Le retour (et des nouvelles de Pélagie)

J’émerge peu à peu de l’état d’hébétude dans lequel j’étais plongée depuis notre retour à Montréal, le 12 avril dernier, 11 mois jour pour jour après mon départ pour Cotonou (drôle de hasard, quand même).

En toute franchise, je ne suis pas certaine d’être complètement revenue, on dirait que certains circuits ont sauté, notamment dans le système de pilotage automatique: je me perds dans le métro, je me trompe de rue en auto ou j’oublie les sens uniques… Je n’ai pas encore vraiment osé le vélo (ceux qui ont vu la face au beurre noir que m’a value un accident il y a deux ans comprendront pourquoi, d’autant plus qu’il y a en ce moment à Montréal une espèce de concours d’écrasage de cyclistes par des poids lourds doublé de chaussées si dégradées qu’on dirait que Montréal a été bombardé).

Bref, je me sens comme une convalescente.

Mais le beau temps semble vouloir enfin s’installer, les pommiers seront bientôt en fleur, la vie reprend son cours, tout va à peu près pour le mieux.

Chez Pélagie, c’est moins drôle. Comme les enseignants sont en grève, l’école n’ouvre que deux jours par semaine, si bien qu’elle n’a pas assez de travail pour faire un revenu suffisant. Je lui ai conseillé de trouver un autre endroit où vendre ses petits plats en attendant, ce qu’elle a fait. Mais la moto d’Éric a choisi ce moment pour se mettre en grève elle aussi, si bien que Pélagie ne peut plus aller travailler et que Mirabelle ne va plus au centre de réadaptation: on n’a pas l’argent pour payer le zemidjan. C’est aussi bête que ça.

J’ai eu ces nouvelles en partie par Skype, au cours d’une non-conversation où il fallait beugler chaque phrase trois fois au milieu de parasites dignes du temps héroïque de Graham Bell lui-même.

L’autre partie des nouvelles me vient de Judicaël, qui semble ne jamais dormir et qui m’inonde de messages Facebook grâce au téléphone que Pierre lui a laissé en partant. Heureuse intuition!

Tout ça pour dire que je viens d’envoyer 500$ pour faire réparer la moto et subvenir aux besoins les plus pressants, le temps que l’argent recommence à entrer.

Comme disait l’autre, y en aura pas de facile…

Ça fait que, s’il y a encore parmi vous quelques bonnes âmes désireuses de contribuer à ce don, je vous en remercie à l’avance. Il suffit de cliquer sur le bouton à la fin de ce texte.

J’en profite pour exprimer ma gratitude et celle de la famille de Pélagie à tous ceux qui ont si généreusement répondu à mon premier appel, chose que j’aurais dû faire il y a longtemps. Les voici, dans le désordre:

Jocelyne Dorris
Robert Laurier
Sonia Perron
Claire Mauffette
Frédérick Fournier
Agathe Vergne
Marianne Strauss
James Poarch
Sara Doré
Marie-Claude Laberge
Muriel Missey
Anne Rouleau
Michèle Laberge
Andrée Couturier
Monique Laberge
Luce Roy
Lionel Martin
Madeleine Dufour
Marc et Clara Lavieville
Isabelle Gauvreau
Marie-Andrée Boivin
Johanne Renaud
Franck Vager
Josianne Bertrand
Laurence Vager
Marie Miquelon
Philippe Angers
Marie-Christine Blais
Gilles Bériault
Mireille Laason
Denise David
Catherine Handfield
Romain Gueilliot
Marie Andrée Jean
Marie Mathers
Hélène Béique
Brigitte Foucaud
Yves Girard
Jocelyn Dubois

Voilà. Pour changer, dans mon prochain billet, je vous parlerai de Marseille.

 

Image d'aperçu

La pêche

Dimanche matin à Cotonou, les églises de toutes confessions (mais surtout pentecôtistes ou évangéliques) tonitruent à qui mieux mieux. Le pasteur postillonne dans un mauvais micro branché à de mauvais haut-parleurs, les fidèles chantent des cantiques qui semblent ne finir jamais, accompagnés souvent par un piano électrique réglé à «autoplay» . Rien que dans notre rue, il y a trois de ces églises à portée d’oreille.

