L’argent

Pour vrai, je pourrais écrire un chapitre entier sur l’argent dans chaque pays que je visite. Hors euros ou dollars, évidemment. J’en ai déjà quelques-uns à mon actif, en voici un autre.

Ici, comme au Bénin, en Égypte, en Haïti (comme dans tous les pays où l’argent est dur à gagner, finalement), payer en coupures de plus de 20 (quelle que soit la devise) est toujours un défi — en fait, presque une insulte. La petite marchande à qui tu tends 10 soles pour payer trois pains à 50 centavos chacun te regarde d’un air alarmé, sort à regret de sous ses jupes un sac plastique rempli de pièces qu’elle te compte une à une, et tu sais que tu viens de compliquer singulièrement sa journée.

En un mot comme en cent, ça ne se fait pas.

Alors on finit par avoir ce souci constant de garder assez de monnaie dans ses poches pour ne pas embêter les petits commerçants et, partant, par exploiter bassement les occasions où, YESSSS! on peut changer un billet de 100, genre au supermarché, dans une pharmacie ou dans un resto très fréquenté.

Donc, l’argent, qu’on en ait ou pas, devient un sujet de préoccupation quotidien.

À Lima, un peu moins. Mais à Caraz?

Il y a ici deux guichets automatiques, l’un du Banco de la Nación, l’autre du Banco de Credito Peruano (BCP). Dans les deux cas, la sympathique machine ne te permet de retirer que 400 soles (160$) à la fois et te prend 5$ de frais au passage. Bon, c’est la vie, on ne va pas en faire un fromage. Et on peut quand même faire un peu de millage avec 160$.

Là où ça devient chiant, c’est quand tu te rends compte que BCP ne te permet qu’un retrait par mois (HEILLE! C’est mon argent!).

Donc tu te tournes vers l’aimable Banco de la Nación, ce que j’ai fait sans problème la semaine dernière et que j’ai décidé de faire aujourd’hui (pas comme si j’avais vraiment eu le choix, mais bon).

On est samedi 23 décembre, il me reste 50 soles (20$), je m’en vais le 26 passer trois jours à Huaraz, il me faut du fric. Je glisse allègrement ma MasterCard World Elite dans la machine. Je tape mon code. Ça cliquète, ça tourne, ça hoquète, ça gronde… Réponse: «Tu tarjeta es invalida.»

OK, d’acc, on m’avait prévenue: au Pérou, on aime mieux Visa. Pas grave, je vais reprendre ma carte et on n’en parle plus.

Mais la machine refuse de me rendre ma carte. Elle l’a avalée, GLOUP!

J’appuie sur quelques boutons (cancelar, borrar)…

Nada.

Derrière moi, une petite file s’était créée, six ou huit personnes. «La máquina se comó mi tarjeta!», ai-je déclaré en me retournant, pour expliquer le temps que je mettais à me dépatouiller, sans savoir si je devais rire ou pleurer. Il y a eu un petit mouvement inquiet, un léger flottement, puis un jeune homme s’est avancé et a bravement inséré sa carte, pour voir. Victoire! Tout fonctionnait pour lui (et donc tout allait fonctionner pour les autres). Sous des regards désolés et des sourires compatissants, tout en faisant signe à tous que ma vie n’était pas en danger, j’ai noté le numéro d’urgence affiché au-dessus du guichet. Appelé dix fois, vingt fois. Rien à faire: «El número que marcó se encuentra ocupado.»

Bueno.

J’ai songé à appeler un collègue au secours, mais à quoi bon? Qu’aurait-il pu faire? Lentement, je me suis dirigée vers la place en évaluant mes options et en imaginant ma petite MasterCard noire perdue dans le ventre de cette affreuse machine. J’ai eu tout à coup l’immense envie d’une bière fraîche. Presque en face de la banque, il y a un petit hôtel, L’Oasis. Et juste au-dessous de l’enseigne, un écriteau, que j’ai vraiment aperçu par hasard: Agencia Banco de la Nación (celle-là même dont la machine venait d’avaler ma carte).

Sans trop d’espoir autre que celui d’une Cusqueña bien fraîche, je suis entrée. Une dame m’a accueillie, à qui j’ai expliqué que je venais de voir qu’elle avait cette agence de la banque, dont la machine venait de me confisquer ma carte, et que peut-être… ?

Elle n’a fait ni une ni deux. Elle a téléphoné à la señora Monica, son contact à la Banque, à qui elle a dit (tout en me donnant un petit coup d’épaule complice) quelques mentiras piadosas pour la faire bouger. Monica a dit qu’elle appellerait son chef et qu’elle rappellerait. Au bout d’une heure (et, oui, d’une Cusqueña bien fraîche), elle a atterri à L’Oasis comme une déesse et m’a remis ma carte en mains propres.

Je n’en reviens toujours pas.

La dame de L’Oasis s’appelle Dora. Adorable Dora, muchas gracias!

Je pense bien aller goûter son picante de cuy demain soir, une petite folie de veille de Noël. Porqué nó?

