Le marché aux bestiaux

C’était dans la région de Gothèye. Il faisait une chaleur de forge, un souffle brûlant qui vous cuit la peau, vous fait bouillir le sang et fondre le cerveau. Mais la vie était partout, j’étais dans un album de Tintin, un film, un rêve, avec pas assez d’yeux pour tout embrasser. Les Touaregs à la peau tannée coiffés de leur inamovible chèche (ou turban) y viennent vendre ou acheter des dromadaires; les Peulhs des boeufs, des chèvres ou des moutons.

On empile les bêtes sans ménagement dans des camions, sur le toit des minibus, dans des charrettes. Les dromadaires résistent, blatèrent, se cabrent; les chèvres attachées par les quatre pattes bêlent désespérément. Les hommes marchandent et boivent du thé, un thé amer qu’ils gardent chaud sur de minuscules braseros en fil de fer. Les femmes, à l’écart sous des tentes de fortune, font la cuisine, la sieste, la conversation.

J’ai fait rigoler un jeune Peuhl, près de l’enclos des dromadaires à l’air dédaigneux, quand je me suis mise à les appeler en tendant la main comme on appelle les poules: «Petits, petits, petits!»

Des fois, je suis drôle.

Après, nous avons erré dans le marché «ordinaire» (je n’ai jamais vu de marché «ordinaire»), acheté des morceaux de noix de coco, de petits beignets de farine de niébé, des mangues, des arachides. C’était bon!

La fin

Voilà, c’est fini. Nous n’avons même pas eu le temps de visiter Niamey – il faut dire qu’il n’y a pas grand-chose à visiter, hormis le musée national, qui recèle paraît-il quelques collections intéressantes, et le centre d’artisanat, où nous sommes allés hier.

En outre, pour des raisons de sécurité, Oxfam déconseille fortement à ses coopérants étrangers de se déplacer en ville à la nuit tombée. Là, j’avoue que nous avons quand même un peu désobéi, notamment hier soir: nous avons hélé un chauffeur de taxi dans la rue en sortant du village d’artisanat, et nous lui avons demandé de nous emmener dans un maquis, n’importe lequel, bon et pas cher. On a pris là notre meilleur repas «depuis depuis» (pâte maïs, sauce arachides, brochettes de langue et de filet de boeuf), qui nous a coûté la faramineuse somme de 2400 FCFA (4,50$), bières incluses.

Mis à part cela et une ou deux autres missions de ravitaillement, le Niamey nocturne restera donc pour nous une énigme – d’autant plus que, à cause du ramadan, la plupart des bars, restos et maquis tournent au ralenti (quand ils ouvrent). Pour ce qui est du Niamey diurne, nous avons (évidemment) visité le grand marché, mais franchement, la chaleur et le travail à abattre nous ont plutôt poussés à nous replier sous la paillote de l’hôtel, où nous avons l’électricité, le wi-fi, une petite brise qui agite manguiers, ficus et autres magnolias ainsi que des paons qui nous visitent de temps en temps et nous honorent parfois d’une roue bien orgueilleuse.

À la fin du jour, quand le muezzin lance l’appel à la prière d’Asr (vers 18h15), nous fermons tout: c’est l’heure de la sainte bière au bord de la piscine, dont l’eau, exposée tout le jour à un soleil ardent, est plus chaude que celle de mon bain en plein hiver. C’est donc dire que le seul rafraîchissement qu’elle procure, c’est quand on en sort. Mais bon. La bière locale, la Niger, fait son office honnêtement. D’ailleurs, c’est assez drôle, elle a un surnom, qui est même plus utilisé que son nom: commandez deux Niger, le garçon vous fera répéter. Demandez-lui deux Conjonctures, il ne cillera pas le moins du monde. L’explication, telle que la donne Wikipédia: «Au Niger, lorsque la conjoncture économique de 1986 pousse à la dévaluation du franc CFA, la brasserie Braniger réduit le volume de sa bière de 75 cl à 43 cl pour conserver son prix, et répond aux clients se demandant pourquoi la bouteille de bière est plus petite: « C’est la conjoncture ! »  Le terme est depuis utilisé pour désigner la bière même.»

Les avant-dernières Conjonctures.

Les avant-dernières Conjonctures.

