La leçon de français

Ma voisine María Angelica me l’avait demandé il y a quelques semaines: aider son fils dans les cours de français qu’il suit à distance dans le cadre de ses études en tourisme. Quel plaisir ça m’a fait! J’avais vraiment hâte, mais, pour toutes sortes de raisons, je n’ai pu y aller qu’aujourd’hui.

Je me suis présentée là à 13 h (las trece en espagnol), mais le rendez-vous était à 3 h (las tres). J’ai toujours été pourrie dans les chiffres. Surtout en langue étrangère. La preuve, j’avais compris que María avait six chiens (séis), mais non. Elle en a 16! SEIZE CHIENS! Dieciséis! Tous recueillis dans la rue. Quand je passe devant chez elle, ils jappent comme des enragés, je frôle l’infarctus chaque fois. Si je meurs, ce sera leur faute. Mais je comprends enfin que tout ce boucan vient de presque trois fois le nombre de fauves que j’imaginais. Et franchement, je pourrais prendre l’habitude de passer de l’autre côté de la rue.

En tout cas. Je ne comprendrai jamais. Seize chiens, bâtard! (Pour mes amis étrangers, «bâtard» est un juron, que je trouve particulièrement approprié dans les circonstances.)

Mais je m’égare. Bref, comme j’avais du temps à tuer et l’estomac vide, je suis allée prendre l’almuerzo dans le premier bouiboui que j’ai trouvé sur mon chemin. Celui-là ou un autre, ils servent tous la même tambouille, mais j’avais été appâtée par l’annonce de trucha frita (truite frite) au menu. Comme de raison, ce n’était qu’un appât, y en avait pas. Je me suis rabattue sur une côtelette de porc, qui m’est arrivée sur un lit king de frijoles (haricots blancs) avec pour tout légume un petit tas de rondelles d’oignon cru et une mini-tranche de bébé tomate. Comme d’hab, j’ai laissé la moitié de mon assiette. Je n’arrive pas à me réconcilier avec la cuisine péruvienne.

Mais je m’égare encore.

Je suis donc retournée à 15h au petit hôtel pour backpackers que tient María avec son fils (je dirais peut-être mieux: «qu’elle a acheté pour son fils», mais ce n’est qu’une intuition), et j’ai entamé ma nouvelle carrière de prof de français.

Patrick a 30 ans, l’air d’en avoir 18, un physique de jeune premier, des yeux de velours et, d’après ce que j’ai pu constater, pas beaucoup d’initiative. Ou d’enthousiasme. Il a commencé ce cours, si j’ai bien compris, il y a un mois. Or, au jour d’aujourd’hui, il ne savait pas un traître mot de français, même pas bonjour ou s’il vous plaît. Je pense qu’il m’attendait pour commencer. Le hic, c’est qu’il a un examen… la semaine prochaine!

Il faut dire que son manuel de français est probablement ce qu’on peut imaginer de pire comme outil d’apprentissage. Mal foutu, bourré de fautes, incomplet, sans structure, ni ordre, ni méthode… quand j’ai vu ça, j’ai eu envie de le jeter au recyclage et de faire à ma tête. Mais, premièrement, il n’y a pas de recyclage au Pérou. Deuxièmement, il y a ce fameux examen, qui va porter sur le premier chapitre du manuel. Troisièmement, ma tête, elle vaut ce qu’elle vaut, et c’est le contraire du vin: ça ne s’améliore pas avec l’âge. Alors j’ai pris mon courage à deux mains, mon stylo de l’autre, et j’ai commencé par l’a b c, littéralement.

On a vu les phrases classiques: bonjour, je m’appelle Patrick, je suis péruvien, comment t’appelles-tu, voulez-vous coucher avec moi… ben non, pas ça, pour qui me prenez-vous?

Puis les chiffres. Les moments de la journée, les jours de la semaine, les mois de l’année, les articles définis et indéfinis, les couleurs. Les verbes être et avoir au présent de l’indicatif, un peu de vocabulaire, le «s» du pluriel, toutes ces lettres qui s’écrivent mais ne se prononcent pas, toutes ces consonnes bizarres qui n’existent pas en espagnol… Il a fait des efforts remarquables, et il est doué, même s’il n’articulera jamais assez à mon goût.

Au bout de deux heures et demie, nos cerveaux se sont mis à émettre des cliquetis suspects et une légère odeur de surchauffe, alors j’ai mis fin à la séance.

