Viterbo

J’ai du retard dans mes histoires!

Je récapitule un peu: j’ai passé la journée de vendredi à baguenauder dans les vieux quartiers du Trastevere et de l’ancien ghetto (je vous invite fortement à cliquer sur ce lien pour comprendre l’origine du mot et du concept).

Au hasard de ma promenade, je suis tombée sur une trattoria, Da Enzo, qui sert notamment l’un des plats emblématiques de la cuisine judéo-romaine, l’artichaut frit, que je voulais absolument goûter.

Ça ouvrait à peine, il était midi et quart, il y avait déjà un peu de monde mais encore assez de place pour tous et donc pour moi. J’ai demandé une table sans tergiverser, j’ai commandé, boum: carciofo alla giudia, avec des croquettes de morue farcies à la mozzarella et un verre de vin blanc.

J’ai mangé ça avec délectation (l’artichaut frit, wow, quelle formidable et délicieuse invention!) en prenant tout mon temps, tandis que la file des amateurs s’allongeait dans la rue. Quand je suis sortie, ils étaient bien 30 ou 40 à attendre une table.

Au mois de novembre.

En pleine pandémie.

Imaginez en temps dit «normal».

En tout cas.

J’ai donc quitté Rome hier matin, et je n’en étais pas fâchée. J’en ai bien profité, mais disons que ce n’est pas une ville reposante.

Et puis ma logeuse est un animal rare. Elle se présente comme une chanteuse classique. C’est sans doute nouveau (aussi nouveau que sa photo sur Airbnb est ancienne). Le soir, dans son salon (je dors dans ce qui est normalement sa chambre), elle répétait des chants de Noël en faussant horriblement (Minuit, chrétiens, Mon beau sapin, etc.) tout en piochant sur un piano dont elle essayait de tirer à tâtons les bonnes notes. Je me suis empêchée de lui venir en aide, moi qui suis une cancre finie en musique.

J’ai eu souvent l’impression de la déranger, même si elle se prêtait volontiers à la conversation, comme on se prête à une obligation.

Enfin, j’avais bien hâte de voir Grazia et Tommaso, de vieux amis que j’ai connus grâce à Pierre il y a plus de 20 ans. Ils m’attendaient à midi avec une carbonara de la mort et leur inextinguible gentillesse, dans leur maison où règne un bordel aussi invraisemblable que permanent.

Il y a ici un vieux labrador dépendant affectif qui a peur de l’eau et treize chats de toutes les couleurs, des livres et des disques sur tous les murs; des bidons, des cuves, des cruches, des bouteilles et des bocaux vides dans tous les coins (pour l’huile d’olive, le vin ou les confitures); des vêtements sur chaque fauteuil, des trucs et des machins partout. Les interrupteurs sont systématiquement posés du mauvais côté des portes (ou alors toutes les portes s’ouvrent à l’envers), l’évier est toujours plein de vaisselle, et Grazia règne là-dessus, imperturbable, pendant que Tommaso regarde le foot à la télé ou s’occupe du jardin.

Grazia est intarissable, je dois parfois lui demander de ralentir le débit quand elle me parle en italien, ce qu’elle fait volontiers, quand elle ne passe pas au français, avec son accent tout roucoulant.

De mon côté, je commence à pouvoir formuler quelques phrases à peu près cohérentes – je vais finir par y arriver et par trouver les interrupteurs sans tâtonner.

Grazia et moi partons jeudi pour Venise.

Ce sera tout pour ce soir.

Je vous mets des photos en vrac: la cour intérieure d’une maison du Trastevere avec, sur le seuil, les noms des personnes qui y habitaient avant d’être emportés par la Shoah:

Le forum et des amoureux devant la fontaine de Trevi:

Buona notte a tutti!

Sourde et muette, mais pas aveugle

C’est ainsi: je n’arrive plus à prononcer une seule phrase cohérente (ça sort dans un sabir digne des croisades), et je ne comprends rien de ce qu’on me dit à cause des maudits masques (et aussi parce que je suis déjà dure d’oreille). Vous dire comme ça me frustre…

MAIS! Mais mais mais! J’ai encore des yeux pour voir et des jambes pour marcher. Et c’est tout ce qu’il faut, en fait, pour aimer Rome d’amour.

Je marche, je marche, au hasard ou pas. Je suis tombée hier sur un palazzo splendide, attirée par sa cour intérieure. Sur le seuil, j’ai soudain remarqué des pavés de laiton où sont gravés les noms de ceux et celles qui vivaient là et qui ont été emportés par la Shoah. J’étais aux portes du Ghetto, sans le savoir.

