)

Il y a quelques années (cinq? sept?), le Pérou s’est hissé parmi les grandes destinations gastronomiques au monde. De jeunes chefs réputés ont choisi d’y ouvrir des tables très courues; des grappes de touristes viennent de partout pour une exploration culinaire après une petite promenade de santé au Machu Picchu… Oubliez Barcelone ou Madrid ou Lyon ou Copenhague (tiens, j’écris comme Marie-Claude Lortie!), c’est à Lima qu’il faut venir.

Depuis que je suis ici, tout le monde m’en parle: «Pis? La bouffe? Paraît que c’est extraordinaire?»

Aussi extraordinaire que ça peut l’être, j’imagine, si t’as 300$ par tête à dépenser pour un souper. Par exemple, au Central, l’un des mieux cotés de Lima, le menu est à 556 soles, sans le vin (01/S = 0,40$CAN).

Et ça, c’est à la condition, évidemment, de réussir à obtenir une table.

Je vous signale que le salaire mensuel moyen d’un homme à Lima est d’environ 1500 soles. Je précise : un homme, parce que, pour une femme, c’est 1000 soles.

Ça fait que, dans la vie de tous les jours, pour le Péruvien (et surtout la Péruvienne) lambda, c’est une autre affaire. Vrai, le Pérou, comme on dit, c’est le Pérou. On trouve ici une variété incroyable de fruits, de légumes, de graines, de céréales, de tubercules, de légumineuses, de poissons, de laitages, de fruits de mer, de viandes. Chaque fois que je vais au marché, je découvre un truc que je n’avais jamais vu de ma vie. Il y a du maïs de toutes les couleurs, idem pour les pommes de terre; des melons qui ressemblent à des concombres, des concombres qui ressemblent à des melons, des courges, des haricots énormes, des avocats de toutes les tailles (des violets, des vert pâle, avec toutes les nuances entre les deux)… bref, pas pour rien que je passe ma vie là.

Les prix me font presque rire: deux ou trois mangues: 1 sol (40 cents). Six petites tomates italiennes, 1 sol. Une belle grosse grappe de raisins verts sans pépins, frais et croquants: 2,5 soles. Un demi-kilo d’agneau (sans les mouches): 7 soles. Six oeufs qui se rappellent encore de leur mère: 2,5 soles.

Mais ce que j’achète pour trois fois rien (à mes yeux), dans les faits, bien peu de Péruviens peuvent se l’offrir. Même ceux et celles qui me le vendent.

Dans les restos populaires où je mange tous les midis de semaine avec mes collègues, cette fabuleuse abondance n’existe pas. Invariablement, on y sert en entrée une soupe certes très consistante (rien que ça, ça me contenterait), faite d’un bouillon de poule et enrichie de beaucoup trop de riz, de pâtes, de quinoa ou de blé. Suit un plat (fondo), généralement une viande en très petite quantité (du poulet la plupart du temps), accompagnée de riz ET de pommes de terre accommodées d’une manière ou d’une autre.

Avec ça, un refresco — une boisson, souvent une infusion, très douce, servie tiède parce que, dit-on, c’est meilleur pour la santé. Il y a parfois un dessert (postre), soit un fruit poché et son jus épaissi à la fécule de maïs, ou un fruit frais, ou plus platement du Jell-O.

Ce repas coûte, quoi? Six, sept, parfois huit soles? À tout casser, donc, 3,20$… C’est donc à la portée du Péruvien moyen, et c’est ce que mange le Péruvien moyen, jour après jour. Riz, pommes de terre. Pommes de terre, riz.