Pour en revenir à Niamey, c’est une drôle de ville, toute désordonnée, pas jolie du tout sauf près du fleuve, dont les rives de sable ocre accueillent une vie qui ne s’arrête jamais: laveurs de linge (oui, surtout des hommes, c’est leur métier), troupeaux et bergers, enfants qui jouent, cueilleurs, jardiniers, pêcheurs et, à la nuit tombée, concert de grenouilles.

Il nous reste à assembler les tonnes d’images que nous avons recueillies pour laisser quelque chose à montrer au villageois en attendant le documentaire définitif, à faire nos valises, changer nos francs CFA et nous réveiller en pleine nuit pour aller somnoler au trépidant aéroport de Niamey dans l’attente de notre vol, qui décolle à 5h30. Non, c’est pas humain.

Chez les Peulhs

Les Peulhs sont l’une des nombreuses ethnies qui peuplent le Niger. Ils sont traditionnellement nomades et se déplacent au gré des saisons à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. Mais de plus en plus, ils se fixent, au moins durant la saison sèche, dans des campements constitués de fragiles cases de paille, non loin d’un village jerma ou haoussa (ici près de Komdili Béri, dans la région de Dosso).

Les femmes et surtout les jeunes filles se parent à la moindre occasion, et leur maquillage redéfinit les règles de la beauté.

Les femmes

Je vous ai brièvement parlé de l’école de Gothèye ici. Nous avons passé là-bas quelques jours, notamment à l’occasion de la fête de fin d’année, où nous avons pu rencontrer les enseignantes, les cuisinières, les élèves, leurs parents… En fait, ce jour-là, le village entier était réuni dans la grande cour sablonneuse de l’école, sous un soleil impitoyable, pour assister à la distribution des prix.

Ce qui me frappe toujours, c’est la force des femmes. Elles travaillent sans relâche de l’aube au crépuscule, au puits, aux champs, aux fourneaux, avec un bébé sur le dos (ou enceintes, ou les deux), dans des conditions souvent intenables. Analphabètes pour la plupart, elles font des miracles avec trois fois rien et sont l’incarnation de la débrouillardise. Drôles, dignes, spirituelles, touchantes, résilientes, fières, les voici.

Les girafes

C’est vrai qu’on peut en voir au Parc Safari à Hemmingford, mais avouez que c’est quand même différent. D’ailleurs, les girafes du Niger sont les dernières représentantes de la sous-espèce Giraffa camelopardalis peralta, autrefois présente dans presque toute l’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Niger, Mali, Bénin, Nigeria, Tchad et Cameroun, cf. Wikipédia).
Il y aurait en ce moment environ 400 individus dans le troupeau de Dosso. Nous avons eu la chance de voir des femelles accompagnes de leur girafeau, dont un d’à peine deux semaines, chose très rare, nous a-t-on dit.

La clé du développement

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L’une des écoles que nous avons visitées se trouve dans un gros bourg rural aux maisons de brique crue plantées n’importe comment de part et d’autre d’une unique voie goudronnée. D’étroites ruelles sablonneuses serpentent entre ces maisons qui semblent n’avoir pas changé depuis 1000 ans. On y trouve quelques petites mosquées et deux bars bien discrets où, presque en cachette, les mécréants comme nous vont communier aux saintes espèces que sont la bière locale (la Niger) et les arachides rôties tandis que le muezzin s’égosille.

L’école comptait à son ouverture, en 2006, 33 élèves. C’était une simple paillote bâtie à la lisière du bourg, dans une zone particulièrement défavorisée où envoyer les enfants en classe constitue une gêne plus qu’un avantage puisqu’on ne peut plus, alors, les faire travailler aux champs ou les envoyer garder les troupeaux, comme ces deux petits, photographiés à quelques mètres seulement de l’école, qu’ils ne fréquentent pas:

Or, depuis qu’Oxfam et ADD y ont implanté une cantine, l’effectif de l’école est passé à quelque 500 élèves, dont une bonne moitié de filles, lesquelles réussissent mieux que les garçons. Évidemment, c’est un exploit dont tout le monde se réjouit. Les discours officiels n’ont pas manqué de souligner que l’éducation des jeunes filles est la clé du développement et qu’elle doit être une priorité pour la société nigérienne.