À travers ça, María aurait voulu que j’aide Patrick à faire son premier devoir. Quand j’ai vu de quoi il s’agissait, il y a eu un grand fracas dans la pièce: mes deux bras étaient tombés. Il fallait réaliser deux infographies pour expliquer l’influence du français dans le monde, pourquoi c’est important de l’apprendre, patati et patata. En français. Après quatre semaines de non-cours.

— Euh, j’ai dit, c’est impossible.

— Mais s’il ne rend pas ce devoir, il va couler! Tu ne pourrais pas le faire à sa place?

— Euh, ça aussi, c’est impossible. Parce que ça demande bien trop de temps, et surtout parce que ce serait malhonnête. On va se concentrer sur l’examen, ce sera meilleur pour son apprentissage. C’est le but, non?

Elle s’est rendue à mes arguments tandis que Patrick ne pipait mot. Après tout, il a encore un mois pour rendre ce devoir (mais ça craint).

Ça craint aussi pour l’examen, remarquez, à moins qu’il ne se mette à travailler comme un forcené. Je l’ai branché sur le site de Babbel, au moins il va pouvoir entendre prononcer des mots et des phrases, ce que ne prévoit pas du tout son cours actuel. (Mais qui donc a conçu ce truc, pour l’amour du ciel?)

J’y retourne mardi, jour férié, a las tres. Cette fois, je ne me tromperai pas d’heure, et je ne partirai pas en folle et en robe comme je l’ai fait aujourd’hui. Le jour, le soleil brille, c’est doux comme tout. Dès que le soir s’amène, vers 17h30, on gèle. Je suis rentrée chez moi presque en courant tellement j’avais froid.

Fait que c’est ça qui est ça, comme on dit.

¡Buenas noches!

Santé mentale

J’ai reçu un courriel de l’ambassade du Canada, l’autre jour, qui invitait les coopérants à un coctel de agradecimiento le lundi 19 mars (l’invitation était trilingue, mais coctel de agradecimiento, je trouve ça plus joli que «cocktail de reconnaissance»). Je n’y ai pas fait attention. Je savais déjà que j’irais à Lima pour un forum vraiment passionnant sur la jeunesse et l’agriculture, qui commence le 22 (et dont je reparlerai sûrement). Mais je n’ai pas songé trois secondes à devancer mon départ pour assister à cette activité mondaine.

En fait, j’y ai songé, et il m’a fallu bien moins de trois secondes pour envoyer ce courriel au panier: je n’aime pas assez Lima pour y passer trois jours de trop, me suis-je dit. Et je me rends compte, à mesure que je vieillis, que les mondanités m’ennuient profondément.

Mais hé. C’était sans compter ma très chère Sarah, cette soie, coordonnatrice du programme de volontariat au Pérou, qui avait bien vu que je filais un mauvais coton depuis un petit moment.

Une soie qui reconnaît un mauvais coton, haha.

OK, s’cusez.

En tout cas, elle est forte, cette fine mouche. Elle a l’âge d’être ma fille, mais de nous deux elle est de loin la plus sage et la plus avisée. Donc, elle a insisté (à sa manière, hein) pour que j’aille à ce fameux cocktail, où elle espérait que je présenterais brièvement à l’aimable assistance le comment et le pourquoi de ma présence au Pérou.

À travers la réverbération, les parasites et tout ce qui a compliqué notre conversation, elle m’a carrément dit, à un moment donné, que ce serait bon pour ma santé mentale.

Ma santé mentale?

Il y a quelques années, cette remarque aurait été complètement déplacée, impensable, irrecevable. Je pense à certains de mes patrons à La Presse ou à la Place des Arts, qui auraient aimé mieux dealer avec un cancer des ovaires ou un mal de dents. Je serais allée voir le gynéco ou le dentiste, merci, bonsoir, on en aurait parlé ou pas, mais ça se serait arrêté là.

Je peux vous dire que les temps changent, doucement. Pour le mieux.

En tout cas, ma Sarah a dit ce qu’il fallait. Le simple fait qu’elle évoque mon moral m’a ranimée. Je me suis sentie tout à coup moins seule. Et elle m’a fait réaliser deux choses: en fin de compte et premièrement, j’ai besoin de sortir de Caraz. Deuxièmement et pour commencer, je ne connais pas Lima tant que ça, on a droit toutes les deux (la ville et moi) à une deuxième impression.