Même dans un repas d’apparat comme celui du jour de l’An, au club social de Caraz, on a servi, en entrée, des pommes de terre à la huancaïna (bouillies, coupées en rondelles et servies nappées d’une sauce crémeuse au poivron jaune appelée aji, décorées d’un demi-oeuf dur et d’une olive noire, photo ci-dessus). Le plat de résistance (dinde rôtie) était accompagné de riz… et de pommes de terre. Zéro légume vert (ni d’aucune autre couleur, d’ailleurs). Ce n’est pourtant pas ça qui manque, au Pérou! Petits pois, carottes, haricots verts, courgettes, brocoli, chou, betteraves, rabioles, on trouve tout…

Quelque chose m’échappe.

Certes, la gastronomie péruvienne existe, elle regorge de plats typiques dont le plus connu est sans doute le ceviche. Elle compte aussi, croyez-le ou non, un certain nombre de mets inspirés de la cuisine cantonaise, intégrés au point qu’ils en sont un élément phare.

Je vous conte ça la prochaine fois.

Vie quotidienne

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Les nouveaux rideaux de mon salon. Joli, non?

Je vous l’ai dit, je ne peux passer un jour sans me rendre au marché. Toutes les raisons sont bonnes. Hier midi, je n’avais pas vraiment l’intention d’y aller quand je suis sortie. Je suis sortie pour sortir, en fait. Et aussi pour aller manger. Le midi, tous les jours sans exception, une pléthore de petits bouibouis offrent des menus à 5, 6 ou 7 soles (de 2 à 3$): soupe bien consistante qui ferait à elle seule un repas, plat de résistance (poisson frit ou viande braisée, souvent accompagnés d’un succulent ragoût de légumineuses), avec du riz ET du yuca ou des pommes de terre, quelques tranches de concombre, et puis un petit dessert à base de fruit, tout ça arrosé d’un refresco (une boisson, souvent une infusion servie tiède, que je n’arrive pas toujours à identifier mais toujours douce et bonne pour la santé, ou alors un fruit passé à la liquadora — au mélangeur — allongé d’eau).

Il est rare que je réussisse à finir tous les plats. À ce prix, je me demande bien pourquoi je me casserais le bicycle à cuisiner!

Sauf que…

Sauf qu’il y a le marché, où, comme j’avais commencé à le dire, je n’avais pas vraiment l’intention de me rendre hier. Mais, malheur! Ma sandale a choisi le moment précis où je me levais pour payer ma ridicule addition pour se briser. Le marché était à deux pas, je savais que j’y trouverais un cordonnier. Que vouliez-vous que je fisse? (En espagnol, on utilise beaucoup les imparfaits du subjonctif. À défaut de les maîtriser dans ma nouvelle langue, je vous les inflige, peut-être dans l’espoir que ça s’infuse dans mon propre cerveau.)

Je m’en fus donc trouver le cordonnier, qui m’a réparé ça en 30 secondes pour 1 sol. Quand tu sais pas combien ça va coûter, pas compliqué, généralement, ça coûte 1 sol, soit 0,40$. Rétrospectivement, je me dis que j’aurais dû lui donner le triple, le quintuple, parce que ces damnées sandales puent la mort. Oui, oui, je sais. Il faut du bicarbonate de soude. J’ai appris à le dire en espagnol, bicarbonato de soda, mais il semble que je sois la seule ici à avoir des sandales qui puent. Personne ne sait me dire où acheter ça. Prochaine étape, la pharmacie.

Mais je m’égare.

Après ma visite chez ce valeureux cordonnier, donc, une fois là, qu’eussiez-vous voulu que je fisse? (C’est vraiment comme ça que je devrais le dire en espagnol.)

Indépendamment des conjugaisons, j’ai donc fait comme toujours: je me suis promenée, et je n’ai pas pu résister. J’ai acheté trois avocats aussi moelleux que du beurre, six tomates italiennes luisantes, charnues et dodues à exploser, et aussi, tout au bout du marché, deux petits poissons argentés dont j’ai oublié le nom, que la poissonnière a éventrés d’un coup de couteau qui aurait pu être machinal, mais non. Elle m’a souri avec curiosité et gentillesse, m’a expliqué comment les apprêter, on a ri toutes les deux de mon ignorance, et je sais qu’elle me reconnaîtra la prochaine fois.