Dimanche dernier, au bout de deux heures de ce régime digne de Guantanamo, nous nous sommes enfuis vers la plage (à 10 minutes de marche).

De lourds nuages noirs menaçaient, mais tout valait mieux que cet assommant délire religieux. Arrivés au bord de la mer, nous avons aperçu au loin des gens arc-boutés les uns derrière les autres le long d’un câble. Nous nous sommes approchés pour voir ce qu’ils faisaient.IMG_0807

Ils étaient en train de ramener un immense filet de pêche, qui devait bien faire en tout deux ou trois kilomètres de longueur. Hommes, femmes, enfants, tous s’y étaient mis. Les hommes rythmaient les efforts avec la version africaine du «ho-hisse !», le chef allait d’un groupe à l’autre, criait des ordres pour orchestrer la manœuvre, houspillait les petits qui se mettaient dans ses jambes.
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MonChéri a eu tôt fait de se joindre à l’effort collectif, sous l’œil réjoui de ses nouveaux camarades. J’espérais bien que cela me donnerait un passe-droit pour faire des photos, mais non: les gens sont convaincus que nous voulons exploiter commercialement leur image et refusent catégoriquement de se faire tirer le portrait même si on le leur demande gentiment. Généralement, quand j’explique que je travaille ici et que je veux montrer le Bénin à ma famille et à mes amis, tout change. Mais là, j’aurais eu, quoi? Une bonne centaine de personnes à convaincre? Je me suis résignée… ou presque: j’ai quand même réussi à voler quelques photos, que je mettrai en ligne quand j’aurai une meilleure connexion.

Toujours est-il que les gens peuvent mettre six ou sept heures à tirer le filet hors de l’eau, dans une forte houle et un ressac meurtrier. Les prises sont ensuite distribuées à ceux qui ont collaboré à cette corvée collective, ou alors elles sont vendues, et l’argent est réinvesti dans la communauté. Ce matin, la pêche n’a pas été très bonne – peut-être 300 kg de poissons, en majeure partie minuscules (qui seront frits et mangés entiers), quelques énormes gambas et un mérou de taille respectable. Tous ont encerclé cette modeste manne et l’ont examinée, évaluée, commentée pendant de longues minutes. Un jeune homme a empoché trois ou quatre étoiles de mer, des enfants ont glané les petits poissons épars dans les mailles.
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Des femmes ont commencé à arriver, se sont assises en groupe pour attendre la distribution. Deux d’entre elles avaient des colliers de coquillages blancs croisés sur leur poitrine nue, la taille ceinte de pagnes identiques. Elles avaient l’air de sortir d’un livre d’histoire. J’aurais aimé pouvoir les photographier, mais je n’ai pas osé.

Tout ça semblait s’organiser comme par magie, dans des gestes sans doute millénaires, répétés bien plus par tradition, par besoin de cohésion, que pour ce qu’ils rapportent vraiment. M’est revenue en mémoire cette vieille métaphore qui dit: «Donnez un poisson à un homme, vous le nourrissez pour la journée. Apprenez-lui à pêcher, vous le nourrissez pour la vie.»

Cela m’a toujours paru extrêmement condescendant, mais j’ai trouvé ce jour-là que c’était particulièrement mal choisi, voire imbécile. S’il y a une chose que nous ne pouvons très certainement pas apprendre à ces gens, ce sont les gestes de survie.

La fin des haricots

Nous avons appris le 26 juin dernier que notre bon gouvernement canadian, fidèle à son idéologie, a décidé d’intégrer l’Agence canadienne d’aide internationale (ACDI) au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, qu’il a renommé ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement. L’ACDI n’a donc plus le statut d’agence indépendante qu’elle avait et reçoit maintenant ses directives du Ministère. En d’autres termes, l’aide internationale est subordonnée aux besoins du Canada en matière de commerce et de politique.