Ça fait que je pars dimanche soir pour Lima par le bus de nuit. Je me suis offert l’équivalent de la première classe, qui coûte la somme folle de 80 soles (soit environ 32$), avec des sièges qui se convertissent en lits, ni plus ni moins.

Je vais passer la semaine là-bas, et voilà que, mis à part ce fameux forum où je retrouverai avec joie tous mes collègues, j’ai repéré un musée du textile tout près de l’ambassade. Si je disparais sans laisser de trace, c’est là qu’il faudra me chercher.

Ensuite je prendrai un autre bus de nuit de Lima à Trujillo, troisième ville en importance au Pérou et, dit-on, l’une des cités coloniales les mieux préservées du pays. Et je passerai la semaine à Huanchaco, tout près de Trujillo, d’où je pourrai visiter plein de lieux magnifiques et pleins d’histoire(s).

Ça fait que tout va bien, finalement.

Merci, Sarah.

Nouveau chapitre

L’automne est bien installé. Mon frêne a laissé s’envoler toutes ses feuilles d’or sous un vent anormalement chaud. Le tilleul commence à blondir, et le saule pleureur, valeureux guerrier, gardera sa chevelure verte jusqu’au dernier moment. Le mois de novembre, affreux, brun, triste et mouillé, prépare son entrée. D’habitude, mon âme prend les mêmes teintes, que rien ne peut diluer, pas même (ou surtout pas) quelques verres de vin.

Mais le Pérou m’attend. J’y serai pour huit mois, peut-êre plus, à compter de janvier — à moins que je ne décide de partir dès la mi-décembre pour y passer Noël. Ça doit être chouette, Noël au Pérou. Et ce sera sans doute plus gai que si je passais les Fêtes ici, moi la cheffe de tous les Grincheux.

Ça fait que je serai basée à Caraz, une petite ville de 22.000 habitants perchée dans la Cordillera Blanca, à 2500 m d’altitude. Allez googler ça, vous verrez les paysages…

C’est une région habitée par une importante communauté quechua, où les gens vivent principalement de l’agriculture. Je travaillerai comme conseillère en communication avec Allpa, un organisme qui soutient l’amélioration de leurs méthodes de production et de commercialisation.

79c53ae3-e9bc-484b-b352-bef28a57b48d-60821-00001366e3ab6db1

Photo tirée de Hostelroomsearch.net

En attendant, je pars mercredi en train pour Halifax à l’invitation de VIA Rail. Comme La Presse ne veut plus accepter d’invitations mais affirme du même souffle n’avoir plus de budget pour payer les voyages, le papier que j’en tirerai (et qui sera publié ailleurs) ne paiera même pas le tiers de ce que me coûteront mes trois jours à Halifax. Mais je m’en fiche. J’aime tellement les voyages en train… Et puis je rêve de Halifax depuis que j’ai vu L’Histoire d’Adèle H., ce presque vieux (1975) film de Truffeault dans lequel Adjani, dans la peau de la seconde fille de Victor Hugo, poursuit un amant illusoire qui s’est fait muter là-bas justement pour la fuir.

A3DED122-3497-40B0-A8D5-BDD8B0B97FE2

J’espère ne pas y perdre la raison comme cette pauvre Adèle. Comme elle, j’errerai sur les quais, larmoyante et morveuse — mais ce sera en raison d’une rhinite aussi chronique que persistante. J’espère aussi qu’il fera un peu beau, sinon je serai condamnée à écluser des pintes de bière à la légendaire brasserie Alexander Keith en chantant Alouette, gentille alouette avec d’improbables compagnons.

Que le dieu du beau temps soit avec moi.

Niger

Nous y voici donc. Après quelques jours «au neutre» dans un hôtel qui ressemble à un tout-inclus cubain en déclin, nous avons pris le chemin de Dosso, à deux bonnes heures de Niamey, pour visiter deux des écoles où Oxfam intervient par le truchement de l’Association pour un développement durable, une ONG locale.
Nous avons passé la première journée en visites protocolaires: le préfet, le maire, le directeur des cantines scolaires, l’inspecteur des écoles, le gouverneur du département, le chef de police… Chaque fois, des salamalecs qui n’en finissent plus (littéralement, car les gens, dans ce pays musulman à 98%, se saluent en arabe: «As-salam alaykoum»).

– Comment ça va? Très bien?
– Ça va bien, et vous?
– Ça va bien, ça va?
– Ça va, et le séjour?
– Ça va, ça va très bien…
– Alors, ça va? Et la santé?
– Ça va bien, ça va?
– Ça va très bien, et la fatigue?
– Ça va. Alors ça va? Et la famille?