J’ai aussi, sur le chemin du retour, pris un beau gros concombre vert émeraude, une demi-douzaine de minuscules citrons verts dont la moitié d’un te donne plus de jus que deux de ces grosses limes sèches et insipides qu’on nous vend chez nous à prix d’or…

En rentrant, je me suis mitonné un genre de soupe de poisson, avec des pommes de terre qui demandent à cuire au moins deux heures, et des oignons rouges qui pleurent quand tu les coupes, et au moins une demi-bouteille de vin blanc (l’autre demie étant pour la cuisinière). Ça sentait le ciel, mais je n’y ai pas touché sauf pour goûter, parce que je n’avais pas faim, puisque j’avais si bien mangé à 14h… J’ai donc mis tout ça au frigo, avec tout le reste du reste.

Et aujourd’hui.

Aujourd’hui, je n’avais pas pantoute d’affaire au marché, j’avais déjà de la bouffe plein mon frigo, comme vous savez.

Je suis juste allée faire un petit tour à la foire agrobiologique de Formagro (le projet pour lequel je travaille). Histoire de voir s’il y avait du monde, de dire bonjour aux producteurs, de prendre des notes, de confirmer certaines impressions. Évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher: j’ai acheté une laitue, des carottes (les carottes, ici, je ne sais pas ce qu’elles ont, mais… rien à voir avec les trucs coriaces et amers qu’on a chez nous: même énormes, elles sont tendres et sucrées, tu donnes pas ça aux cochons, non monsieur). J’ai placoté un bon moment avec l’une des plus assidues, fine comme une soie, qui vient de vraiment loin, comme ses collègues, par pur engagement, parce que, à 1 sol la laitue et les cinq carottes, pas vrai que mon petit producteur fait de l’argent.

Après, j’avais décidé de me faire couper les cheveux, ça fait que je me suis dirigée vers le marché, que voulez-vous. C’est par là qu’on trouve le plus de salons de coiffure. Je me suis encadrée dans la porte du premier que j’ai croisé, où la coiffeuse était providentiellement libre. J’ai réussi à expliquer ce que je voulais, elle m’a fait tout bien comme il fallait, en prenant son temps et en placotant, avec des coups de ciseaux très sûrs, clip, clip, clip, «Tu ne te teins pas les cheveux?», elle a remarqué. «Non, j’ai pas envie, c’est un esclavage», j’ai dit. (Heille! J’ai réussi à dire ça en espagnol!)

Elle a ri.

Ça a m’a coûté 5 soles. Deux dollars. J’ai pas la coupe que ma chère Mathilde m’aurait faite, loiiiiin de là. Seule Mathilde peut me faire une coupe qui va durer plus d’un an! Mais bon. Je suis au Pérou. Je vais peut-être finir avec deux tresses comme les Quechuas? (Encore faudrait-il que j’aie assez de cheveux pour ça, mais c’est une autre histoire.)

Toujours est-il que, après cette indispensable coupe de cheveux, j’étais au marché. Alors j’ai marché! Comme je caressais l’idée d’acheter une table de chevet d’un artisan qui n’est là que le dimanche, mes pas m’ont poussée jusque-là. Mais, en chemin, j’ai acheté pour 1 sol un sachet de cevichocho à une très, très vieille dame, qui m’a demandé avec un petit sourire entendu si je voulais de l’ají (du piment fort). J’ai dit un poquito, pour lui faire plaisir, et ça lui a fait plaisir. Je ne vous dis pas comme je me suis brûlé la gueule là-dessus!

J’ai aussi acheté des arachides grillées au feu de bois (carbonisées, en fait, mais c’est pour ça que c’est bon) à une autre vieille dame très âgée, et trois mandarines trop mûres à une troisième.