J’étais partie du coin méconnu du Trastevere où j’habite pour me rendre au musée des Écuries du Quirinal. Il y a là une exposition incroyablement brillante autour de L’enfer de Dante, un truc qu’on ne verra jamais chez nous.

Cette vision de Dante a inspiré beaucoup de peintres (bonjour, Brueghel et Bosch!) et de cinéastes majeurs dans l’iconographie collective, ainsi que beaucoup trop d’ecclésiastiques.

L’exposition fait le lien entre cet univers aussi imaginaire que terrifiant et ce que les hommes ont créé dans la vraie vie: l’esclavage, la torture, les travaux forcés, l’industrialisation à tout prix, les génocides… Les hommes (je dis bien les hommes, pas les femmes) avaient-ils donc si peur de la mort et surtout de la vie pour gâcher tant de beauté?

C’est vraiment troublant.

Pardon pour ces très mauvaises photos, mais tous mes appareils semblent s’être ligués contre moi. Allez voir le site du musée, ce sera mieux de toute façon.

Sinon, j’ai vu aujourd’hui au Musée de Rome une autre exposition absolument formidable sur Gustav Klimt, un des peintres que j’aime le plus au monde. Il y avait là des oeuvres qui n’avaient pratiquement jamais été exposées. J’ai flotté pendant deux ou trois heures dans le monde enluminé de ce peintre illuminé. Pas de photos ici, ça ne vaut jamais la peine. Encore là, allez voir le site du musée dont je vous ai aimablement mis le lien plus haut.

Je suis sortie de là tout étourdie sur la Piazza Navona, avec ses fontaines bruissantes sous le soleil doré qui nimbe la ville d’une indicible douceur.

J’ai marché encore jusqu’à la Piazza d’Espagna, dont j’avais gardé un souvenir ravi. Mais j’ai eu quelques haut-le-coeur dans les rues qui y menaient, toutes envahies par les grandes marques de ce monde de débiles: Rolex, Prada, Zegna, chépuqui, nommez-les, elles y sont toutes.

Un petit manteau d’automne en peluche à 2300 euros pour la Signora? Mais ouiiii! Et ces jolies chaussures «sport» en paillettes à 5000 euros pour il Signore, pourquoi pas? Vous aurez bien encore un peu d’espace, dans votre Mercedes, pour ce petit sac Gucci à 2000 euros?

Après ça, on aboutit sur la place, où des vendeurs d’origine africaine ou indo-pakistanaise essaient de vendre leur camelote à deux euros à des touristes aussi désabusés qu’indifférents.

J’ai acheté en pensant à Sissi un truc très rigolo à quelqu’un qui n’avait pas du tout envie de rire.

Et puis j’ai pris le tramway pour rentrer chez ma logeuse, et ce sera tout pour aujourd’hui.

Ciao a tutti!

Intermezzo italiano

La Sissi n’a plus un mot à dire: j’ai repris l’avion, et mon blogue du même coup.

Deux ans sans voyager! Je n’en pouvais plus.

J’ai laissé l’impératrice entre d’excellentes mains, sans arrière-pensée aucune puisqu’elle pourra régner en son domaine comme il se doit.

À ce sujet, je ne saurais trop vous recommander de visiter le site où j’ai trouvé cette perle de Mélanie, qui va loger chez moi en mon absence dans un échange de bons procédés qui me redonne toujours confiance en l’humanité: elle voyage à peu de frais, et je voyage en paix. C’est pas beau, ça?

En tout cas.

Au moment où j’ai commencé à écrire ces lignes, il était 14h30 à Montréal.

Je n’ai eu aucun mal à faire croire à mon horloge circadienne qu’il était 20h30 à Rome et qu’il était temps de souper. C’est donc ce que j’ai fait, avec deux fromages divins, du prosciutto coupé à la main en tranches aussi fines que du papier par un artiste de la chose et un bout de pain de campagne, ainsi qu’une petite salade de roquette et de tomates.

Tout est tellement meilleur que chez nous, je n’en reviens jamais.

Je loge dans le Trastevere (un quartier «hors les murs» de Rome), chez Sharon, née en Colombie de père italien et de mère britannique (d’où son prénom). Elle est chanteuse classique, et c’est assez drôle parce que Mélanie, notre nouvelle amie à Sissi et moi, l’est aussi. Qui c’est déjà qui disait qu’il n’y a pas de hasard?