Deuxième étape dans la réforme de l’aide au développement, le Canada met un terme définitif à son programme de coopération volontaire, partout dans le monde. L’enveloppe qu’y allouait l’ACDI (300 millions de dollars en cinq ans, répartis entre une dizaine d’ONG) sera réduite, et les fonds seront désormais attribués par appel de propositions ouverts à l’entreprise privée comme aux ONG. Si bien qu’une société minière, par exemple, pourra recevoir de l’argent pour ouvrir une école et un dispensaire dans un village où elle exploite une mine (et les villageois).

Oxfam Québec doit donc 1) choisir quels bureaux elle maintiendra dans le monde et 2) s’abstenir, à compter du 31 décembre, de toute dépense liée au programme canadien de coopération volontaire.

C’est donc dire que mon affectation se terminera trois mois plus tôt que prévu.

Je suis déçue, bien sûr. Mais dans mon cas, ça ne pose pas vraiment de problème. J’aurai quand même le temps de faire ce pour quoi j’ai été engagée, je pourrai voyager un peu après et je reprendrai ensuite tout bonnement mon poste à La Presse.

Il en est autrement de mes collègues qui, pour la plupart, ont un conjoint africain qui a besoin d’un visa pour rentrer au Canada (au moment même où le personnel chargé de  traiter les demandes de visa est en grève) et qui n’ont pas de travail qui les attend à leur retour. Quant à se replacer ailleurs dans le monde pour une autre ONG, songez à tous les coopérants canadiens qui, comme nous, se retrouvent dans la même situation: il y aura du monde au portillon!

Mais outre cette inévitable déception, dans une perspective plus large, ma petite expérience me dit que le programme de coopération volontaire a peut-être besoin, en effet, d’un repositionnement. Il est permis de se demander si cela est vraiment utile, si cet argent est bien dépensé, s’il ne pourrait pas l’être mieux.

On peut regretter (et je le regrette, croyez-moi) que cette nécessaire remise en question se fasse autour d’impératifs commerciaux mais, au fond, ça n’est pas si étonnant. Les pays riches viennent rarement en aide aux plus pauvres par pure générosité. On y va s’il y a un marché potentiel où exporter ses produits et son savoir-faire, s’il y a des ressources à exploiter, si cela constitue une position stratégique d’un point de vue géopolitique.

Le gouvernement Harper, en amalgamant les Affaires étrangères, le Commerce et le Développement, est donc non seulement cohérent avec lui-même, mais il fait ouvertement ce que d’autres font en catimini.

Je ne dis pas que ça me plaît, loin de là. Mais cela a du moins le mérite de poser clairement les enjeux. Comme le dit ce vieux Sun Tzu dans L’Art de la guerre, il est toujours bon de savoir à qui l’on a vraiment affaire:

«Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. Qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même est toujours en danger. »

Retour anticipé

Me voici donc, deux semaines avant la date prévue, chez mon amoureux, où j’ai dégusté hier matin mon premier vrai café au lait depuis un mois et demi (ô ces petits plaisirs auxquels on ne songe jamais!).
Pourquoi deux semaines avant le temps ? Parce que, en fin de compte, je n’avais plus grand-chose à faire en Haïti. J’aurais pu rester à glander au bord de la mer en faisant vaguement semblant de travailler, comme les gars de la Minustah ou nombre de joyeux coopérants volontaires, mais que voulez-vous, j’ai des scrupules. 
L’implantation de la radio éducative se heurte à des obstacles multiples. Tant que ces obstacles ne seront pas aplanis, il est inutile de songer à travailler efficacement. 

Notamment, le ministère de l’Éducation nationale d’Haïti fait preuve d’une inertie qui frise l’obstruction pure et simple. Mais cela n’a rien d’étonnant, en fait: ce ministère est une coquille vide.