Toutes ces dames sont assises par terre, alors chaque fois, je m’agenouille devant elles, je m’assois même. Je compte mes sous comme une enfant parce que je ne sais pas encore bien identifier les pièces. Souvent, parce que c’est moins compliqué que mettre mes lunettes et essayer de compter, je leur tends une poignée de monnaie pour qu’elles prennent le nécessaire. Elles me regardent de leurs yeux plissés, souvent voilés par une cataracte, me sourient gentiment, choisissent les bonnes pièces, me rendent la monnaie au besoin en fouillant sous leurs innombrables jupes, ajoutent parfois une poignée d’arachides de plus, ou un fruit supplémentaire, à ce que je viens déjà de ne pas payer assez cher.

Elles sont humbles, royales, extraordinaires, magnifiques, adorables.

Je ne marchande jamais. Ce serait indécent.

Quand je suis arrivée devant mon artisan, évidemment, il m’a reconnue puisque je suis la seule gringa, je pense, à errer comme ça au marché tous les jours. Je lui ai demandé le prix de sa petite table de chevet, il me l’a dit sur le ton de «même chose que l’autre jour, chère». Quarante soles. Soit 16$. Avec un minuscule tiroir fait vraiment par coquetterie parce qu’on ne peut pratiquement rien y mettre. La preuve: dans le tiroir, les petites pinces avec lesquelles j’attache mes petits cheveux. Elle est bancale comme ça ne devrait pas être permis, mais disons que ça fait partie de son charme?

Je vous écris toujours de ma chambre parce que c’est la seule pièce où la connexion ait un tant soit peu de fiabilité. Vous avez vu les jolis rideaux très gais de mon salon.

Dans ma chambre aussi, j’ai de très jolis rideaux. Ils sont trop courts parce que je me suis emmêlé les pinceaux en prenant les mesures. Bien moi, ça.

 

Seule et abandonnée

Le jour de l’An s’en vient. Il semble bien que je le passerai seule comme un cactus dans le désert. Je ne veux pas faire pitié ni rien, mais j’avoue que je ne m’attendais pas à ça.

Que voulez-vous.

Noël, je m’en tape un peu. Je l’ai passé seule comme une grande, et j’ai d’ailleurs été très étonnée de voir que, contrairement à chez nous, où, le 25 décembre, on observe une sorte de hiatus bizarre, une rare trêve dans la course consumériste, la vie, ici, poursuivait son cours: beaucoup de commerces étaient ouverts, le marché grouillait comme d’habitude… Mis à part une orgie de pétards et de feux d’artifice le soir du 24, c’était presque une journée comme les autres. Disons un dimanche ordinaire.

Aujourd’hui, avant-avant-veille du jour de l’An, en plein vendredi, le marché tournait au ralenti, comme endormi. Beaucoup d’étals étaient fermés, il régnait là une torpeur inhabituelle, comme si on ramassait son énergie en prévision de ce qui s’en vient.

J’ai acheté des oignons à une vieille dame qui avait plus d’argent dans la bouche que dans ses poches; de la farine et de la levure à une toute jeune femme qui disparaissait littéralement au milieu du fatras de sa marchandise; une petite casserole et quelques contenants de plastique à mon habituel fournisseur de tout-pour-le-foyer; une rallonge électrique à 5 soles (qui ne fonctionne pas) à la quincaillerie…

Mon petit train-train, quoi.

Je passe tellement de temps seule que, quand vient le temps de parler à quelqu’un, je ne sais plus comment faire. Les mots se dérobent, les temps de verbe jouent à cache-cache, j’ai l’air d’une demeurée. Si, si, je vous jure, je le vois dans le regard des gens!

Ça fait que, plutôt que de parler toute seule et de me morfondre ici comme une pauvre orpheline, je pense que je vais essayer de me faire adopter par une famille à Chimbote (une ville au bord du Pacifique, de quelque 325.000 habitants, à 85 km et trois heures et demie de route de Cara).