Si on n’y met pas un terme, ça peut durer des heures, à serrer interminablement des mains sans jamais savoir quand il serait diplomatiquement acceptable de les lâcher. On finit par s’asseoir, tous les messieurs en grand boubou, dans un bureau aux dimensions proportionnelles à l’importance des fonctions de son occupant, meublé de canapés aussi hideux que poussiéreux (la poussière du désert, impossible à vaincre, qui s’infiltre partout).

Notre ami Saidou nous a présentés, a expliqué notre mission et, au terme de palabres interminables sur les questions de sécurité (il n’y a pas de danger immédiat, mais on préfère ne pas prendre de risque depuis l’enlèvement de deux diplomates canadiens en 2009), on a fini par nous coller deux «éléments» de la police, armés de mitrailleuses chargées, eux-mêmes chargés de nous accompagner partout où nous irions. Pour faire bonne mesure, le gouverneur a de plus envoyé au village un détachement de la garde nationale et une patrouille de l’armée, qui ont bivouaqué là-bas durant les trois jours que nous y avons passé.

Par-dessus le marché, le secrétaire du ministère de l’Éducation responsable des cantines scolaires nous a aussi accompagnés dans son 4X4 avec chauffeur, de même que l’inspecteur des écoles. Un peu plus, on nous donnait une fanfare.

Nous qui voulions nous déplacer discrètement…

Au village, tout le monde nous attendait: le chef, les sages, leurs femmes, les enfants, le directeur de l’école, les enseignants, bref, le village au complet sur son 31, avec de la musique, des honneurs et des discours ponctués des murmures d’approbation de l’assistance. On nous a fait goûter la boule (une boisson de lait et de mil servie glacée dans une grande calebasse, que l’on boit chacun son tour à même la louche), on nous a fait quelques démonstrations d’artisanat et de traditions locales, et puis, comme de raison, la musique a commencé et tout le monde s’est mis à danser.

P1010759

Les sages du village.

P1010797

Jeune Peule toute parée pour l’occasion.

P1010798

On vous tresse un éventail ou une paire de sandales en deux temps trois mouvements.

P1010794

Cinquante et un ans, dix enfants.

P1010785

Un peu de boule bien fraîche?

P1010780

On agite le lait dans cette calebasse pour en extraire le beurre, qui est utilisé dans la cuisine sous forme d’huile.

P1010803

P1010851

P1010838

P1010854

 

P1010788

 

P1010778

Pilage du mil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

P1010800

Tressage de paille.

Au terme de cette journée, nous étions épuisés, quelque peu confus (qui était donc ce grand monsieur digne au calot rouge, déjà? Ah, oui, le préfet – non, le chef du village – non, son adjoint)…

Tous ces officiels nous ont suivis pas à pas le lendemain, histoire de mettre tout le monde bien à l’aise. Debout autour de la caméra durant les entrevues, et ça éternue, et le cellulaire sonne, et ça répond à la place des femmes…

J’ai failli en étrangler un ou deux, mais je me suis retenue. Je fais des progrès, en matière de protocole.

Bientôt le Niger

Image 11
Eh oui. Nous l’avons su hier: nous repartons, cette fois au Niger, pour un mois, tourner un documentaire sur les résultats d’un programme d’encouragement à la scolarisation mené par Oxfam-Québec dans les régions de Tillabéri et de Dosso, à environ 150 km de part et d’autre de Niamey. Départ dans… deux semaines!

Ce sera sans doute très chaud, et très différent du Bénin: le Sahel et le Sahara occupent 80% de la superficie du pays et, bien qu’on y trouve des ressources comme de l’or, de l’uranium, du pétrole, du fer et du charbon, le Niger se classe bon dernier (sur 187 pays) au classement de l’ONU selon l’indice du développement humain. On dit cependant que, avec le Congo, c’est le pays qui a fait le plus de progrès depuis 2000 en regard des Objectifs du millénaire pour le développement. Il y a donc de l’espoir, en dépit de ce que j’ai entendu dire un jour, à Cotonou, par une dame qui en revenait: «L’enfer sur terre existe, c’est le Niger!» Je n’en crois rien, et j’ai très hâte de voir enfin le fleuve Niger, ce dont je rêve depuis depuis, comme on dit au Bénin.