Que je vous raconte la visite que j’y ai faite en compagnie de Natacha, qui devait obtenir un permis pour son école.
Pour voir le directeur du service concerné, nous avons parcouru un long corridor aux murs jaunis. De part et d’autre, une succession de portes de bois sombre s’ouvrent sur des bureaux où sont assis des tas de gens très occupés… à ne rien faire. Mais quand je dis rien : pas un papier, pas un dossier ne traîne sur les surfaces de mélamine imitation bois. Rien. Des ordinateurs ? Vous voulez rire ?
Le monsieur que nous devions voir avait tout de même un roman bien entamé sur son bureau. Ah oui, et son téléphone portable (non, pas de téléphone filaire).
La dame en face de lui : pareil. Les bureaux que nous avons traversés pour parvenir jusque-là: idem.
Nous nous sommes assises devant le directeur ; Natacha lui a présenté un papier officiel, une demi-feuille 8 1/2-11 sur laquelle il y avait trois ou quatre lignes d’écrites. Il l’a pris dans ses deux mains, l’a porté à hauteur de ses yeux, l’a longuement examiné, lu, relu, re-relu. Il l’a posé sur son bureau, l’a lissé soigneusement, il a croisé les doigts dessus, il a regardé au loin (plutôt le mur d’en face), puis il a énoncé dans un français très fleuri qu’il était trop tard pour obtenir le permis, les inscriptions étant fermées depuis le 22 février.
Sans se démonter, Natacha lui a poliment expliqué son affaire. Elle a besoin de ce permis pour pouvoir ouvrir une classe de huitième année, sans quoi ses élèves, tous de familles très pauvres, se retrouveront dans la rue puisque son école est la seule de Carrefour Feuille qui ne coûte à peu près rien. 

Le directeur a repris le bout de papier, l’a de nouveau lu attentivement d’un air pénétré. Puis il s’est concentré un nombre raisonnable de secondes avant de déclarer à Natacha qu’elle devait aller payer les frais à telle banque et revenir demain, elle aurait son permis. Fin de l’entretien. Nous sommes sorties, le monsieur a repris son bouquin.

La dame d’en face n’avait pas levé les yeux du sien.

Natacha m’a dit que, le lendemain, quand elle y est retournée, une jeune femme faisait tranquillement sa mise en plis au fer à friser, bien assise à son bureau rigoureusement vide.
Loin de s’étonner quand on leur raconte cela, les Haïtiens ont un petit rire résigné : telle est la fonction publique de leur pays. Comment voulez-vous arriver à quelque chose ? Des tas de fonctionnaires ont obtenu leur poste par favoritisme et font, comme on dit, de l’«occupationnel» en attendant leur chèque de paie. Plusieurs perçoivent des pots-de-vin pour permettre aux administrés de couper les files d’attente, ou font délibérément des erreurs dans des documents officiels pour pouvoir ensuite exiger une petite somme en échange de la correction. 
À l’aéroport de Port-au-Prince, jeudi, 90% des gens qui m’entouraient étaient des Blancs. La plupart sont venus en Haïti, je suppose, remplis de bonnes intentions. Mais plusieurs organismes profitent du laxisme de l’État pour s’inventer des missions qui ne servent, au final, qu’à créer des emplois… chez eux. Et ce cercle vicieux, apparemment, n’est pas près de s’arrêter. Il faut voir le documentaire Assistance mortelle, de Raoul Peck, qui dresse un impitoyable portrait des effets pervers de l’aide internationale.

Ça fait mal, mais ça fait réfléchir.

Alors voilà. Je ne dis pas que je ne retournerai jamais en Haïti, loin de là. J’y ai rencontré des gens extraordinaires que je veux revoir. Je pense aussi qu’on peut réellement aider ce pays. Mais pas n’importe comment et, surtout, pas sans les Haïtiens eux-mêmes.

Quelqu’un m’a dit que Haïti ne laisse personne indifférent: soit on aime, soit on déteste. J’ai aimé du premier coup, malgré les paradoxes et les contradictions qui déchirent ce pays et son peuple. Je suis encore en train de décanter tout cela. J’en reparlerai.