Je compte aller demain au marché de Testaccio, de l’autre côté du Tibre, sous lequel (comme dans toute la ville, en fait), il y a des vestiges du commerce qui se tenait là au temps de l’empire romain et qui sont visitables.

Vous savez, si vous me connaissez, que j’aime par dessus tout visiter les marchés quand je voyage.

En revanche, les ruines ne m’intéressent que moyennement, surtout quand ce sont celles d’un empire qui a tout gobé, volé et broyé avant de s’effondrer. Mais j’adore me remémorer mes cours de latin et d’institutions latines, qui me permettent de comprendre et ce pays et sa langue, et d’aimer les deux immodérément.

J’irai donc, et je marcherai jusqu’au Colisée, juste pour le saluer, lui, et pour m’imprégner de cette ville que j’aime d’amour.

Et je précise que le titre de cette chronique est une pure imposture: dans la vraie vie authentique de la réalité quotidienne qui se présente à tout instant chaque jour dans sa cruelle vérité, JE SUIS INCAPABLE DE FORMULER SPONTANÉMENT UNE PHRASE COHÉRENTE en italien.

Vous dire comme ça me frustre…

Je me sens complètement muselée. La reine des impostrices (eh oui, Messieurs de l’Académie, il faudra vous rendre à l’évidence: ça existe!).

Le journal de Sissi (12)

Dure journée aujourd’hui.

Ratatouille a disparu.

J’avais tellement de fun avec elle, pis la tatie m’obéissait chaque fois que je la tannais pour jouer (je peux être vraiment, mais VRAIMENT tannante)…

La première fois que j’ai pensé l’avoir perdue, je l’ai trouvée sur une commode (demande-moi pas comment elle avait fait pour aboutir là), et je l’ai ramenée sous le divan comme d’hab. Mais la tatie a pas voulu jouer, pis là, c’est fini, je l’ai perdue pour de bon.

Je l’ai cherchée partout, j’ai couru comme une folle de haut en bas de la maison, j’ai tchecké du haut de la mezzanine, d’où je vois quand même une bonne partie de la place, j’ai chialé comme une malade, j’ai voulu manger les coussins, j’ai essayé de me glisser sous le tapis pour voir si elle était là, rien à faire.

La tatie a tenté de m’intéresser à son estie de jouet poche (le bleu avec des balles), pis chaque fois que j’allais me cacher sous le divan pour jouer au monstre sous-marin, elle se relevait (parce que oui, quand même, elle se met à quatre pattes à terre pour jouer avec moi, imagine, hahaha!) et elle m’annonçait que c’était fini les jeux sous le divan. Voyons!? C’est quoi son problème avec le dessous du divan?

Je l’ai essayé, son jouet poche. Y est pas si poche que ça (en d’autres circonstances, je l’aurais peut-être même aimé), mais c’est rien comparé à Ratatouille. RATATOUILLE!!!!! Où es-tu?

Là, j’me suis retirée sur la mezzanine pour bouder, je suis en beau calvaire. J’comprends pas ses méthodes d’éducation.

Elle va vivre l’enfer cette nuit, je t’en passe un papier.

En attendant, faut que je te raconte quelque chose de vraiment incroyable.

T’sais que j’suis une impératrice, ça fait de moi quelqu’un de vraiment spécial (ou c’est parce que j’suis vraiment spéciale que j’suis une impératrice, on se chicanera pas là-dessus), mais j’savais pas à quel point.

Imagine-toi donc que je suis tellement exceptionnelle et précieuse que la tatie recueille soigneusement TOUS MES CACAS ET MES PIPIS CHAQUE JOUR! Elle les met dans un petit sac POUR LES CONSERVER! Je le sais parce que je l’ai vue faire ce matin, j’en revenais pas. Wow.

Quand j’y pense, ça me console un peu de la perte de Ratatouille. Être une impératrice, j’imagine que ça implique quelques compromis.

Mais Ratatouille… RATATOUILLE!

Le journal de Sissi (6)

Cher journal,

Aujourd’hui, j’ai encore dévié de mon plan. J’sais pas c’que j’ai, ça doit être les hormones, quetchose. Je r’grette d’avoir à le dire (et je r’grette surtout de l’avoir fait), mais j’suis allée la voir dans son lit à matin. Les oreillers étaient tout moelleux, elle bougeait pas beaucoup, j’m’ennuyais de chépas qui (ma mère? mes p’tits?), pis… pis… je suis allée coller mon nez sur le sien.