Vendredi soir au terminus

Au terminus de Movil, le service d’autocars qui m’emmène cette nuit à Caraz, règne en ce vendredi soir une indicible folie. Concert assourdissant de klaxons sur le boulevard à quatre voies où les taxis se disputent la chaussée avec des automobilistes qui, tous, semblent croire qu’ils sont les seuls à savoir conduire. Enfants qui courent, qui crient, qui jouent, qui pleurent. Appels de passagers retardataires, moteurs des bus qui tournent au ralenti dans une puanteur de diesel. Les hôtesses de Movil, tirées à quatre épingles dans leur uniforme rouge et gris, chaussées de cuir verni rouge aux talons aussi vertigineux que ridicules. Parents qui disent au revoir à leurs enfants. Couples d’amoureux qui s’embrassent longuement. Un type qui s’autoportraiture avec sa perche à selfie. Odeurs de nourriture qui émanent des petits stands de rue (tamales, riz frit, hamburgesas nappées de mayonnaise et servies avec les frites dans le pain, ou salchipapa, version péruvienne de la poutine, agrémentée de tronçons de saucisses à hot-dogs). La télé qui diffuse une autre de ces absurdes telenovelas criardes et mal jouées.

On annonce un énième départ pour Ayacucho. Je serais bien en peine de dire où ça se trouve. Movil n’a pas encore la gentillesse de fournir un accès internet à ses passagers en attente.

J’ai encore une grosse heure et demie à tuer parce que Mauricio, proprio avec sa femme, Ana, du gîte où je logeais, m’a exhortée à partir dès 20h pour me rendre à la gare de Movil — la circulation, selon lui, risquait d’être démente. Elle l’était, en vérité, mais il n’a fallu que 20 minutes à mon chauffeur pour m’emmener à bon port. Je lui ai laissé 2,5 soles de pourboire, il m’a gentiment fait la bise comme il aurait fait à sa grande soeur.

Ils sont sweet, les Péruviens, même à Lima.

La pile de mon iPad se meurt. La mienne, interne, aussi. Vivement le confort moelleux de mon siège no 32, et la nuit à me laisser bercer par le roulement du car dans les montagnes.

Julien

Julien est l’un des deux chauffeurs d’Oxfam. Il est d’une courtoisie et d’une gentillesse toutes béninoises, d’une patience et d’un calme absolument inébranlables.

L’autre jour, je ne sais plus où nous allions, mais j’étais en retard, je m’étais dépêchée et, comme d’habitude, je suais comme une invention. Comme d’habitude, j’ai dit que je voulais mourir (c’est mon petit côté Phèdre, que voulez-vous).

«Madame! s’exclame Julien. Ne dites pas ça! Si vous mourez, je serai trop triste!
– Mais non, voyons, ce serait chouette de mourir ici, mes funérailles au moins seraient joyeuses, pas comme chez nous, où c’est sinistre et où tout le monde pleure!
– Ah, mais moi j’ai perdu ma maman et je pleure encore…
– Oh, pardon… Quand l’as-tu perdue?
– Il y a un mois.»

Silence. Puis: «Quel âge avait-elle?
– 98 ans.»

Autre silence. Souvent, ici, on appelle «maman» toute femme un peu plus vieille que soi, ou toute femme qui nous a élevé, qu’elle soit grande soeur, tante, voisine ou grand-mère.

Ici, je penche pour la grand-mère mais, comme dans le cas de tous les Béninois que j’ai rencontrés jusqu’à maintenant, je suis incapable de deviner l’âge de Julien: il peut avoir entre 25 et 40 ans, il pourrait même avoir mon âge. Soyons diplomate.

«Ah? Alors elle a eu une belle et longue vie…
– Oui, oui, tout à fait.
– Mais si elle avait 98 ans, quel âge as-tu donc?
– J’ai 40 ans. Je suis le plus jeune de ses enfants, c’est pour ça que je l’aimais tant.»

Nouveau silence. Je suis nulle en calcul, mais 98 moins 40, ça fait toujours 58.

Bon, j’ai déduit depuis un moment que la notion d’âge, ici, est toute relative – en fait, généralement, bien des gens ne comprennent même pas la question quand on leur demande leur âge tellement la chose paraît superfétatoire. Mais Julien a de l’instruction, ça s’entend parce qu’il parle un excellent français, et il me voit très bien, du coin de l’oeil, faire le calcul dans ma tête. Il ajoute donc: «Elle s’est mariée tard…»

Je veux bien, mais une grossesse à 58 ans?

«Elle a donc été comme Sarah, la femme d’Abraham? (Je montre ici ma connaissance de la Bible, moi la mécréante, et vous saurez désormais que c’est toujours utile.)
– Voiiiiiilà! (Julien dit «voiiiiiilà» chaque fois qu’il approuve ce qu’on dit, c’est comme ça au Bénin.)
– Combien d’enfants êtes-vous?
– Neuf.»

Avant-hier, Pierre et moi sommes allés manger avec Julien, et c’est là que nous avons appris que son papa, en fait, avait eu quatre femmes (la première étant la maman de Julien). En tout, il leur a fait quelque chose comme 40 enfants, et tout ce beau monde vit dans le même carré, c’est-à-dire dans plusieurs habitations construites sur la même parcelle de terrain (ce qui est quand même assez rare puisque la plupart des hommes polygames ne font pas cohabiter leurs femmes).

Bref, nous sommes encore invités à des funérailles, celles de la maman de Julien, quelque part dans le bout de Lokossa, le 23 novembre. Tout le monde sera là – les épouses, les enfants, leurs enfants, les amis, les amis des amis, les cousins, oncles, tantes, neveux, nièces, voisins. Comment refuser?