J’en ai trouvé une sur CouchSurfing. On verra bien ce qu’elle me répondra… À la dernière minute comme ça, les espoirs sont minces, même si, personnellement, je ne laisserais jamais personne, fût-ce un pur étranger, passer le jour de l’An seule dans un pays inconnu. Mais il me reste beaucoup de choses à comprendre dans les coutumes péruviennes…

A ver, comme on dit!

Au marché

J’ai écumé aujourd’hui le marché de Huaraz, qui m’a semblé bien sage comparé à ceux de Dantokpa (à Cotonou) ou de Carthagène, en Colombie. Serais-je blasée? Si c’est le cas, je suis peut-être mûre pour l’Inde, après tout…

Je passe désormais sans m’étonner à travers les étals de poulets jaunes pendus entiers par le cou, les quartiers de cochon ou d’agneau où bourdonnent les mouches et où, pour bien montrer à quelle bête tu as affaire, on empile les têtes sur le comptoir, langue sortie et yeux exorbités… Ça ne m’a pas rendue végétarienne, non. Remarquez, je n’en suis pas encore à acheter un cochon d’Inde tout vif (ni même dûment occis et écorché), mais c’est juste parce que c’est cher pour ce qu’il y a à manger. C’est du moins ce que j’ai conclu l’autre jour quand j’ai goûté le fameux picante de cuy.

En tout cas.

À Huaraz, comme dans la plupart des marchés, les commerçants sont regroupés par thème, si je puis dire. Fruits et légumes, poissons, viandes, denrées non périssables, petits étals de jus frais ou de plats cuisinés à la demande, objets pour la maison, tissus, ateliers de couture, jouets, quincaillerie, électronique… La marchandise, presque identique d’une boutique à l’autre, s’entasse avec une incroyable économie d’espace de part et d’autre d’allėes certes fort étroites, mais où il règne un ordre étonnant. Pas de cris, pas d’appels, pas de négociations théâtrales, pas de livreurs qui bousculent les chalands avec leurs tombereaux pleins… Une fois qu’on sait ce qu’on veut, il n’y a plus qu’à trouver le bon secteur, puis à s’arrêter dans une échoppe ou une autre, à demander les prix (presque pour la forme), et basta.

J’ai donc fini par trouver un marchand qui vend au mètre ces tissus fabuleux dont les femmes se servent ici pour tout (porte-bébé, sac à dos, châle, pare-soleil…). Généralement, ils sont vendus en carrés de 1,35m de côté. À Caraz, impossible de trouver plus grand. Je me suis fait plaisir, j’en ai acheté trois lés différents de 4m chacun. J’aurai les plus beaux rideaux de tout Caraz.

Le monsieur a été très gentil, très doux, il m’a montré ce qu’il avait, m’a énoncé ses prix. À prendre ou à laisser. Bon, à 12 soles (4,80$) le mètre, c’était déjà, il faut le dire, un très, très bon prix (à mes yeux, en tout cas). Ça fait qu’il a mesuré, coupé et plié tout ça comme un chef, j’étais contente et lui aussi. C’est quand même moins fatigant que magasiner au Maroc, où on te fait tout un cinéma pour une théière qu’on commence par te proposer à quatre fois son prix…

Mais c’est aussi moins rigolo.

L’argent

Pour vrai, je pourrais écrire un chapitre entier sur l’argent dans chaque pays que je visite. Hors euros ou dollars, évidemment. J’en ai déjà quelques-uns à mon actif, en voici un autre.

Ici, comme au Bénin, en Égypte, en Haïti (comme dans tous les pays où l’argent est dur à gagner, finalement), payer en coupures de plus de 20 (quelle que soit la devise) est toujours un défi — en fait, presque une insulte. La petite marchande à qui tu tends 10 soles pour payer trois pains à 50 centavos chacun te regarde d’un air alarmé, sort à regret de sous ses jupes un sac plastique rempli de pièces qu’elle te compte une à une, et tu sais que tu viens de compliquer singulièrement sa journée.