Tabarnak.

Là, c’est clair qu’elle va penser que j’suis en train de m’attacher. Or, mon mot d’ordre, c’est: ON S’ATTACHE JAMAIS! Parce qu’on sait jamais quand on va se faire jeter. Comme diraient mes anciens chums du West-Island: Believe me, I know what I’m talkin’ about.

Bon, en tout cas, c’est fait, à c’t’heure. Fait que tant qu’à faire, vu que tout était en train de chier solide, je l’ai laissée me prendre un peu dans ses bras, pis j’ai mangé dans sa main. Peux-tu crère ça? Avec ça, je ronronnais!

J’ai honte.

En même temps, j’ai jamais eu une maison comme celle-là. Well, c’est vrai que j’ai jamais vraiment eu de maison, sauf celle où j’ai élevé mes quatre chenapans, pis comme j’ai dit, y était vraiment temps que je décrisse de là, ça devenait lourd.

En tout cas.

Ici, y a des fenêtres à pu finir qui laissent entrer du bon air plein de toutes sortes d’odeurs de fou et d’où je peux surveiller le trafic des oiseaux. D’ailleurs, j’ai un spot dans notre chambre, y a rien qu’une petite grille mince qui me sépare du grand dehors. Je la checke souvent, c’te petite grille-là, parce que j’me dis qu’un jour la tatie va oublier de la refermer. C’est une porte qui sert beaucoup. J’attends mon heure.

Pis ce soir, la tatie, elle va avoir tout un show parce qu’y est absolument pas question qu’elle me touche. J’me frotte aux meubles, aux murs, aux fils électriques, j’me roule sur son beau tapis marocain en montrant ma bedaine, mais hey. Bonne chance pour le reste.

J’ai mes limites, tsé.

Le journal de Sissi, du 19 au 21 septembre 2020

Ma nouvelle meilleure amie.

19 septembre

Aujourd’hui, j’ai commencé par réveiller mon humaine à 4h du matin, juste pour voir si elle m’aimerait quand même après ça. Elle a mis du temps à comprendre (les humains, des fois, c’est pas vite vite…), mais elle a fini par s’extraire de son lit vers les 7h. Elle m’a donné des croquettes, une à une, tant que j’en ai voulu. Wow. Elle est patiente, mon humaine, parce que j’ai vraiment pris tout mon temps, hahaha! D’un autre côté, moi aussi, j’avais été patiente: j’attendais depuis trois bonnes heures, tsé. C’est donnant, donnant.

En tout cas. Je l’ai récompensée avec des tas de ronrons, et puis j’ai fait l’erreur fatale.

Celle que je m’étais juré de ne pas faire.

J’ai frotté ma tête contre sa main.

Ben sûr, j’m’en suis tout de suite voulu: je comptais pas aller jusque-là avec elle! En tout cas, pas tout de suite! Ça va être pas mal plus dur de faire l’indépendante, à c’t’heure. Elle va penser que j’suis en confiance, cibole! Ça fait que, épouvantée par cette erreur de débutante, j’ai regagné en vitesse le dessous du canapé.

Mais mes explorations nocturnes m’avaient permis de repérer plusieurs endroits pas mal plus chill que celui-là. Vrai que c’est pas dur à battre, franchement, parce que j’aime autant vous dire que la madame est pas trop bonne dans le ménage: c’est poussiéreux, là-dessous!

Bref, j’ai décidé d’arrêter de bouder — surtout que ça devient plate, à la longue —, pis j’ai abandonné ma cachette.

Faut dire que mon humaine m’a mis entre les pattes un genre d’espèce de souris rose à plumes avec un gros nez, jamais vu un truc pareil (voir photo, et prière de ne pas nous confondre, hein, franchement). J’ai passé une bonne partie de la journée à essayer de l’attraper. Elle se laisse pas toujours faire, mais on a ben du fun pareil.

Là, j’suis crevée, j’vais faire une petite sieste réparatrice sur mon fauteuil préféré. Comme ça, demain, je serai bien en forme pour réclamer des croquettes aux aurores.

Ben quoi? Je suis un animal nocturne, après tout.

20 septembre

Cher journal,

Je ne sais pas comment résumer cette journée.