J’avais le pressentiment, tandis que je remettais mes trucs et mes machins dans les placards, l’autre jour, que je faisais peut-être tout cela pour rien, que j’aurais à repartir. Eh bien voilà (serais-je devenue un peu sorcière au contact du vaudoun?).

Mon appartement sera donc de nouveau à louer pour le mois de juin, si des fois vous connaissez quelqu’un qui cherche un endroit où se poser à Montréal pendant le plus beau mois de l’année…

Fragments

Jusqu’ici, prise dans le tourbillon des formalités à remplir, je n’ai vu que Cotonou – à peu près toujours les mêmes rues, entre l’appartement où je loge (chez un jeune collègue) et le commissariat (où il faut faire authentifier une photocopie de mon passeport) en passant par la banque ou la maison du chef de quartier. Ce dernier est censé délivrer une  attestation de résidence, c’est-à-dire qu’il signe une déclaration qui certifie qu’il vous a bien vu, vous-même en personne, et que vous habitez bien à telle adresse, ce qui remplace votre passeport dans la vie de tous les jours. Histoire de simplifier les formalités (!), au cas où il ne serait pas à la maison quand on a besoin de sa signature, il laisse des formulaires signés d’avance, si bien que c’est Hilarion, chauffeur et logisticien d’Oxfam, qui a rempli le papier et qui a apposé les tampons idoines.

Aujourd’hui, je suis allée avec Alexandre (mon jeune hôte) faire les courses pour une petite fête d’accueil (pour moi!) et d’au revoir (pour deux personnes qui partaient). Je me suis tellement amusée à négocier avec les marchands, il y a un tel pétillement dans le regard de tous, je sais déjà que j’aime ce pays. J’aime en tout cas ses gens, ses couleurs, ses contradictions, son âme.

***

J’ai visité deux appartements, j’en verrai un troisième lundi. Compte tenu des conditions de vie des gens du cru (et même de bien des gens de chez nous), j’ai le choix entre super-extra-luxe, extra-luxe ou super-luxe. C’est-à-dire: trois chambres à coucher assurément, parfois munies chacune de leur salle de bains; cuisine avec gazinière et frigo; salle à manger, salon, terrasse, télé à écran plat…

L’eau chaude? Aucune nécessité, la douche fraîche est infiniment bienvenue à la fin d’une journée. La différence réside dans d’infimes détails, comme la situation géographique (près de la mer? quartier d’expats? quartier populaire? près des bureaux d’Oxfam? rues inondées pendant la mousson?).

Bref, je pense que nous serons bien partout, Oxfam y veille. Ça pourrait être gênant, mais j’ai fini par comprendre que les candidats à la coopération volontaire, en fin de compte (et malgré tout ce que je croyais), ne se bousculent pas nécessairement au portillon et qu’il faut un minimum de confort si on veut les garder pendant un certain temps. Je pense sincèrement que je me serais contentée de bien moins, mais l’avenir le dira: 10 mois, ce n’est pas comme trois semaines…

J’ai rencontré la plupart de mes collègues, notamment la très belle Fidelia, qui m’a montré ce matin comment nouer le pagne qu’elle porte avec tant de royale élégance. Je l’ai bien fait rigoler quand je lui ai dit que j’étais certaine d’avoir l’air d’un balai en robe du soir et que j’aimais mieux ne pas me voir. On ne parlera même pas du turban. Je ne vais pas me déguiser en Africaine, j’ai dit, ce serait ridicule (je n’ai pas ajouté qu’on a déjà quelqu’un qui fait ça au Québec, merci beaucoup).

En tout cas, Fidelia (quel beau nom, non?) est mère d’une petite poupoune de 4 mois qui s’appelle Prunelle (j’adore!), et nous avons convenu que j’irais chez elle filmer le bain du bébé, parce que c’est tout un rituel, que c’est chouette et qu’on aime ça et que ça ne se passe pas comme ça chez nous. À suivre!

Retour anticipé

Me voici donc, deux semaines avant la date prévue, chez mon amoureux, où j’ai dégusté hier matin mon premier vrai café au lait depuis un mois et demi (ô ces petits plaisirs auxquels on ne songe jamais!).
Pourquoi deux semaines avant le temps ? Parce que, en fin de compte, je n’avais plus grand-chose à faire en Haïti. J’aurais pu rester à glander au bord de la mer en faisant vaguement semblant de travailler, comme les gars de la Minustah ou nombre de joyeux coopérants volontaires, mais que voulez-vous, j’ai des scrupules. 
L’implantation de la radio éducative se heurte à des obstacles multiples. Tant que ces obstacles ne seront pas aplanis, il est inutile de songer à travailler efficacement. 