En un mot comme en cent, ça ne se fait pas.

Alors on finit par avoir ce souci constant de garder assez de monnaie dans ses poches pour ne pas embêter les petits commerçants et, partant, par exploiter bassement les occasions où, YESSSS! on peut changer un billet de 100, genre au supermarché, dans une pharmacie ou dans un resto très fréquenté.

Donc, l’argent, qu’on en ait ou pas, devient un sujet de préoccupation quotidien.

À Lima, un peu moins. Mais à Caraz?

Il y a ici deux guichets automatiques, l’un du Banco de la Nación, l’autre du Banco de Credito Peruano (BCP). Dans les deux cas, la sympathique machine ne te permet de retirer que 400 soles (160$) à la fois et te prend 5$ de frais au passage. Bon, c’est la vie, on ne va pas en faire un fromage. Et on peut quand même faire un peu de millage avec 160$.

Là où ça devient chiant, c’est quand tu te rends compte que BCP ne te permet qu’un retrait par mois (HEILLE! C’est mon argent!).

Donc tu te tournes vers l’aimable Banco de la Nación, ce que j’ai fait sans problème la semaine dernière et que j’ai décidé de faire aujourd’hui (pas comme si j’avais vraiment eu le choix, mais bon).

On est samedi 23 décembre, il me reste 50 soles (20$), je m’en vais le 26 passer trois jours à Huaraz, il me faut du fric. Je glisse allègrement ma MasterCard World Elite dans la machine. Je tape mon code. Ça cliquète, ça tourne, ça hoquète, ça gronde… Réponse: «Tu tarjeta es invalida.»

OK, d’acc, on m’avait prévenue: au Pérou, on aime mieux Visa. Pas grave, je vais reprendre ma carte et on n’en parle plus.

Mais la machine refuse de me rendre ma carte. Elle l’a avalée, GLOUP!

J’appuie sur quelques boutons (cancelar, borrar)…

Nada.

Derrière moi, une petite file s’était créée, six ou huit personnes. «La máquina se comó mi tarjeta!», ai-je déclaré en me retournant, pour expliquer le temps que je mettais à me dépatouiller, sans savoir si je devais rire ou pleurer. Il y a eu un petit mouvement inquiet, un léger flottement, puis un jeune homme s’est avancé et a bravement inséré sa carte, pour voir. Victoire! Tout fonctionnait pour lui (et donc tout allait fonctionner pour les autres). Sous des regards désolés et des sourires compatissants, tout en faisant signe à tous que ma vie n’était pas en danger, j’ai noté le numéro d’urgence affiché au-dessus du guichet. Appelé dix fois, vingt fois. Rien à faire: «El número que marcó se encuentra ocupado.»

Bueno.

J’ai songé à appeler un collègue au secours, mais à quoi bon? Qu’aurait-il pu faire? Lentement, je me suis dirigée vers la place en évaluant mes options et en imaginant ma petite MasterCard noire perdue dans le ventre de cette affreuse machine. J’ai eu tout à coup l’immense envie d’une bière fraîche. Presque en face de la banque, il y a un petit hôtel, L’Oasis. Et juste au-dessous de l’enseigne, un écriteau, que j’ai vraiment aperçu par hasard: Agencia Banco de la Nación (celle-là même dont la machine venait d’avaler ma carte).

Sans trop d’espoir autre que celui d’une Cusqueña bien fraîche, je suis entrée. Une dame m’a accueillie, à qui j’ai expliqué que je venais de voir qu’elle avait cette agence de la banque, dont la machine venait de me confisquer ma carte, et que peut-être… ?

Elle n’a fait ni une ni deux. Elle a téléphoné à la señora Monica, son contact à la Banque, à qui elle a dit (tout en me donnant un petit coup d’épaule complice) quelques mentiras piadosas pour la faire bouger. Monica a dit qu’elle appellerait son chef et qu’elle rappellerait. Au bout d’une heure (et, oui, d’une Cusqueña bien fraîche), elle a atterri à L’Oasis comme une déesse et m’a remis ma carte en mains propres.