Amour-haine? J’aurais voulu dormir toute la journée. Me semble que c’est légitime après tout ce que j’ai vécu. Mais mon humaine a semblé craindre que je sois devenue amorphe, ou malade, ou déprimée… Elle a pas arrêté de me parler, de venir me voir, de me déranger. HEILLE! Peux-tu juste me crisser patience? J’veux la paix, cibole, me semble que c’est pas dur à comprendre?

En tout cas, pour l’acheter, cette paix tant désirée, et dans un moment de fol abandon, j’ai laissé la madame me prendre dans ses bras.

Un tout petit peu, et vraiment pas longtemps. Une fraction de seconde, en fait.

Je dois reconnaître que c’était quand même un peu doux. Et j’avoue que j’y suis retournée, mais vraiment encore juste un tout petit peu de rien du tout parce que j’veux pas l’habituer.

Entre-temps, je me suis fait un fun noir avec ma nouvelle amie, la souris rose avec des plumes et un gros nez dont j’ai parlé hier. C’est un peu aussi pour ça que je suis mourute de fatigue, parce qu’elle veut toujours jouer et que je ne sais pas lui dire non (à elle, parce que, à mon humaine, hahahahaha! Plus je dis non, plus elle me sollicite, tsébin. J’vois vraiment pas pourquoi je laisserais filer une telle occasion, avec croquettes à volonté!).

J’ai pas encore décidé à quelle heure je vais réveiller la madame demain matin. Pour l’instant, je reste royalement (ou plutôt impérialement) sur ma réserve, et je suis certaine que Tatie Fabi (j’ai appris que de jeunes hippies l’appellent comme ça), bref, je suis certaine que la Tatie Fabi est full-fru.

Ma tactique est parfaite: je parie ma souris rose à plumes et à gros nez que la tatie va se lever quand JE vais décider.

Tchèque-moi bin aller.

21 septembre

Cher journal,

Chépas trop comment t’expliquer, mais on dirait que la tatie-madame-whatever son nom, on dirait qu’elle commence à m’aimer. Elle me donne des croquettes super-délicieuses – pas les croquettes ordinaires, non, le genre full-umami – mais juste quand elle dit «Sissi!». Écoute ben, si ça prend rien que ça pour avoir ces croquettes-là, j’peux-tu te dire que j’accours? (Bon, accourir est un bien grand mot, disons que je me déplace dans sa presque-direction avec toute la nonchalante désinvolture de ma grâce aussi féline qu’impériale.) Après, faut aussi que j’fasse des finesses, des prrrrou pis toute, mais j’commence à trouver ça l’fun parce que chuis pas obligée.

J’fais c’que j’veux.

J’avais dit que j’serais la reine icitte. C’est exactement ce qui est en train de se passer. J’ai pris le meilleur fauteuil de la maison; ma souris rose à plumes et à gros nez m’est complètement soumise; j’ai trouvé le meilleur spot pour surveiller les oiseaux (qui ne perdent rien pour attendre), pis là, j’cours partout dans la maison comme une débile, juste pour montrer qui est la boss icitte.

I am the fucking queen.

Il est presque 20h…

Eva et Django montent la garde sur mon lit.

… et le concert des muezzins vient de se terminer.

J’ai entendu ça à Tanger, à Casa, à Fès, à Niamey, au Caire, mais je ne m’y habitue pas. «Comment? Encore une prière? Mais la dernière vient de finir!»

Évidemment, ce n’est pas le cas, les prières on lieu à des moments bien définis de la journée, essentiellement selon les «mouvements» du soleil. Mais l’hiver, quand les jours sont plus courts, les prières de l’après-midi, sauf erreur, sont en effet plus rapprochées.

En tout cas.

Ici, dans la médina de Marrakech, l’appel des muezzins atteint des sommets de cacophonie parce que chaque quartier a sa mosquée — de même que son hammam et son four à pain, ce qu’on considère ici comme les services essentiels. Chez nous, je dirais qu’il faut un Jean Coutu et une SAQ, mais c’est une autre histoire. Bref, je viens de compter grâce à Google Maps 17 mosquées dans un rayon de 1km autour de mon palais.

Je suppose que c’est comme ça que le «surround sound» a été découvert.

Ça commence par une voix, une seule, qui s’élève dans le silence tout relatif de la médina. On entend distinctement les premiers mots, «Aaaaaaaallahou akhbar»…. À mesure que les autres enchaînent (c’est comme les coqs: il en faut un pour commencer, puis tous les autres suivent), ça devient un magma de voix masculines plus ou moins mélodieuses répercutées par des haut-parleurs de qualités variables.