Ce qui n’a pas empêché plusieurs messieurs instruits et auteurs de ces beaux discours de défendre farouchement le bien-fondé de la polygamie dès que j’ai abordé le sujet dans un cadre un peu moins formel: le Coran le permet, alors c’est correct. Je leur ai fait remarquer que le Coran a été écrit au VIIe siècle et que, depuis, la société a quand même évolué un tant soit peu, mais bon, paraît qu’on ne peut pas remettre en question cette sourate-là. Les autres, oui, genre: les 40 coups de fouet ne sont peut-être plus indiqués dans le cas de l’apostasie, et il se pourrait que lapider la femme adultère soit un châtiment cruel et excessif… Encore que l’un des messieurs ait osé me dire que si c’est dans la Constitution d’un pays, c’est légal et démocratique, donc acceptable.

J’ai eu du mal à ne pas le mordre. Je vous ai dit que je fais des progrès en matière de diplomatie?

En tout cas. Ce que ces messieurs (qui n’en sont pas à une contradiction près) n’ont peut-être pas encore compris, c’est que, quand leurs filles seront assez instruites, elles n’accepteront probablement plus qu’on les traite comme du bétail. C’est du moins la grâce que je leur souhaite (aux filles, bien sûr).

En attendant, mes beaux messieurs, continuez de militer pour leur éducation!

L’eau

On a vu assez de reportages sur les sécheresses catastrophiques qui ont éprouvé le Sahel pour le savoir: ici, l’eau est littéralement une question de vie ou de mort. Trop de pluie et les semences de mil, base absolue de l’alimentation, seront lessivées; pas assez, les plants se dessécheront. Dans les deux cas, les récoltes seront compromises et, partant, la subsistance d’une famille, d’un village, d’une commune.

Pour s’assurer d’une eau potable, il faut forer à plus d’une centaine de mètres de profondeur. Les puits ouverts, moins profonds, risquent plus facilement de se contaminer ou de s’assécher.

À Garougandji, dans la région de Dosso, il y a donc un puits classique, dont l’eau sert à abreuver le bétail et à diverses tâches domestiques. On s’en servait aussi pour arroser le jardin scolaire, mais, à quelque 30 mètres de profondeur, remonter l’eau était une tâche trop lourde pour les écoliers. On a donc abandonné le jardin, qui se dessèche tristement à quelque mètres de là. Une mare, juste à côté, pourrait fournir l’eau nécessaire, mais elle se tarit trop tôt. Selon le directeur de l’école, la creuser un peu permettrait que plus d’eau s’y accumule en saison des pluies, de sorte que l’on pourrait arroser le potager jusqu’à la fin des récoltes.

Quant à l’eau potable, on la puise un peu plus loin, au «forage», qui fait plus d’une centaine de mètres de profondeur, grâce à une pompe hydraulique que les jeunes filles actionnent vigoureusement du pied.

Il règne autour de ces deux pôles une activité constante, rythmée par le grincement des poulies, la chanson fraîche de l’eau qu’on transvase et, bien sûr, les rires des femmes. C’est la vie elle-même qui se déroule là où elle prend sa source.

Bientôt le Niger

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Eh oui. Nous l’avons su hier: nous repartons, cette fois au Niger, pour un mois, tourner un documentaire sur les résultats d’un programme d’encouragement à la scolarisation mené par Oxfam-Québec dans les régions de Tillabéri et de Dosso, à environ 150 km de part et d’autre de Niamey. Départ dans… deux semaines!

Ce sera sans doute très chaud, et très différent du Bénin: le Sahel et le Sahara occupent 80% de la superficie du pays et, bien qu’on y trouve des ressources comme de l’or, de l’uranium, du pétrole, du fer et du charbon, le Niger se classe bon dernier (sur 187 pays) au classement de l’ONU selon l’indice du développement humain. On dit cependant que, avec le Congo, c’est le pays qui a fait le plus de progrès depuis 2000 en regard des Objectifs du millénaire pour le développement. Il y a donc de l’espoir, en dépit de ce que j’ai entendu dire un jour, à Cotonou, par une dame qui en revenait: «L’enfer sur terre existe, c’est le Niger!» Je n’en crois rien, et j’ai très hâte de voir enfin le fleuve Niger, ce dont je rêve depuis depuis, comme on dit au Bénin.

J’avais le pressentiment, tandis que je remettais mes trucs et mes machins dans les placards, l’autre jour, que je faisais peut-être tout cela pour rien, que j’aurais à repartir. Eh bien voilà (serais-je devenue un peu sorcière au contact du vaudoun?).

Mon appartement sera donc de nouveau à louer pour le mois de juin, si des fois vous connaissez quelqu’un qui cherche un endroit où se poser à Montréal pendant le plus beau mois de l’année…