Je n’en reviens toujours pas.

La dame de L’Oasis s’appelle Dora. Adorable Dora, muchas gracias!

Je pense bien aller goûter son picante de cuy demain soir, une petite folie de veille de Noël. Porqué nó?

Feliz tout ça

Il a fait encore très beau et doux aujourd’hui. Pas de pluie (ça me manque un peu).

Ce matin, comme c’est déjà mon habitude, j’ai marché doucement jusqu’au bureau en coupant par la place d’Armes, où les décorations rutilent au soleil — bonshommes de neige faits de gobelets de plastique, sapins artificiels fabriqués en Chine, crèches naïves, sympathiques bricolages de matériaux recyclés… il y en a de plus en plus, je me demande où ça va s’arrêter.

J’ai mangé ce midi avec des collègues à la Casa de Abuela, un resto installé dans l’une des rares (et magnifiques) demeures coloniales qui restent à Caraz, tenu par un espèce de colosse qui n’est vraiment pas du modèle péruvien standard. Soupe de poulet et quinoa bien consistante, cuisse de poulet rôti avec riz et légumes, infusion de je ne sais plus quoi, bananes au caramel, le tout, délicieux, pour 6 soles (2,40$). Je ne sais pas comment ils font.

En ce dernier jour avant les vacances, nous n’étions que quatre au poste, je suis partie tôt et, encore une fois, parce que je ne peux pas m’en empêcher, j’ai traversé le marché de bout en bout avant de rentrer chez moi. Aujourd’hui, les étals de cadeaux étaient plus nombreux — parfums, portefeuilles, foulards, peluches, panetónes, les retardataires trouveront toujours de quoi se rattraper. L’important, c’est d’avoir quelque chose à offrir. Dans les pâtisseries, on expose des gâteaux aux couleurs violentes, venues sans doute d’une autre planète, je suis sûre que ça brille dans le noir.

En prévision de mon souper, j’ai fait l’acquisition d’une casserole d’alu à 21 soles («qualité canadienne», faite au Pérou) et d’une cuiller de bois gossée à la main.

Et puis je me suis cuisiné tantôt la meilleure sauce tomate de ma vie, avec des tomates italiennes comme je n’en ai vu qu’en Italie (charnues, sucrées, fondantes), de l’oignon, du romarin, du sel et du poivre, merci, bonsoir. La meilleure de ma vie, pour vrai. Sur des macaronis made in Peru, le tout généreusement garni de cette mozzarella fermière dont je ne vous dis que ça, avec un rosé Queirolo trop sucré, c’était bien bon.

Là, des pétards éclatent toutes les cinq secondes dans la rue, les chiens aboient, le vent fait doucement soupirer les rideaux. Je suis en train de lire une mauvaise traduction d’un roman de Vargas Llosa. J’ai la chanson Feliz Navidad qui tourne en boucle dans ma tête.

Ça pourrait être pire.

«Soroche» et fatigue mentale

Le soroche, c’est le mal des montagnes. Il survient lorsqu’un humain normalement constitué monte rapidement à une altitude qui dépasse les 2000 m. La pression atmosphérique cause une raréfaction de l’oxygène, et le corps réagit en conséquence. Maux de tête, nausées, troubles intestinaux, fatigue et essoufflement en sont les principaux symptômes, qui s’estompent généralement au bout de quelques jours.

Comme Caraz se trouve à 2500m d’altitude, je n’y ai pas coupé. Les premiers jours, je me suis sentie comme une petite vieille. Je me suis nourrie à l’ibuprofène aux quatre heures avec du Pepto-bismol pour dessert, en plus de boire des litres d’eau.