Ça ne dure pas une minute, puis ça s’estompe et le silence retombe, troublé seulement par la pétarade puante d’une moto, les pleurs d’un enfant, le son d’une sirène au loin.

Virus marocain

J’ai encore attrapé un rhume, le deuxième de ce voyage, et celui-ci m’a terrassée plus que le premier. Voilà deux jours que je me traîne lamentablement en crachant des bouts de poumons ici et là, ce qui explique sans doute que je me sois fait fourguer par un marchand particulièrement retors une couverture de coton alors que j’en voulais une en laine.

Me faire ça à moi! Madame Tissu en personne! Fallait que je sois vraiment malade.

Enfin. Mon avion décolle demain à 13h35, j’ai une très, très brève escale d’une heure à Paris et j’atterris à Montréal à 20h demain soir. C’est la première fois de ma vie que j’ai aussi hâte de rentrer chez moi.

M’en vais faire ma valise.

Et dormir avec les chats de la maison, qui me ronronnent dans les oreilles comme si on avait chassé les souris ensemble.

Un repas marocain

Aujourd’hui, repas chez la maman de Larbi. Je ne sais pas dire si c’était un dîner, un déjeuner ou un souper, tous vocabulaires confondus: nous avons mangé vers 16h, un tajine de poulet à tomber par terre, une profusion de préparations de légumes, avec du riz, du pain, en voulez-vous, en voilà.

La maman de Larbi nous avait reçus Pierre et moi en 2014, alors que nous revenions du Bénin, et j’avais souvenir des trésors qu’elle posait sur la table avec l’air de ne pas y penser.

Et encore là, comme dans le cas de ma chère Khadija, personne ne songe à la remercier, à la féliciter. Ça me tue.

Nous étions bien une dizaine, serrés autour de la table basse qui ne suffisait pas à contenir tous les plats. La mère, le frère et les deux soeurs de Larbi, plus évidemment sa compagne, Imane, avec sa mère à elle, et puis aussi Touria, une voisine avec laquelle Larbi et son ami Mehdi entretiennent une relation de moquerie absolument inconcevable dans mon pays, et encore quelques personnes dont je n’ai pas tout à fait compris qui elles étaient.

Larbi et Imane ont une petite fille de six mois, qui s’appelle Tidar (un nom berbère qui signifie «vie» ou «vivre») et qui est l’objet de toutes les attentions, le centre de toutes les conversations, comme de coutume quand un petit enfant arrive le premier dans une famille.

Elle est forte et belle et en paix, cette petite fille aimée au delà du dicible. Je suis contente qu’elle soit tombée dans cette famille bruyante, bruissante, probablement assommante parfois: elle ne se sentira jamais seule.

C’est du moins la grâce que je lui souhaite, moi, en tant que mortelle dénuée de tout pouvoir, et je sais que cela se réalisera par la force des choses.

Mais si j’étais une fée chargée de me pencher sur son berceau comme dans La Belle au Bois dormant et de lui attribuer des qualités, je lui souhaiterais surtout d’avoir une tête de mule. Il en faut, pour faire son chemin comme femme au Maroc. Je dis toujours qu’ici, si les hommes ne peuvent pas avoir une femme, ils ont un âne.

Alors ma petite Tidar, sois têtue.

Fonce, ou refuse d’avancer là où tu ne veux pas aller. Fais exactement ce que tu veux. Va, vis, voyage, explore et ose.

Ne te laisse jamais dire que tu n’es pas capable, ou apte, ou compétente.

Tu feras ça, j’espère, en mémoire de tes grand-mères.

Bonne vie, ma belle Tidar.

C’est tout droit!

«Pour te rendre à Jamaâ El Fna, c’est facile: tu vas par là, et puis c’est tout droit, toujours tout droit.»

C’est ce que m’a dit mon cher ami Larbi hier soir, quand il m’a laissée devant la porte du riad que j’occupe pratiquement seule.

Non que je tinsse (un imparfait du subjonctif, ici, juste pour le fun) à me rendre à tout prix à cette place mythique de Marrakech, mais il faut bien un but dans la vie.

Or, dans la médina, RIEN ne va «toujours tout droit». Je me suis donc évidemment perdue, ce qui m’a permis de passer par toutes sortes de quartiers d’artisans ou de marchands où j’étais souvent non seulement la seule femme, mais la seule personne occidentale. Pas de tourisme, ici, dans ces ruelles où les hommes marchandent les peaux de mouton, de chèvre, de chépasquoi, ou martèlent le cuivre et le laiton à grand bruit.