Notamment, le ministère de l’Éducation nationale d’Haïti fait preuve d’une inertie qui frise l’obstruction pure et simple. Mais cela n’a rien d’étonnant, en fait: ce ministère est une coquille vide.

Que je vous raconte la visite que j’y ai faite en compagnie de Natacha, qui devait obtenir un permis pour son école.
Pour voir le directeur du service concerné, nous avons parcouru un long corridor aux murs jaunis. De part et d’autre, une succession de portes de bois sombre s’ouvrent sur des bureaux où sont assis des tas de gens très occupés… à ne rien faire. Mais quand je dis rien : pas un papier, pas un dossier ne traîne sur les surfaces de mélamine imitation bois. Rien. Des ordinateurs ? Vous voulez rire ?
Le monsieur que nous devions voir avait tout de même un roman bien entamé sur son bureau. Ah oui, et son téléphone portable (non, pas de téléphone filaire).
La dame en face de lui : pareil. Les bureaux que nous avons traversés pour parvenir jusque-là: idem.
Nous nous sommes assises devant le directeur ; Natacha lui a présenté un papier officiel, une demi-feuille 8 1/2-11 sur laquelle il y avait trois ou quatre lignes d’écrites. Il l’a pris dans ses deux mains, l’a porté à hauteur de ses yeux, l’a longuement examiné, lu, relu, re-relu. Il l’a posé sur son bureau, l’a lissé soigneusement, il a croisé les doigts dessus, il a regardé au loin (plutôt le mur d’en face), puis il a énoncé dans un français très fleuri qu’il était trop tard pour obtenir le permis, les inscriptions étant fermées depuis le 22 février.
Sans se démonter, Natacha lui a poliment expliqué son affaire. Elle a besoin de ce permis pour pouvoir ouvrir une classe de huitième année, sans quoi ses élèves, tous de familles très pauvres, se retrouveront dans la rue puisque son école est la seule de Carrefour Feuille qui ne coûte à peu près rien. 

Le directeur a repris le bout de papier, l’a de nouveau lu attentivement d’un air pénétré. Puis il s’est concentré un nombre raisonnable de secondes avant de déclarer à Natacha qu’elle devait aller payer les frais à telle banque et revenir demain, elle aurait son permis. Fin de l’entretien. Nous sommes sorties, le monsieur a repris son bouquin.

La dame d’en face n’avait pas levé les yeux du sien.

Natacha m’a dit que, le lendemain, quand elle y est retournée, une jeune femme faisait tranquillement sa mise en plis au fer à friser, bien assise à son bureau rigoureusement vide.
Loin de s’étonner quand on leur raconte cela, les Haïtiens ont un petit rire résigné : telle est la fonction publique de leur pays. Comment voulez-vous arriver à quelque chose ? Des tas de fonctionnaires ont obtenu leur poste par favoritisme et font, comme on dit, de l’«occupationnel» en attendant leur chèque de paie. Plusieurs perçoivent des pots-de-vin pour permettre aux administrés de couper les files d’attente, ou font délibérément des erreurs dans des documents officiels pour pouvoir ensuite exiger une petite somme en échange de la correction. 
À l’aéroport de Port-au-Prince, jeudi, 90% des gens qui m’entouraient étaient des Blancs. La plupart sont venus en Haïti, je suppose, remplis de bonnes intentions. Mais plusieurs organismes profitent du laxisme de l’État pour s’inventer des missions qui ne servent, au final, qu’à créer des emplois… chez eux. Et ce cercle vicieux, apparemment, n’est pas près de s’arrêter. Il faut voir le documentaire Assistance mortelle, de Raoul Peck, qui dresse un impitoyable portrait des effets pervers de l’aide internationale.

Ça fait mal, mais ça fait réfléchir.

Alors voilà. Je ne dis pas que je ne retournerai jamais en Haïti, loin de là. J’y ai rencontré des gens extraordinaires que je veux revoir. Je pense aussi qu’on peut réellement aider ce pays. Mais pas n’importe comment et, surtout, pas sans les Haïtiens eux-mêmes.

Quelqu’un m’a dit que Haïti ne laisse personne indifférent: soit on aime, soit on déteste. J’ai aimé du premier coup, malgré les paradoxes et les contradictions qui déchirent ce pays et son peuple. Je suis encore en train de décanter tout cela. J’en reparlerai.