Maintenant, ça va tellement mieux que notre petite équipée à Tsactsa (3050 m), samedi, m’a paru comme une balade au parc La Fontaine (sauf que je me suis mise au lit avec délectation à 21h comme si j’avais couru un marathon).

Je prends mes marques doucement dans la ville, qui se parcourt assez facilement à pied d’un bout à l’autre. Je finis toujours par aboutir au marché, qui déborde de fruits connus et inconnus, d’odeurs, de couleurs et de sons. J’ai hâte d’avoir mon logis pour pouvoir rapporter chez moi ces douceurs fabuleuses — pêches blanches à la chair un peu dure mais sucrée comme du bonbon, fleurs fraîches, avocats bien mûrs, mandarines gonflées comme des ballons… J’ai acheté à une vieille dame tout édentée un petit sachet d’arachides grillées sur le feu, qui laissent de la suie sur les doigts quand on les écale. Elle n’a pas voulu que je la prenne en photo. Mais une autre, toute gentille, qui tressait des cordes, a accepté en riant: « Comme ça, elle a dit, j’irai au Canada!»

* * *

Nous sommes aujourd’hui lundi. J’ai passé la journée en réunion avec les collègues d’Allpa et de Suco, à écouter et assimiler un tas de données en espagnol, à apprendre les noms de chacun, à tenter de faire des phrases cohérentes sans m’enfarger dans mon italien. Ça me demande un degré de concentration tel que, à la fin, mon cerveau finit par se débrancher de lui-même, sans doute pour éviter les courts-circuits. Je suis presque sûre que, par moments, je dégage une odeur de surchauffe. À la fin de la journée, plus rien n’émane de cet organe désormais épuisé, d’où mon silence sur ce blogue où j’aurais pourtant tant à dire.

Demain, autre journée de réunions (la fin de l’année approche, on en est aux bilans et aux prospectives, c’est normal). Puis, visite d’appartements. Souhaitez-moi buena suerte, j’ai hâte de m’installer.

Hasta luego!

Jardinier à Tsactsa.

À Tsactsa.

À Tsactsa.

On se demande quel âge elle a… Elle-même ne le sait probablement pas.

Tsactsa.

Tsactsa.

Une maison ornée de murales à la suite d’un concours, à Tsactsa.

Tsactsa est entouré de murs de pisé.

Jardins à Tsactsa.

Au marché de Caraz.

Au marché de Caraz.

C’est Noël au Pérou aussi…

«Comme ça, je m’en vais au Canada!»

Le marché aux bestiaux

C’était dans la région de Gothèye. Il faisait une chaleur de forge, un souffle brûlant qui vous cuit la peau, vous fait bouillir le sang et fondre le cerveau. Mais la vie était partout, j’étais dans un album de Tintin, un film, un rêve, avec pas assez d’yeux pour tout embrasser. Les Touaregs à la peau tannée coiffés de leur inamovible chèche (ou turban) y viennent vendre ou acheter des dromadaires; les Peulhs des boeufs, des chèvres ou des moutons.

On empile les bêtes sans ménagement dans des camions, sur le toit des minibus, dans des charrettes. Les dromadaires résistent, blatèrent, se cabrent; les chèvres attachées par les quatre pattes bêlent désespérément. Les hommes marchandent et boivent du thé, un thé amer qu’ils gardent chaud sur de minuscules braseros en fil de fer. Les femmes, à l’écart sous des tentes de fortune, font la cuisine, la sieste, la conversation.

J’ai fait rigoler un jeune Peuhl, près de l’enclos des dromadaires à l’air dédaigneux, quand je me suis mise à les appeler en tendant la main comme on appelle les poules: «Petits, petits, petits!»

Des fois, je suis drôle.

Après, nous avons erré dans le marché «ordinaire» (je n’ai jamais vu de marché «ordinaire»), acheté des morceaux de noix de coco, de petits beignets de farine de niébé, des mangues, des arachides. C’était bon!