J’avais probablement dans la face ce sourire émerveillé et tranquille qui me permet de me faufiler presque partout. En fait, J’ÉTAIS émerveillée et tranquille.

Évidemment, je me suis fait aborder par un gentil jeune homme qui a prétendu me montrer la médina en toute amitié et qui l’a fait, non sans m’emmener chez un ou deux marchands de sa connaissance, qui lui versent une commission si j’achète quelque chose. Mais je n’achète jamais rien parce que je sais que ce sont des pièges à touristes. On peut tout de suite flairer l’affaire à entendre le vendeur débiter son texte par coeur, à voir la jeune fille prendre sa place automatiquement devant son métier à tisser, son moulin à noix d’argan, que sais-je. J’écoute tout, je les remercie poliment et je sors. Je devrais peut-être ne pas entrer? Je ne sais jamais comment agir dans ces cas-là.

Donc ce gentil jeune homme a fini par m’abandonner, bien sûr, mais non sans que je lui demande instamment de m’indiquer le supposé chemin pour sortir de ce labyrinthe. Excusez le cliché, mais c’est absolument de ça qu’il s’agit. Un labyrinthe, avec des tas de rues sans issue. Larbi m’a expliqué que le mot «derb» désigne toujours un endroit sans issue. Comment voulez-vous qu’on s’en sorte?

J’ai tout de même fini par aboutir sur la grand-place, où un cireur de chaussures m’a hélée. «Tu crois que c’est nécessaire?» ai-je dit en rigolant. Il m’a fait un signe entendu en désignant mes pieds fourbus. Genre: «J’pense que c’est évident!»

Vrai que mes chaussures avaient l’air du diable. «Combien demandes-tu?
– Ce que tu veux!
– Ce que je veux? Vraiment?
– Oui, ce que tu veux!
– Très bien, allons-y. Yallah!»

J’ai pensé que, pour dire ça, il devait vraiment être désespéré.

Son voisin l’a engueulé, probablement parce qu’il coupe les prix. Mais j’ai remarqué les béquilles couchées près de lui, et il avait un bon regard, et il a été hyper gentil, alors je lui ai donné, euh… je ne sais plus combien, mais j’espère que c’était plus que ce à quoi il s’attendait.

J’ai aussi acheté deux petits paquets de papiers-mouchoirs (parce que je suis de nouveau enrhumée, figurez-vous donc) à une jeune femme accompagnée de deux ou trois enfants, qui s’est aussi fait engueuler par d’autres femmes. Je ne saurai jamais pourquoi. J’aurais dû le lui demander.

Finalement, j’ai fait cirer mes chaussures en pure perte puisque, pour rentrer en mon palais, j’ai dû marcher dans un dédale de rues rendues boueuses par la pluie de la nuit dernière. Et si j’ai marché! Mon téléphone m’avait lâchée, je n’avais plus aucun repère… Je n’ai réussi à retrouver mon chemin que grâce à un monsieur à qui je l’ai demandé, et c’était bien la seule chose qu’on pouvait demander à cet homme qui, manifestement, n’avait rien mais qui était prêt à tout donner.

Le Maroc est comme ça.

Il m’a consciencieusement conduite à bon port avec une grande gentillesse. Nous avons échangé nos vocabulaires respectifs (ses dix mots de français, mes dix mots d’arabe), et je regrette seulement d’avoir eu à chercher dans mes poches les dirhams qu’il espérait, parce que j’aurais voulu lui épargner l’humiliation d’avoir à demander.

Je m’apprête à dormir, les deux chats de la maison ronronnent sur mon lit douillet, la nuit sera bonne.

Casablanca sans Bogart

Je suis arrivée à la gare routière de Casa après sept heures de route. J’aurais dû prendre des notes tandis que j’observais le paysage. À présent, tout se confond dans mes souvenirs. Des oliviers à perte de vue, sans doute. Des villages jetés ça et là à travers les collines, une douzaine de moutons faméliques qui trottinent sur le bas-côté du chemin, un âne bâté qui broute une herbe clairsemée, des détritus semés par le vent…

Ce bon Mustapha, un ami d’Essaïd, est venu m’accueillir à la gare. Nous avons pris le beau tramway tout neuf qui trace un grand X dans Casa, puis Essaïd nous a cueillis à l’avant-dernière station de la ligne.

Lui et sa famille habitent une maison de fonction tout à côté de l’école primaire dont il est directeur, dans un quartier en périphérie de la périphérie. C’est un secteur plutôt défavorisé, fait d’immeubles anonymes en béton qui ne sera pas blanc longtemps. Dans la rue d’à côté, des maraîchers venus de la campagne toute proche installent leurs charrettes remplies de fruits et de légumes auxquelles sont attelés des ânes placides. C’est un Casablanca qui ne fitte pas dans les films à grand déploiement, disons.

J’ai passé l’essentiel de ces deux jours avec Khadija, que j’aime d’amour, que j’admire et que je plains tout à la fois.

Elle s’affaire du matin au soir à la cuisine, que n’éclaire qu’une seule ampoule pendue au bout d’un fil et où règne un indescriptible fouillis. Le plan de travail est encombré de mille choses, si bien qu’il ne lui reste plus qu’un petit coin pour cuisiner.

Dans cet espace exigu, elle vous abaisse en dix secondes, avec un rouleau minuscule, quatre pâtes à pizza parfaitement circulaires d’un diamètre parfaitement égal, puis répartit là-dessus des ingrédients qu’elle semble tirer de sa manche, mesurés au gramme près. Elle enfourne les pizzas une à une (pas de place pour deux dans ce petit four posé sur le comptoir), les sort et les pose sur la table elle aussi chargée de mille choses; elle glace un gâteau, prépare le thé, mixe la soupe, se perche sur une chaise pour atteindre son plateau à thé des grands jours, va quérir ailleurs la jolie soupière de faïence et les bols assortis qui ne servent que rarement eux aussi…

Je suis à la fois gênée et touchée de la voir déployer tous ces efforts. J’insiste pour l’aider mais je finis immanquablement par lui nuire plus qu’autre chose. Jamais je ne me suis sentie aussi empotée dans une cuisine! Je persiste tout de même, et je résiste à l’envie de houspiller son mari et ses enfants, qui restent tranquillement au salon, les yeux fixés sur leurs écrans, qui ne lèvent jamais le petit doigt pour lui rendre service et qui ne lui disent jamais merci.

Khadija a aussi sorti pour moi son français qui ne sert jamais, et, grâce à son infinie patience, nous avons pu converser, et même parler de choses sérieuses. Son amie qui se meurt d’un cancer, son fils aîné qui fume du shit et fait des colères telles que chaque porte de la maison est trouée par un coup de poing et qu’elle cache ses couteaux de cuisine…

Quand elle a fini de nourrir sa nichée, il faut encore préparer la soupe des chiens, essentiellement des pattes et des cous de poulet qu’elle met à bouillir et qu’elle répartit aux quatre coins de la cour. L’un de ces chiens est tellement mauvais et vicieux qu’il serait bien capable d’égorger les trois autres s’ils s’approchaient de son écuelle. C’est le gardien de nuit. Je plains le vandale qui tombera sur sa gueule.

Les autres sont une chienne de type vaguement berger allemand, bien douce et soumise, et deux bêtes issues d’une fornication entre un caniche et un Jack Russel qui m’ont paru aussi difformes que crétines.

J’ai visité quelques classes en compagnie d’Essaïd, probablement le directeur d’école le plus aimé de toute la planète. Cet homme sérieux et réservé est la bonté même. Les enfants le sentent bien, et le climat qui règne dans ces murs fait vraiment plaisir à voir.

J’ai donc quitté Khadija ce midi, nous nous sommes embrassées mille fois, les yeux pleins d’eau, tandis qu’Essaïd m’attendait pour m’emmener à la gare. J’ai trouvé le moyen d’oublier mon téléphone et ma tablette sur l’un des divans du salon, si bien qu’Essaïd a dû rebrousser chemin. Ça m’a donné l’occasion de serrer Khadija encore une fois dans mes bras et de nous mettre en retard.

À la gare, j’ai dû couper la file d’une cinquantaine de personnes pour acheter mon billet à temps, non sans demander la permission et pardon à la personne devant qui je me suis faufilée. On a eu juste le temps de se rendre du bon côté de la voie, au revoir, merci pour tout, on s’appelle…

Dans le train, il faisait chaud, j’ai sommeillé un peu. J’aurais dû prendre des notes tandis que j’observais le paysage. À présent, tout se confond dans mes souvenirs. Des oliviers, certes. Des villages de torchis semés ça et là à travers des collines désertiques, des moutons pelés, des détritus envolés…